Publié le Lundi 9 mars 2020 à 08h49.

Privé : la grève impossible ?

La question de l’extension de la grève et en particulier au secteur privé, a été au centre des préoccupations de nombreux/euses militantEs dans ce mouvement des retraites. Tout le monde à bien senti un frémissement mais qui ne s’est, pour l’instant, pas concrétisé.

Pour se donner les moyens de dépasser ce blocage, nous devons réinterroger la concordance entre les formes de mobilisation et l’état du prolétariat du XXIe siècle. Voici quelques éléments d’observation à la lumière des dernières semaines…

 

Bataille des retraites : déplacer le curseur de la répartition des richesses

En s’attaquant à ce pan central du salaire socialisé qu’est la branche retraite de la Sécurité Sociale, la bourgeoisie – patronat et gouvernement – a pour objectif de faire basculer ces milliards de cotisations dans les mains des capitalistes. Et après les retraites, ce sont les autres branches de la Sécu qui sont en ligne de mire : l’assurance chômage et l’assurance maladie.

Il s’agit de maintenir voire d’augmenter le taux de profit en baissant drastiquement le coût du capital variable, la main d’œuvre, en réduisant à son minimum vital la partie socialisée et en la plaçant sous le contrôle total de l’État. S’ils réussissent, le curseur de la répartition des richesses sera considérablement déplacé en faveur du capital.

Pour eux comme pour nous, l’enjeu est donc majeur et l’âpreté du bras de fer engagé en est la preuve. Puisqu’il s’agit d’un affrontement déterminant entre capital et travail, le combat ne peut se gagner en restant circonscrit dans les espaces partiellement extraits du domaine marchand que sont les services publics. Il ne peut se dénouer que là où l’on peut faire plier le patronat, c’est-à-dire là où se produisent, pour l’essentiel, les richesses : dans les entreprises privées.

 

La grève est-elle toujours l’arme des travailleurs/euses ?

Pour les militantEs d’aujourd’hui, la grève modèle est celle de 1936 ou de 1968, massive, avec occupations des usines. C’est celle qui permet des avancées majeures mais qui correspond à un contexte très particulier de l’organisation du travail et de la structuration du mouvement ouvrier. L’échec des insurrections du XIXe siècle, la répression violente, puis l’accroissement et la concentration de la classe ouvrière, débouchent sur un modèle de grève générale dont l’efficacité est certaine mais dont la réalisation est pour le moins complexe.

La précarité, la sous-traitance, la destruction des grandes concentrations ouvrières, la concurrence internationale plus forte, les modifications profondes de l’organisation du travail… nous placent aujourd’hui dans une configuration très différente de 1936 ou de 1968. Les organisations du mouvement ouvrier, syndicales en particulier, ont toutes les difficultés à intégrer ces changements parce qu’elles sont elles-mêmes touchées par ces évolutions (disparition des collectifs militants, des lieux de solidarités…), par une intégration et une bureaucratisation amplifiées et parce que la bourgeoisie, tirant les bilans des affrontements précédents, à un temps d’avance en termes d’élaboration tactique pour la lutte des classes. Liée intrinsèquement à tout cela, la conscience de classe est profondément impactée.

Le mouvement des Gilets jaunes a mis en lumière toutes ces problématiques, je n’y reviendrai pas ici. Les derniers mouvements en France, comme bien d’autres dans le monde (Hong Kong, Chili, Algérie…), cherchent de nouvelles formes pour faire bouger le rapport de force. Emeutes, manifestations, réseaux sociaux, mises en scènes symboliques, affrontement avec les forces répressives… La grève n’apparait pas comme l’unique moyen de mener la bataille ni comme indispensable à la victoire.

