Publié le Dimanche 6 mars 2016 à 10h06.

« De journaliste, je deviens aussi activiste. L’information se transforme en action »

Entretien. Nous avons profité de la présentation à Bordeaux en avant-première de son film Merci patron ! pour rencontrer François Ruffin, journaliste-activiste. Nous avons échangé autour de la situation sociale, de Fakir, son journal et bien entendu de son film…

Tu vis dans la région d’Amiens, un lieu hautement symbolique de la lutte des classes, mais dans le mauvais sens du terme...

C’est sûr que vivre à Amiens, tu n’as pas le même regard sur la société que lorsque tu habites à Paris, comme presque tous les journalistes, dans une capitale gentrifiée d’où les usines ont complètement disparu et où les classes populaires sont marginalisées. Forcément tu es au contact d’autres personnes, et quand je vais au Bistro du Parc juste à côté de chez moi, les clients sont pas graphistes. C’est pour ça que, malgré mes contrats à France Inter pour l’émission Là-bas si j’y suis, j’ai toujours fait de mon mieux pour rester à Amiens, pour maintenir cet ancrage social.

Cela dit, la réalité de cette ville, c’est aussi que par exemple les Goodyear n’en sont pas au cœur. La zone industrielle est éloignée de quelques kilomètres du centre-ville, la plupart des habitants n’y mettent jamais les pieds, et inversement : la très large majorité des Goodyear habitent dans les campagnes environnantes, dans un périmètre de trente kilomètres, campagnes qui sont devenues le refuge des classes populaires, à cause des hausses de l’immobilier dans les métropoles. Et je pense qu’on a loupé ça sur les Goodyear : la jonction des ouvriers de la zone et de la petite bourgeoisie du centre-ville. Avec des torts partagés. J’en ai causé avec Mickaël Wamen, le leader de la CGT-Goodyear, et pour parler un peu cyniquement, leur condamnation nous offre une seconde chance...

Et c’est aussi à Amiens que le journal Fakir est né...

Il y a seize ans. Au départ, c’était sur la délocalisation de Yoplait, pour critiquer le journal municipal qui n’avait même pas écrit une ligne dessus. Et puis les délocalisations ont suivi, et se ressemblent : Whirlpool par exemple. Là, j’ai étudié le dossier à fond, le marché du lave-linge en Europe, les causes du transfert vers la Slovaquie... Et puis les papiers peints Abélia, les climatiseurs Magnetti-Marelli, les composants électroniques Honeywell, même les Chips Flodor sont partis ! Quand on perd même les patates en Picardie... Dans cette mondialisation, je suis en première ligne, sur un excellent poste d’observation.

Je ne crois pas être « ouvriériste » au sens où, pour moi, les ouvriers ne portent pas seuls l’avenir de l’humanité. En revanche, je trouve inacceptable qu’on puisse depuis trente ans en mettre plein dans la gueule des ouvriers, sans réaction forte des médias, des élus, des partis, même bien à gauche. Et pourquoi, cette relative indifférence ? Parce que dans les médias, parmi les élus, les partis, même bien à gauche, les ouvriers sont quasi absents, ne sont pas représentés.

Cette violence sociale, en général, les gens la retournent contre eux-mêmes, avec l’alcoolisme, la dépression, le suicide… Cette classe sociale est trop gentille : contrairement aux agriculteurs, il n’y  a presque eu aucune manifestation de colère, seulement quelques ordinateurs cassés par les Continental en 2009 à la sous-préfecture de Compiègne, et deux cadres qui se font tirer l’oreille chez Good-year. Et il faudrait les punir pour ça ?

Enfin, Fakir ne cause pas que de ça. Il y a un glissement  dans ma démarche que je perçois bien : de journaliste, je deviens aussi activiste. L’information se transforme en action. Et je sais pourquoi : je veux dire, on peut révéler des scandales ou des saloperies, mais derrière, rien ne bouge. Alors, du coup, pour se sentir utile, on est condamné à avoir un genre de « Service après informations ».

