Publié le Mardi 8 décembre 2015 à 13h43.

Transport aérien : faire décoller les profits

L’occupation du CCE d’Air France le 5 octobre et les nombreuses grèves chez Lufthansa depuis le début de l’année répondent à l’offensive générale menée contre les salariés du transport aérien. L’explication courante donnée par les directions d’entreprise, les gouvernements, les médias et la plupart des directions syndicales est simple : les compagnies du Golfe et les low cost asphyxient les grandes compagnies traditionnelles.

Plusieurs rapports gouvernementaux étayent cette thèse qui pousse à une solidarité nationale gouvernements-entreprises-syndicats pour « sauver Air France » et baisser les « charges » insupportables. Tout cela doit nous amener à regarder d’un peu plus près le fonctionnement d’un secteur économique en forte croissance régulière.

 

Un secteur en forte croissance… 

Malgré la faible croissance de l’économie mondiale, le transport aérien est un secteur en forte croissance régulière. L’IATA (Association internationale du transport aérien), l’organisme officiel qui centralise et analyse toutes les données du secteur, prévoit une croissance de 6,7 % de l’activité en 2015, la meilleure depuis 2010. La croissance moyenne des vingt dernières années a été de 5,5 % par an. Après une courte récession sur 2008-2009, presque imperceptible pour le trafic passagers, l’activité est repartie à la hausse dès 2010, et une forte croissance est prévue ces prochaines années.

Beaucoup de commentateurs prétendent que le transport aérien est une activité fragile qui subit beaucoup de soubresauts, perturbée par les guerres, les épidémies, voire les éruptions volcaniques. C’est une vision plus que superficielle : elle est totalement contraire à la réalité. Le seul paramètre qui a un sens pour analyser l’évolution du transport aérien est celui de l’échange des marchandises, le commerce international et la croissance du PIB. Il est communément admis que 1 % de croissance du PIB donne 2 à 3 % de croissance du trafic.

Le secteur est donc bien en croissance. Contrairement à certaines idées reçues, cette croissance n’est pas l’apanage de l’Asie. L’Europe en bénéficie aussi : en 2013, 6,7 % pour le trafic domestique et 6,4 % pour l’international. 

Cette croissance est aussi celles des principaux autres acteurs du transport aérien : les aéroports et les compagnies d’assistance. Le problème majeur est plutôt celui de la profitabilité.

 

…mais soumis à une rentabilisation capitaliste exacerbée

Depuis les années 1990, le secteur a été entièrement privatisé et libéralisé. Sauf dans le Golfe, les Etats ne sont quasiment plus actionnaires majoritaires des compagnies aériennes et les règles ont fait lever presque toutes les limitations de la concurrence internationale. Or, jusqu’à récemment, le transport aérien était le « pire » des investissements pour un capitaliste. Une étude réalisée par McKinsey pour IATA donnait le secteur bon dernier du point de vue du retour sur capital investi (ROCE) avec une moyenne de 5 % de 1965 à 2007, là où le secteur pharmaceutique affichait 25 % et la construction aéronautique 12 %.

Dès lors, depuis plus de vingt ans les grandes compagnies essaient d’appliquer toutes les recettes permettant une rémunération régulière des actionnaires. Mais très voraces en capital, les compagnies aériennes n’ont jamais dégagé réellement des profits à un niveau attractif pour les possesseurs des capitaux investis. Les profits dans le secteur allaient à d’autres (les Etats par le biais des taxes et des impôts, les compagnies pétrolières, les constructeurs et équipementiers, les financiers). En cela le transport aérien est très lucratif.

De plus, avec la mondialisation, le transport aérien est une activité névralgique du point de vue des échanges économiques et des chaînes de fabrication et de distribution. Le secteur va se développer et les compagnies devront trouver 4 à 5000 milliards de dollars pour financer les nouveaux avions nécessaires aux économies émergentes (la flotte mondiale devrait passer à 34 000 avions d’ici 2031 contre 27 000 aujourd’hui). 1700 nouveaux avions ont été livrés en 2015. Ce besoin de financement était jusque dans les années 1980 fourni essentiellement par les Etats, les compagnies nationales bénéficiant de financements publics, même si le taux de profit était faible. 

