Publié le Lundi 28 octobre 2019 à 15h51.

Développer des cadres d’auto-organisation de femmes : un enjeu pour la construction d’un mouvement de masse

Jeudi 3 octobre à Toulouse, près de 2500 personnes manifestaient contre les féminicides, les violences faites aux femmes et l’inaction du gouvernement en la matière, un mois après le lancement du Grenelle. Ce jour-là, d’autres manifestations avaient lieu dans plusieurs villes (Nantes, Albi, Tours, Saint-Denis, Paris...) en réponse à une tribune signée par 25 organisations appelant à construire une mobilisation féministe dans la durée contre les violences de genre. Depuis le 31 août, au moins 25 manifestations se sont déroulées, regroupant de quelques dizaines de personnes à plusieurs milliers : 50 personnes à Périgueux le 31 août, 100 à Lilles le 2 septembre, 400 à Toulouse le 3 septembre et à Nantes le 5, des rassemblements à Lyon les 9 et 23 septembre ainsi que le 7 octobre, des manifestations à Pau, Caen, Redon, à Paris le 3 et le 5 octobre, à Saint-Denis, Rennes ou Marseille fin septembre... sans compter les actions quotidiennes, des « collages contre les féminicides » aux réunions Nous Toutes, en passant par des distributions de tracts, happening etc. 

Depuis le 8 mars dernier, où les configurations de l’émergence d’un mouvement féministe fort en France semblaient commencer à se dessiner, les choses se sont accélérées. En l’espace de quelques mois, des collectifs féministes ont émergé partout en France, des femmes — souvent très jeunes — ont fait le pas par centaines vers le militantisme et la dynamique ne semble pas être près de s’arrêter. Sur ce point, on peut remercier le gouvernement. Dès les premières annonces le 3 septembre,  Edouard Phillipe et Marlène Schiappa ont indiqué qu’aucun moyen supplémentaire ne sera débloqué,  qu’il ne faudra pas remettre en question la police, et ont ouvertement méprisé le travail réalisé depuis des années par les associations de terrain. En voulant « jouer le jeu » de la communication, le gouvernement a perdu : instantanément, le décompte du nombre de féminicide a opéré comme un révélateur de l’esbroufe néolibérale. Combien de mortes jusqu’à la fin du grenelle ? Combien coûte la vie d’une femme ? 

Instantanément donc, le rapport « plan com’ du gouvernement » vs. réalité a permis un électrochoc chez beaucoup de femmes car c’est un sujet qui devrait ne pas être soumis aux lois du marché. La Start-up nation y réfléchira à deux fois avant de dépenser quelques centimes pour lutter contre les violences faites aux femmes, préférant donner 5 milliards pour l’innovation technologique ou augmenter les frais de déplacement de ses députés. Et les récents calculs de Schiappa rendent le tout encore plus grossier. En intégrant par exemple les salaires des profs ou le développement de la coopération internationale dans le budget alloués à la lutte contre les violences afin de le grossir artificiellement, le gouvernement essaye par tous les moyens de sortir d’un piège qu’il s’est lui-même tendu. Conséquence immédiate : la mobilisation en cours contre les féminicides est tournée aussi « contre » le gouvernement, tenu pour responsable par ces centaines de femmes qui s’auto-organisent partout sur le territoire, dans des équipes de collages, des assemblées féministes, des manifestations, etc. 

Ce qui se passe depuis un mois et demi, c’est donc que des centaines de femmes se rencontrent ou s’organisent sur les réseaux sociaux pour distribuer des tracts, coller, organiser des manifestations, des happenings, des discussions, etc. Cela se passe — souvent — à la marge des mouvements féministes et ouvriers traditionnels : pour ces femmes qui débutent dans le militantisme et ne supporte plus la réalité crue des violences, il n’est pas question d’attendre après des cadres rigides et parfois inopérants, ayant souvent accumulés des erreurs stratégiques et focalisant trop de tensions. Si nous souhaitons une mobilisation d’ampleur au niveau national contre les violences faites aux femmes, dépassant la seule date du 23/25 novembre et permettant l’essor d’un mouvement féministe de masse, il semble nécessaire de s’inscrire dans ces dynamiques, de les construire et de les impulser. 

