Publié le Mercredi 8 avril 2015 à 12h07.

Éléments d’analyse des mouvements enseignants dans le 93 (février-mars 2015)

1. Le contexte

Les établissements de Seine St Denis (93) sont globalement mieux dotés que les autres départements, du moins sur le papier. Cela correspond à une réalité sociale du département (pauvreté, chômage massif, logement précaires ou insalubres, immigration et ses conséquences racistes – contrôles d’identité, etc.). Ainsi, l’éducation prioritaire y est plus développée.

De plus, le département a une identité militante. Le « mouvement de 1998 » des enseignants est souvent rappelé. A l’issue de cette mobilisation, les enseignants avaient gagné des dotations supplémentaires.

Enfin, la Seine St-Denis est souvent le premier poste des jeunes enseignants. Ainsi la moyenne d’âge est plus jeune que sur d’autres départements. De nombreux enseignants se souviennent encore de leurs années universitaires (et parfois des luttes qu’ils ont connues).

Les politiques du ministère de l’éducation nationale, les réformes des différents gouvernements, en œuvre depuis, au moins, 2007 ont eu comme principal objectif de réduire le « coût » que représente l’éducation nationale (derrière un habillage parfois pédagogique, souvent démagogique). C’est assez logiquement que ces politiques se sont attaquées aux excès de dotations (nombre d’enseignants, heures de cours, etc.) de la Seine St-Denis (et ailleurs). La nouvelle carte de l’éducation prioritaire, proposée en décembre 2014, a coupé des moyens sur les établissements des quartiers difficiles (avec la suppression des différents labels ZEP, la sortie de l’ensemble des lycées et la redéfinition de la carte autour de deux labels REP et REP+).

Sans faire un bilan exhaustif de ces attaques, on ne peut constater que dans l’académie de Créteil (qui regroupe les départements du 93, 94 et 77), il y a 5000 élèves en plus au lycée depuis 2011 et 677 enseignants en moins (toujours en lycée). En conséquence, les établissements du 93 se sont mobilisés tous les ans depuis 2009, en février-mars, au moment des annonces des suppressions de postes (la dotation horaire globale, DHG).

2. Développement de la grève au lycée Le Corbusier (Aubervilliers)

Dans ce contexte de suppressions de poste, le Lycée Le Corbusier (Aubervilliers) apparaît comme un cas particulier. La volonté de la direction et des enseignants est d’arriver à diminuer le nombre d’élèves par classe. Grâce a un jeu de taquin, nous mettons en place des classes de seconde à 19 élèves et presqu’aucune classe de première et terminale au delà de 24 élèves (uniquement une classe de première S et une classe de terminale S à 35 élèves chacune). Ce dispositif, allié à une volonté importante des enseignantes a eu comme conséquence une ambiance scolaire pacifiée ; de nombreux ateliers culturels et artistiques et un taux de réussite au baccalauréat de 90% en juin 2014.

La DHG du lycée Le Corbusier annonçait globalement la fermeture de deux classes à nombre d’élèves constants (en fait : ouverture d’une classe de seconde et fermeture de trois classes en première et terminale). En conséquence le nombre d’élève par classe aurait dépassé le seuil de 24 élèves que nous nous étions fixé. Réunis en assemblée générale, les enseignants (une trentaine sur 140) ont voté la grève pour le 4 février – au lendemain d’une journée de grève nationale, appelée par la FSU, dans laquelle les collègues ne voulaient pas s’engager, de peur d’être « noyés » dans les revendications. La discussion a rapidement porté sur la nécessité du blocage du lycée pour massifier la mobilisation. Ce que nous avons fait.

Le 4 février, grâce au blocage, donc l’absence d’élèves dans l’établissement, nous a permis de réussir une première AG à 70 enseignants, où nous avons reconduit la grève et le blocage. Les parents d’élèves élus (FCPE) nous ont clairement soutenus dans notre démarche, de même qu’une trentaine d’élèves mobilisés, sans pour autant que cela débouche sur des AG de parents ou d’élèves. Cette grève avec blocage a durée dix jours (jusqu’aux vacances d’hiver), reconduite chaque matin en assemblée générale. Notre mot d’ordre central était « 24 élèves par classe maximum » et les moyens en conséquence. L’objectif était d’avoir un mot d’ordre unifiant, qui dépasse les revendications précises de notre établissement.