Pour les capitalistes qui gèrent désormais les compagnies aériennes, vu que le retour sur capital investi y est très faible, l’obsession a donc été de le relever au niveau du coût du capital. Ce qui signifie doubler le retour sur capital investi ! Air France s’est ainsi donné comme objectif d’atteindre les 10 % de « ROCE » dans les deux ans  à venir. D’autant que pour leurs achats et leurs crédits, les compagnies privatisées doivent se fournir sur les marchés financiers ou auprès d’investisseurs institutionnels, qui ne sont prêts à placer leur argent directement en capital dans le secteur que si l’espérance de retour est, au moins, plus intéressante que les taux des prêts ou des obligations.

Même si le transport aérien draine des revenus très importants (745 milliards de dollars de chiffre d’affaires en 2014), il était jusque là peu profitable d’un point de vue capitaliste. Mais il rattrape son retard : 16,4 milliards d’euros de profits pour les compagnies aériennes en 2014 (dont quand même 3,1 milliards pour les grandes compagnies européennes et 8,6 pour les nord-américaines) et 29,3 milliards prévus pour 2015.

Cependant, le trafic aérien a rapporté en 2014 plus de profits aux compagnies pétrolières. De même,  Aéroports de Paris a réalisé un chiffre d’affaire de 2,75 milliards d’euros en 2013 avec un excédent brut d’exploitation de 1,07 milliard. Alors qu’Air France/KLM réalise un chiffre d’affaires de 25,5 milliards, soit dix fois plus, son excédent brut est de 1,85 milliard d’euros… On n’est pas du tout dans les mêmes taux de profit !

Le but des grandes compagnies est donc de développer leur croissance à l’échelle du développement du marché tout en étant capables de « rémunérer » les actionnaires et les investisseurs.

Le problème majeur des grandes compagnies aériennes classiques n’est donc pas tant la question des low cost ou de la concurrence des compagnies du Golfe. Pour les dix prochaines années, le paysage du transport aérien mondial va rester marqué par les trois grandes alliances constituées autour des « majors » européennes et d’Amérique du Nord, qui drainent 70 % du trafic aérien mondial : 

• Star Alliance ( Lufthansa, SAS, Swiss, TAP, Turkish Airlines, Aegean, Austrian, Blue One, LOT, ANA, Thai, United Airlines…) ;

• Sky Team (AF, KLM, Alitalia, Aeroflot, CSA, TAROM, Delta, China Southern, China Eastern, China Airlines, Korean, Vietnam Airline, Aeromexico, MEA, Saudia, Kenya Airways) ;

• Oneworld (BA, Iberia, Air Berlin, Finnair, AA, JAL, Cathay Pacific, Qantas, LAN, Royal Jordanian). 

La véritable guerre sera la guerre sociale pour faire baisser la masse salariale globale et s’exonérer au maximum de la fiscalité.

 

Un secteur de plus en plus concentré

L’orientation des grandes compagnies pour dégager des marges financières est assez simple.

D’abord, la stratégie de concentration et de subordination. Il s’agit pour les « majors » de renforcer leurs positions et de mieux contrôler le marché. Aux Etats-Unis comme en Europe, la dernière décennie a été marquée par la concentration des principales compagnies (American Airlines + US Airways, United + Continental, Delta + Northwest, Iberia + British Airways, Air France + KLM, Lufthansa + Swiss + Austrian). Les compagnies les plus fragiles et les moins rentables sont absorbées ou mises sous contrôle par les plus grosses, en suivant grosso modo la hiérarchie de puissance économique et politique des Etats.