C’était l’hypothèse stratégique que nous avions formulé en lançant les assemblées féministes Toutes en Grève à Toulouse. Un an après, la réalité objective est là pour appuyer le sens que semble prendre le mouvement féministe en France : si la mobilisation est plus forte à Toulouse qu’ailleurs, c’est parce qu’un cadre d’auto-organisation est déjà constitué, qu’il est opérant et attractif, et permet de faire prendre confiance à celles qui voudraient lancer d’autres initiatives. Malgré tout, nous ne pouvons pas nous en contenter. En particulier, si nous souhaitons développer un mouvement féministe de masse en France, il paraît nécessaire de multiplier les expériences, de les coordonner et d’élaborer stratégiquement pour mener des luttes offensives et d’ampleur. 

En partant de ces réflexions, nous avons lancé en juin dernier des rencontres féministes nationales qui auront lieu à Toulouse les 26 et 27 octobre. L’objectif étant de commencer à avoir des discussions collectives sur la préparation de la grève du 8 mars et un cadre de coordination nationale. Il s’agira donc d’une première étape, mais l’apparition de la mobilisation contre les féminicides et les violences entre temps rend nécessaire la construction de cadres d’auto-organisations féministe dès à présent. Dans ce qui suit, nous allons essayer de donner les principaux arguments en faveurs de la construction de cadres similaires aux assemblées féministes Toutes en Grève partout puis de tracer les perspectives stratégiques immédiates que nous nous sommes données à Toulouse pour l’après 23 novembre afin de les proposer à un plus grand nombre.

 

L’auto-organisation comme possibilité de faire

Tout d’abord, l’auto-organisation permet de faire, de redonner une certaine capacité d’agir emprisonnée par la rationalité néolibérale. Les cadres se construisent en permanence, collectivement, permettant à chacune de se l’approprier. Pour reprendre l’exemple de Toulouse, les assemblées Toutes en Grève, c’est qui veut s’en revendiquer et les développer : celles qui les construisent depuis le début, depuis six mois ou trois semaines ; celles qui ne viennent qu’aux manifs ou aux distributions de tracts, les étudiantes qui ont organisées deux assemblées autonomes sur l’Université du Mirail... Entre 300 et 500 femmes sont « passées » en assemblées ou dans les différentes réunions depuis 1 ans et même si certaines ne reviennent pas de suite, font des « pauses » ou préfèrent momentanément faire autre chose, toutes participent activement à la construction du mouvement féministe autonome sur Toulouse. Le format « assemblée permanente » permet de créer une dynamique de lutte permanente et de conscientisation permanente. Il y a toujours quelque chose à faire ou à discuter, et comme rien n’est jamais figé les allers et retours ne fragilisent pas le collectif, au contraire, le mouvement féministe tendant vers « l’état de mobilisation permanente» pour reprendre l’expression des militantes italiennes. Ainsi, la tension entre les aspirations individuelles et la nécessité du collectif se résorbe. Mieux, en proposant un cadre « à construire » ensemble et en permanence, ce format permet de noyer les premières dans la seconde : si on me propose et me permet de m’exprimer par le collectif1, pourquoi voudrais-je revenir à une « libération » individuelle ?

 