Par exemple, dans un accident du travail sur un chantier d’insertion à Amiens, un gamin de dix-neuf ans qui meurt écrasé par trois tonnes de pierres. J’ai d’abord mené l’enquête, révélé l’absence criante de mesure de sécurité, les négligences en série, des jeunes qui étaient envoyés au casse-pipe. Mais la justice s’en foutait. Elle faisait tout pour enterrer le dossier. Donc, il a fallu mener une seconde enquête : pourquoi la justice fait-elle obstacle à la justice, en pointant le rôle du procureur, en le harcelant, en l’interrogeant ? On a fait des manifs, posé une plaque sur le lieu du drame, cherché un avocat, etc.

Un article, en soi, ne change pas grand-chose. Surtout dans un petit média. Donc, il faut se transformer en militant, et transformer nos lecteurs de même, les inviter à agir au-delà de nous lire.

Comme avec ton film Merci patron !, qui est un appel à l’action, à l’expropriation des riches ?

Je ne suis pas un homme de programme. Bien sûr qu’il y a la révolte contre ces fortunes (l’an dernier, Bernard Arnault a gagné 463 000 années de salaire de ses couturières, et ce sont elles, nous dit-on, qui ne sont pas « compétitives »).

Mais surtout, je voulais redonner de la joie aux gens. La France est morose, et plus on est à gauche, plus on est morose. On a même l’impression que c’est une obligation du militant, être chiant, que s’il rit, s’il sourit, au vu de la situation mondiale et tout le tralala, il sort de son rôle. Alors moi, j’ai envie de donner du jus, car on en a besoin pour la bataille. Et je suis fier d’avoir fait un film qui fonctionne, des intellos au populo, qui puisse rassembler, que derrière la tranche de rigolade, les gens aient envie de se bouger le cul.

Parce qu’un programme, bon, la gauche sait en pondre de très beaux, mais la question, c’est quelles masses, quelles forces on met en mouvement ?

Et comment met-on cela en mouvement ?

Si j’avais la recette miracle… mais j’ai quand même quelques idées. En une semaine j’ai assisté à quatre manifestations : une contre la condamnation des Goodyear, une des enseignants contre la réforme du collège, une contre Notre-Dame-des-Landes, et une dernière contre l’état d’urgence… C’est du n’importe quoi. Je ne vois pas comment, chacun de son côté, on peut arriver à faire peur à l’oligarchie. Il faut se rassembler, le mouvement ouvrier et écologiste : c’est comme un moteur, il faut le mélange d’ingrédients différents pour que ça explose.

Et puis il y a la nécessaire jonction entre intellos (profs) et ouvriers, dont les destins sociaux se sont séparés, un divorce qui date des années 1980, avec le chômage qui frappent quatre fois plus les ouvriers. Conséquence aujourd’hui, ce ne sont plus les mêmes votes : 51 % des ouvriers ont voté FN. C’est une réalité dramatique, comment on s’y affronte ?

On est tous des travailleurs, certes, mais on ne subit pas tous la mondialisation, la crise de la même façon. Pour moi, les intellos doivent se sortir de l’entre-soi social : il faut aller vers des gens qui ne nous ressemblent pas, car sans ça, on n’y arrivera pas. Dans mon idéal, j’aimerais carrément qu’on dise : « Goodyear-Notre-Dame-des-Landes, même combat ! », que les deux causes se joignent contre l’oligarchie.

En réponse au chômage et à l’injustice, une de tes solutions est le « protectionnisme »...

Oui, c’est pour moi une condition nécessaire mais insuffisante. Tout rapport de forces s’évapore en économie ouverte. C’est donc le moyen le plus immédiat pour réguler le commerce, une urgence que réclament les classes populaires depuis trente ans... Mais bon, je vais pas aborder cela en cinq lignes ici, alors que je sais que cette idée n’est pas partagée par le NPA. Si vous voulez un débat, je suis là !

Propos recueillis par Philippe Poutou