Cela a radicalement changé l’ensemble du marché du transport aérien depuis quinze ans. Et cela continue (pour Air France, rachat de la compagnie de Côte d’Ivoire, mise sous tutelle d’Alitalia …). Cette stratégie est évidemment liée au développement des « hubs » (plates-formes de correspondance), à une politique agressive de pré-acheminement et d’assèchement des marchés périphériques. C’est cette stratégie qui permet, avec le « yield management » (gestion du rendement), des coefficients de remplissage à plus de 80 %... en moyenne !

Ensuite, la stratégie de partenariat. Les compagnies recherchent des partenariats pour profiter des complémentarités et réaliser des économies. Par exemple, la « joint venture » entre Air France/KLM, Delta et Alitalia sur l’Atlantique Nord. Récemment, AF-KLM a signé un accord de partenariat avec Etihad, la compagnie des Emirats arabes unis. Autre exemple, l’ensemble des accords existants pour l’achat d’équipements (comme l’accord AF/Lufthansa sur les pièces de l’Airbus A380).

 

Des recettes identiques contre les salariés

Enfin, bien sûr, les compagnies appliquent une stratégie de baisse des rémunérations et des emplois, qui mobilise diverses méthodes :

La segmentation de l’activité et la sous-traitance. Les compagnies se concentrent mais en même temps externalisent au maximum les activités (assistance piste/embarquement des passagers, commercial, paye, informatique) et sous-traitent dans le secteur industriel la maintenance des avions. 

L’utilisation des nouvelles technologies pour supprimer le maximum d’emplois. C’est le rôle des « e-services » commerciaux (ensemble des services électroniques par internet pour l’achat des billets et l’enregistrement des passagers et bagages) ou de ressources humaines pour diminuer les services de gestion des personnels. Autant d’emplois en moins…

La révision des accords collectifs et la filialisation. Les plans « Transform » pour AF/KLM, « Score » pour Lufthansa, un plan de même type chez Iberia, visent tous à faire baisser les rémunérations. Cela peut accompagner d’ailleurs les restructurations d’activité (développement de filiales low cost dans les grandes compagnies : Germanwings/ Eurowings chez Lufthansa, Vueling chez British Airways/Iberia, Transavia chez Air France KLM,  avec transfert des lignes régionales).

La renégociation permanente des appels d’offres pour l’assistance au sol. Les appels d’offres pour les sociétés d’assistance sur les aéroports (une activité presque entièrement sous-traitée par les compagnies aériennes), officiellement lancés tous les trois ans, sont parfois renégociés à la baisse tous les ans… au détriment de la masse salariale des entreprises sous-traitantes.

 

La colère des salariés

Evidemment, les arguments avancés pour toutes ces régressions sociales sont la crise, le péril des low cost et des compagnies du Golfe qui « nous font perdre des clients »… Aucun ne tient la route. Leur seul but réel et évident est de transférer les richesses créées vers les actionnaires en rognant au maximum la masse salariale. Chez AF-KLM, l’excédent brut d’exploitation (EBITDAR) monte alors que la masse salariale stagne et même descend. L’objectif d’Air France est de baisser la masse salariale de 1 milliard d’euros pour arriver à ce que sa part dans le chiffre d’affaires soit la même que chez Lufthansa et British Airways. Le gain sera évidemment largement accentué par la baisse du prix des carburants.

Ainsi Air France prétend qu’elle doit réduire son activité, mais ce que les personnels voient en pratique, c’est d’une part que l’offre commerciale d’Air France ne cesse de croître, et d’autre part que cette croissance commerciale se fait non pas avec des avions et des personnels Air France, mais en sous-traitant le maximum d’activités (vols, entretien, maintenance, réseau vente) au sein ou à l’extérieur du Groupe Air France. C’est l’un des principaux motifs de colère des salariés de la compagnie. D’autant que les salariés voient également sur les plates-formes que l’emploi se développe dans les sociétés d’assistance et régresse dans les compagnies aériennes.