L’assemblée permanente, lieu privilégié de conscientisation des femmes

Un cadre d’auto-organisation permanent permet de (se) politiser à tout moment, dans les moments d’accélération comme dans les « temps morts ». Par exemple, l’assemblée Toutes en Grève a proposé des cadres de discussion (« café-féministe ») et de politisation une fois tous mois/ quinze jours de décembre 2018 à juillet 2019. Il s’est agi d’avoir un cadre d’échange politique à côté de la préparation de la grève du 8 mars jusqu’à cette échéance afin que chacune, et particulièrement les nouvelles militantes, puisse prendre confiance en elle et se sentir intégrée. Puis, de mars à juillet, les cafés ont permis de maintenir un certain niveau de mobilisation interne alors que nous ne préparions plus d’initiatives de rue. En quelque sorte, et alors que nous réfléchissions stratégiquement aux prochaines échéances (mobilisation contre les violences faites aux femmes, rencontre nationale féministe), il ont permis de lier les moments d’accélérations et de les dynamiser, d’entretenir cet « état d’agitation permanente » : la mobilisation actuelle contre les féminicides à Toulouse et en partie dû au fait que pendant quelques mois, plusieurs dizaines de femmes ont appris à se faire confiance, se sont rencontrées, formées ensemble, etc. 

Évidemment, cela n’enlève rien au rôle décisif de l’expérience de la lutte collective dans la prise de conscience et la constitution en sujet politique2. Au contraire, le fonctionnement en assemblée permanente permet cela d’autant plus facilement. En effet là où les mobilisations appelées par des collectif d’inter-organisation sont préparées en général par peu de monde, souvent dans des réunions entre « cadres », celles qui émanent d’un cadre d’auto-organisation féministe le sont par chacune des femmes qui le souhaitent. Ainsi, la lutte est immédiatement appropriée par l’ensemble du collectif et chaque militante mettra tout en œuvre pour qu’elle soit victorieuse : puisque tous les débats politiques et stratégiques sont ouverts, que les décisions sont prises collectivement et sans rapport de hiérarchie, que toutes les tâches pratiques sont accessibles à toutes, tout est transparent, inclusif et démocratique, et l’ensemble du collectif sait immédiatement où il va et pourquoi. 

 

Le mouvement autonome des femmes comme dépassement dialectique des tensions les organisations et le mouvement ?  

Cette forme souple de cadre permet de redéfinir les liens entre les organisations traditionnelles et le mouvement de manière positive. Puisqu’il ne s’agit pas de construire une organisation en propre, mais de développer un cadre d’auto-organisation, la contradiction entre le mouvement ouvrier/féministe traditionnel et les nouvelles formes de mobilisation se résout temporairement à chaque assemblée : on peut être syndiquée, organisée politiquement ou dans une association et participer du mouvement autonome des femmes ; la construction honnête du mouvement autonome par des militantes organisée permet d’améliorer un peu l’image des organisations traditionnelles auprès de toutes celles qui n’y sont pas/plus. Lorsqu’un syndicat se propose spontanément de tirer gratuitement des tracts, qu’une association met à disposition ses locaux ou qu’un parti politique prête son matériel, la confiance se rétablie avec une force que ne pourra jamais avoir toutes les déclarations de bonnes intentions du monde. Ainsi, non seulement l’auto-organisation ne dissout pas les organisations (le travail syndical par exemple ne peut être soluble dans des cadres de mobilisations de rue) mais les deux formes se nourrissent dialectiquement : le format « assemblée » inclusive permet aux militantes organisées par ailleurs de dépasser les limites de leurs organisations ; en proposant les compétences et ressources de leurs organisations, elles nourrissent le cadre d’auto-organisation ; en retour, un lien de confiance fort s’instaure entre le mouvement autonome et les organisations qui le supporte ; la rencontre des deux permet un nouvel accroissement et dépassement du cadre, et ainsi de suite. Partant de là, il n’y a donc pas d’opposition entre les organisations traditionnelles et les cadres d’auto-organisations du mouvement des femmes, et seul-e-s les fétichistes de l’organisation comme fin en soi la crée artificiellement pour ne pas être dépassé-e-s. Bien entendu, à mesure que se développe le mouvement autonome, la confrontation avec les bureaucraties devient inévitable. Plus encore, pour les militantes qui construisent le lien entre leur organisation et le mouvement, elle peut être souhaitable : les solidarités créées dans le mouvement autonome peuvent à certains moments s’avérer déterminantes pour lutter contre la bureaucratie interne de son organisation.