Pourtant les grèves existent y compris dans le privé : pour défendre son emploi, sa boîte, parfois pour les salaires ou les conditions de travail… Si dans le public, la question du sens du travail, de la défense du bien commun, peuvent être des ressorts de mobilisation puissants comme on le voit actuellement dans la santé, cette question apparait plus complexe dans le privé. Les grèves sont souvent longues et déterminées, dans des secteurs parfois très précaires : sans-papiers, femmes de ménages…

Probablement que la « solution » ne peut venir que d’une articulation des différentes formes de mobilisations qui correspondent à des réalités et à des niveaux de conscience très hétérogènes. En tous cas, aucune de ces formes, mise en œuvre indépendamment des autres, n’a fait la preuve de son efficacité dans la réalité du XXIe siècle. 

 

Le privé dans la bataille des retraites

Si la SNCF, la RATP, les enseignantEs ont bien fourni les gros bataillons de grévistes et de manifestantEs, les temps forts ont vu la participation significativement plus élevée que d’habitude de salariéEs du privé avec banderoles de boites et drapeaux. Le nombre de manifestantEs lors des grosses journées a dépassé la base militante pour s’étendre parmi les « simples » syndiquéEs ou sympathisantEs. Ceci dit, les effectifs de grévistes sont moindres puisqu’une partie pose des congés ou vient sur les temps non travaillés. À vrai dire on manque d’éléments chiffrés pour faire une analyse acceptable de qui sont les grévistes…

Ce qui est clair, c’est le décalage entre des militantEs qui se sont forgé une radicalité et une détermination dans les dernières mobilisations (loi travail, climat, féminisme, gilets jaunes) et la grande masse des gens. Entre les deux, les syndicats… La SNCF et la RATP démontrent qu’une préparation sérieuse, appuyée sur l’expérience des derniers conflits, rend possible une grève de masse. Mais dans le privé, la réceptivité des salariéEs sur la question des retraites n’est venue que grâce à la montée en puissance du mouvement dans les transports. L’absence d’expériences de luttes récentes et le rouleau compresseur de l’idéologie dominante rendent inaudibles les discours syndicaux sur la grève interprofessionnelle en dehors d’un climat plus général sans parler même de l’idée de reconduction…

Quelques secteurs ou entreprises du privé ont connu des grèves significatives depuis le 5 décembre : raffineries, centrales nucléaires, secteur de l’énergie, ports et docks… Des actions interprofessionnelles ont occasionné le blocage ou au moins le ralentissement dans certaines zones industrielles ou entreprises. Rouen est sans doute l’une des agglomérations où les actions de ce type ont mobilisé un nombre important de militantEs le plus régulièrement. Les blocages de dépôts de bus ou de tram sont venus en renforts de la grève de la RATP ou de la SNCF. Mais cela n’a pas permis de déclencher un réel mouvement de grève à l’intérieur des entreprises. La gestion par le gouvernement de ces blocages a été rapide : déblocage par les forces de l’ordre, réquisition des personnels… Que ce soient les ports et docks ou les raffineries, les blocages ne se sont pas inscrits dans la durée et ces secteurs n’ont pas pris le relai des cheminotEs et des agentEs de la RATP. En particulier dans ces secteurs, la CGT n’a pas montré une volonté d’extension à la hauteur de l’enjeu de la réforme.

Dans quelques villes, des assemblées générales interprofessionnelles ont émergé et ont pu jouer un rôle important en termes de coordination des actions. On y trouve des syndicalistes à la recherche de leviers pour construire la mobilisation et des personnes qui n’ont pas de cadres collectifs d’organisation : précaires, chômeurs/euses, retraitéEs... L’attitude des organisations syndicales face à ces structures n’est pas homogène : participation active de certainEs militantEs des directions intermédiaires pour la CGT mais sans mandat, outils défendus en tant que tels par Solidaires dans l’idée de peser sur l’intersyndicale… Elles sont assez autonomes en termes de discussions, d’actions mais restent en dernier ressort dépendantes des dates posées par l’intersyndicale nationale.

En marge du mouvement sur les retraites, quelques entreprises ont connu des mobilisations sur des questions spécifiques en particulier des licenciements. C’était le cas à Teisseire en Isère, Luxfer en Auvergne, Chapelle d’Arblay en Normandie... Mais la jonction avec la mobilisation sur les retraites ne s’est pas faite. L’étanchéité entre les préoccupations quotidiennes et les retraites relève autant d’un problème de niveau de conscience que d’intériorisation du rapport de forces. Sur ce sujet, l’exemple de la santé est sans doute le plus flagrant.