Nous avons mis en place une pétition, qui a recueillie plus de 2000 signatures. Conscient de notre isolement, nous avons travaillé à l’extension de la grève. D’une part en médiatisant notre grève. Nous avons créé une page facebook et réussi à avoir des articles dans Le Parisien, L'Humanité, Le Monde et Lutte ouvrière ; une interview sur France Bleue, deux émissions sur France Inter (un temps de Pauchon), une émission sur Fréquence Paris Pluriel et un reportage sur i-télé. Des collègues étaient chargés de faire un communiqué de presse quotidien. D’autre part, nous avons contacté les autres établissements dans la ville et au delà. Notre implantation syndicale (le SNES et la CGT) nous a donné un réseau large. Force est de constater que cette tentative est restée sans suite sur la durée de la grève, mais a eu des conséquences après les vacances d’hiver.

Tous les soirs, nous envoyions un mail à l’ensemble des personnels sur le bilan de la journée et pour commencer à dresser des perspectives pour le lendemain. Ce mail était également diffusé par facebook.

Par ailleurs, dès le premier jour de grève, nous avons entamé des discussions avec le chef d’établissement sur le paiement des jours de grève. Pour nous, cette discussion devait se placer localement, nous seulement c’est à ce niveau que sont constaté les grévistes mais surtout, c’est là que nous avions le rapport de force le plus avantageux (le blocage entraine l’impossibilité pour le chef de constater qui est gréviste ou non). 

Cette lutte nous a permis de gagner le maintien d’une classe (sur les deux supprimées – pour être précis un ajout de 24h dans la DHG). Grâce au même jeu de taquin, nous n’aurons qu’une seule classe à plus de 24 élèves en 2015-2016 (et même, dans cette classe, de nombreux dédoublements). Ce n’est pas une victoire totale, mais dans la période, toute victoire partielle apparaît comme un élément durement arraché au ministère.

3. La « reprise » de la grève dans les collèges d’Aubervilliers (et alentour)

Le vendredi 13 février (la veille des vacances scolaires), le collège Rosa Luxembourg, à Aubervilliers, débrayait suite à un coup de pression de la direction contre des collègues qui avaient animé une HIS sur les DHG. 

Une coordination improvisée sur les autres établissements de la ville a entrainé une première journée de grève, à la rentrée des vacances, le jeudi 5 mars. Cette journée a été globalement suivie dans les collèges d’Aubervilliers (de 30% à 64% de grévistes). A La Courneuve, le collège Jean Vilar se met en grève reconductible avec blocage par les parents d’élèves. Une première AG a lieu avec une cinquantaine de collègues, représentant six établissements.  La force de cette mobilisation est d’arriver à des revendications globales pour tous les établissements de la ville, à savoir 1500 heures pour les collèges de la ville (soit la création de 90 postes), dont 300 heures par collège (pour réduire les effectifs à 18 élèves par classe), ce qui implique des recrutements des personnels d’établissement nécessaire au bon fonctionnement des établissements), plus 2 surveillants par bahut, et des ATTE (les agents d'entretien, dont le CG -PS- prévoit de supprimer des postes alors que les sous effectifs sont déjà criants)

 Une dynamique s’engage, avec un appel à la grève pour le jeudi 12 mars et une manifestation à Aubervilliers le samedi 14 mars. La grève du 12 s’élargit à des établissements des communes alentour (cinq collèges et un lycée à Aubervilliers, deux collèges et un lycée à Bobigny, un collège à Montreuil, un collège à La Courneuve, trois collèges et un lycée à Saint Denis et un collège à Aulnay).  La limite de cette mobilisation est qu’elle se centre sur  Aubervilliers-Pantin-Bobigny (le centre du département) ; mais qu’elle n’arrive pas à s’étendre significativement sur les deux autres « pôles » traditionnels de mobilisation de Seine Saint-Denis (les villes de Saint-Denis, à l’ouest et Montreuil, à l’est). Et même à Aubervilliers, la mobilisation n’en est pas à la reconduction de la grève et certainement pas au blocage (nettement plus difficile en collège – par rapport au lycée – sans le soutien actif des parents d’élèves). Dans ce cadre, l’attitude des syndicats, notamment du SNES 93, est un soutien bienveillant à la lutte, mais sans plus : soutien aux AG et aux grévistes, mais pas de tentative centralisée d’extension de cette mobilisation.