Le secteur aérien est aujourd’hui le terrain d’une lutte de classe pour récupérer les richesses produites. A Air France, la colère des salariés monte contre les offensives répétées de la direction, soutenue de façon indéfectible dans sa course au profit par le gouvernement.

 

Low cost, compagnies traditionnelles : rivalité ou convergence ?

Dans une logique capitaliste, on peut s’attendre à d’étonnantes convergences dans les années qui viennent entre les compagnies traditionnelles, les low cost, et celles du Golfe. Les compagnies traditionnelles copient de plus en plus le modèle low cost dans plusieurs domaines :

• Les règles d’utilisation des personnels navigants sur court et moyen-courrier, en intensifiant l’utilisation des machines, en allongeant les temps de service, en mettant sur pied une flexibilité annuelle.

• Les ressources annexes : toutes les compagnies développent au maximum les « revenus ancillaires », c’est-à-dire les achats complémentaires à celui du billet d’avion (bagages, choix du siège et/ou des films, repas, édition/modification du billet, utilisation du téléphone en vol). Ces revenus peuvent maintenant atteindre plus de 10 % du chiffre d’affaires des compagnies. Chez easyJet, c’est 19 % du « revenu passager ». En 2014, Aéroport de Paris a d’ailleurs réalisé 32 % de son chiffre d’affaires avec les ressources venant des commerces et services en aéroport, 10 % par les revenus immobiliers… et seulement 58 % par les revenus des redevances aéroportuaires.

Des intérêts convergents apparaissent aussi entre les compagnies classiques et les low cost (au-delà de la lutte concurrentielle par la création de leurs propres low cost). Ainsi, Air France multiplie les accords commerciaux avec des low cost : Westjet au Canada, GOL au Brésil, Jetstar en Australie, Flybe en Grande Bretagne. Il s’agit de rabattre de la clientèle sur des vols intercontinentaux à faible coût. Cela vient aussi du fait que les low cost « pures et dures », et isolées, ne vont pas perdurer. Elles ont besoin de l’accès à un GDS (un « système global de distribution », une plate-forme de gestion des réservations) pouvant apparaître pour des vols avec correspondance, et surtout à un programme de fidélisation clientèle, comme il en existe dans les « alliances ».

De même, les fameuses compagnies du Golfe savent bien qu’elles ne pourront pas faire longtemps cavalier seul dans un système mondialisé. A côté du « seul contre tous » apparaît donc une autre stratégie. Etihad est en train de nouer une alliance commerciale et financière avec AF-KLM. Qatar Airways noue des alliances avec British Airways et son alliance One World. Emirates ne suit pas pour l’instant le même chemin, mais a aussi noué des accords avec easyJet, Qantas, Virgin America sur leur programme de fidélisation.

La question pour les syndicats des salariés des compagnies aériennes n’est donc pas de faire front commun avec leur direction (contre les low cost, contre Aéroports de Paris, contre les compagnies du Golfe…) ou avec leur Etat national, mais bien de lutter contre toutes les attaques sociales visant les emplois, les salaires, les accords et les conventions. Car dans toute la chaîne du transport aérien, la même logique est à l’oeuvre.

Cela va de pair avec l’exigence de conventions communes de plus haut niveau en Europe pour les travailleurs de l’aérien, contre le dumping social et contre les réglementations antisyndicales existant notamment mais pas exclusivement chez les low cost, et pour le respect des règles sociales en vigueur dans notre pays pour tous les salariés travaillant ici, quelle que soit leur entreprise ou leur nationalité.

De même, au lieu d’opposer protection de l’environnement, lutte contre les changements climatiques et protection des emplois, les salariés et les syndicats de l’aérien doivent agir contre un développement concurrentiel du secteur qui favorise les nuisances sonores et une lourde pollution, pour une utilisation du transport aérien limité aux longues distances avec des réseaux publics multimodaux. Cela ne pourra pas se faire sans l’appropriation publique du secteur.

Léon Crémieux