 

Reconstruire la possibilité de la grève

S’ils n’ont pas permis de mettre le feu aux poudres, les blocages extérieurs ou les barrages filtrants aux portes des entreprises ont au moins le mérite de faire la démonstration de la force du blocage de la production, et cela même s’ils ont un aspect substitutiste puisque les salariéEs ne font pas grève eux/elles-mêmes. Ces actions sont d’autant plus efficaces qu’elles se déroulent en concertation avec les organisations syndicales et plutôt aux portes des entreprises que sur les zones de « consommation » ou de « circulation ».

La présence d’équipes syndicales combatives est un élément déterminant pour construire la mobilisation à l’intérieur et pour faire la jonction avec l’extérieur sur des actions plus radicales. En lien avec la faiblesse du niveau de conscience global, les équipes sont faibles : dans de très nombreuses petites entreprises il n’y en a tout simplement pas, dans les plus grandes le nombre de militantEs est insuffisant pour l’ampleur de la tache de mobilisation qui serait nécessaire, et le niveau de formation global est lui aussi très en recul. Sans parler même de se poser les questions d’une tactique pour gagner qui n’est pas à la portée de ces équipes de base pour de multiples raisons. Dans ce mouvement contre la réforme des retraites, il semble qu’il y ait un afflux significatif de nouveaux/elles syndiquéEs. Il y a là un enjeu important pour la suite si l’on espère accumuler des forces dans cette séquence.

D’ores et déjà on sent que le feu couve encore même si la mobilisation marque le pas. Des occasions vont se présenter d’essayer d’allumer de nouveaux foyers de mobilisations : NAO sur les salaires, distribution des intéressements, conditions de travail… Dans la plupart des cas, le lien est facile à faire : entre salaires et retraites évidemment, sur la répartition des richesses entre capital et travail pour l’intéressement, sur l’espérance de vie en bonne santé… Dans le climat global de remous social, toutes les occasions peuvent contribuer à fragiliser le gouvernement, à remettre en avant la lutte des classes.

Enfin même si l’échéance du 8 mars nous amène à déjà plus de trois mois du début du mouvement, c’est l’occasion d’insister sur la question des retraites des femmes. Je ne reviens pas ici sur les conséquences spécifiques de la réforme. Cette journée doit être l’occasion de mettre en avant deux aspects : la nécessaire grève des femmes sur leurs revendications spécifiques (salaires, carrières, travail domestique, violences…) et doit être construite aussi comme une échéance de grève pour les retraites et cela malgré le fait que ce soit cette année un dimanche.

Malgré les évolutions du salariat et de la classe laborieuse dans son ensemble, la grève dans le secteur productif reste incontournable, probablement combinée à d’autres formes de construction du rapport de force (blocages, émeutes, réseaux sociaux…). On voit combien sa réalisation est dialectiquement liée à une situation sociale d’affrontement généralisé avec le système capitaliste. Il y a donc un enjeu à entretenir un climat social qui permettent de populariser l’idée de la grève, à la construire là où elle peut être massive, à l’expérimenter de manière minoritaire lorsque qu’elle apparait comme majoritairement légitime. L’accumulation d’expériences ne pourra se faire qu’à condition qu’il y ait des équipes militantes pour les faire fructifier, même si une défaite pèsera bien sûr dans l’immédiat. La situation reste fondamentalement instable, avec à la fois une crise profonde de la bourgeoisie mais aussi un recul majeur des organisations du mouvement ouvrier au sens très large (partis, syndicats, associations…). Pour faire basculer le rapport de force, la grève reste un outil indispensable afin que nous puissions disposer de notre temps, nous organiser, mettre en œuvre les premiers éléments d’auto-organisation d’une société libérée de l’exploitation capitaliste.