 

Les 5 et 12 mars, les grévistes se rassemblent devant la direction des services départementaux de l'éducation nationale (DSDEN, anciennement nommée inspection académique), responsable des dotations en collège. L’AG du 12 mars dresse les perspectives suivantes : journée « école déserte » à Aubervilliers (soutenu par les parents d’élèves de la FCPE) et rassemblement à un meeting du PS avec Najat Vallaud-Belkacem le mardi 17 mars. L’AG appelle à une nouvelle grève le mardi 24 mars. La journée du 17 mars est une réussite sur l’ensemble des collèges de la ville ; de même que l’interpellation de la ministre par 80 à 100 collègues (dans un meeting qui compte 350 personnes au total). Cela porte ses fruits : un rendez-vous est accordé le mardi 24 au ministère et un article dans Le Parisien et une émission sur France Inter (cette émission a été faite pendant la manif à Auber le 14 mars). Le samedi 21 mars, une manifestation de 150 personnes est organisée à Bobigny. Des occupations des collèges de Rosa Luxembourg et Diderot à Aubervilliers se font dans la nuit du 23 au 24 mars. 

Le mardi 24 mars, la grève est a nouveau suivi par de fortes minorités sur les bahuts d'Aubervilliers (de 30 à 50 %). L'AG de ville discute d'un départ en reconductible à partir de la semaine suivante, les collègues ayant conscience de la nécessité de durcir le mouvement. Les représentants d'Aubervilliers porteront cette perspective dans l'AG départementale du soir. La manifestation rassemble 250 personnels et enseignants, issus de 28 établissements du département. L'hypocrisie du gouvernement est clairement pointée dans le cortège. Une délégation est reçue par un conseiller de la ministre qui confirme le mépris du gouvernement : « Pas un euro de plus ne sera dépensé pour l'éducation dans le 93. Attendez que les réformes se mettent en place et la situation s'améliorera d'ici 2017 ! » L'AG qui suit rassemble 55 collègues de 18 bahuts. La très grande hétérogénéité des niveaux de mobilisation ne permet pas de tracer des perspectives communes autres qu'une nouvelle AG le jeudi 2 pour faire le point sur les premiers départs en reconductible et la possibilité d'extension. Cette situation pèse en retour sur le moral des collègues les plus mobilisés et prêts à partir en reconductible car la question qui se pose est de savoir si, avec les forces limités en présences, un possibilité existe de construire une mobilisation suffisamment solide pour gagner quelque chose.  

Il faut maintenant essayer de jouer la chance jusqu'au bout et tenter de  partir en grève reconductible, dans la première semaine d’avril, avec l’espoir d’étendre aux autres « pôles » de Seine St Denis, de manière à avoir une mobilisation de tout le 93.

4. Un troisième acte possible : utiliser le 9 avril pour étendre la grève

Une partie de cette histoire reste à écrire. Autour du 1er avril, les écoles de Seine St Denis recevront les suppressions de classes (la carte scolaire) prévue pour 2015-2016. Il est possible qu’une mobilisation parte de là et fasse jonction entre les écoles (1er degré) et les collèges et lycées (2nd degré).

On peut espérer que la grogne gagne d’autres départements (notamment les Hauts-de-Seine) et tabler sur une extension régionale de la grève, autour de mots d’ordre chiffrés : pas une classe à plus de 18 en collège et pas une classe à plus de 24 en lycée.

Dans cette optique, la grève et manifestation du 9 avril peut être un moment fédérateur à partir duquel la mobilisation s’étend. Cela signifie que nous arrivons à constituer un cortège dynamique des établissements en lutte lors de cette manifestation, suivie d’une assemblée de la région parisienne pour tabler sur une extension nationale.

Raphaël Greggan