 

Construire l’auto-organisation féministe pour développer la lutte des classes 

Il y aurait beaucoup d’autres arguments en faveur du développement de ce type de cadre d’auto-organisation dans le mouvement féministe en France. Le principal est sans doute celui qui concerne la constitution d’un sujet politique femme à même de mener un mouvement féministe de masse et d’entraîner les autres secteurs contre le capitalisme. Les exemples récents du Chili, de la Catalogne ou de l’Équateur parlent d’eux-mêmes : non seulement les femmes sont les premières dans la rue, mais en plus des appels des mouvements féministes dans ces pays renforcent la mobilisation (avec en point d’orgue l’appel à la grève générale par la coordination 8M au Chili). Si ces cadres ont favorisé cette émergence en sujet politique partout dans le monde, c’est parce qu’ils permettent mieux que n’importe quels autres de lier la question de l’oppression à l’exploitation, de ne pas sectionner théoriquement les violences vécut mais au contraire de les systématisées. Par exemple, en menant une lutte contre les féminicides et les violences faites aux femmes, on permet à toutes les femmes de ne plus se sentir seules face aux violences vécues et d’en parler. On élabore stratégiquement, collectivement, on discute de la responsabilité du gouvernement, et donc de l’État et de ses choix, et donc aussi du néolibéralisme. 

Dans le même temps, l’état d’assemblée permanente fait que le mouvement n’est pas déconnecté de la réalité : puisque le mouvement féministe se joue « en permanence », il faut qu’il débatte du monde dans lequel il évolue. Ainsi, on discute tout aussi collectivement de la mobilisation des Gilets Jaunes et de la place des femmes, du rôle central des femmes dans les soulèvements en Amérique Latine, des liens que l’on pourrait faire avec les grèves climats, du rapport entre la production et la reproduction... En somme, il s’agit de permettre à chaque femme de prendre conscience de nos capacités d’actions et de notre place dans la lutte des classes et, collectivement, de développer un outil qui pourrait jouer un rôle clé dans les mobilisations à venir.

 

Quelques pistes d’élaborations stratégiques 

Bien entendu, cela reste au conditionnel, à construire. D’une part, l’expérience des assemblées féministes Toutes en Grève est une expérience locale, non-parisienne (donc peu visible), et ne peut permettre un essor d’un mouvement féministe de masse en France seule. D’autre part, et malgré l’importante portée qu’ont les assemblées Toutes en Grève, elles ne pourront se développer plus encore sans un mouvement féministe fort en France. Développer ce genre de cadre paraît aujourd’hui nécessaire et devrait être la tâche des militantes féministes révolutionnaires, soucieuses tant de développer un mouvement féministe de masses que de provoquer des affrontements majeurs avec le capitalisme. Cette tâche paraît d’autant plus urgente qu’une brèche s’est créée avec le Grenelle et qu’il serait dommage de ne pas en profiter. Il est possible de « gagner » contre le gouvernement et surtout de développer un mouvement féministe fort3 dans la période mais seulement si nous nous en donnons les moyens. 

Arya Meroni

  • 1. En ne prenant les décisions qu’en assemblée, transparente et appelée publiquement, en soumettant chaque décision au vote, en préparant de façon inclusive les ordres du jours, en organisant des réunions spécifiques pour l’écriture de tracts, la confection de banderole ou de pancartes, en proposant à chacune d’organiser des « café-débat », bref, en ne limitant aucune possibilité et en essayant de rendre toutes les tâches collectives, cela permet à ce que chacune des centaines de personnes qui font « Toutes en Grève » de trouver un moyen, à un moment donné, de s’approprier le collectif.
  • 2. Nous renvoyons ici à la brochure « grève de masse, parti et syndicat » de Rosa Luxembourg, récemment rééditée par la brèche tant le cadre d’analyse proposé semble convenir à ce qui se passe actuellement dans le mouvement féministe.
  • 3. Ce qui revient en partie à gagner. Si on considère que le tout répressif n’est pas une solution, alors seul un mouvement féministe de masse sera à même de faire pression sur la société pour changer l’éducation, les pratiques, l’organisation du couple et des temps libres, bref, de définir les contours d’une autre société. Voir à ce sujet : J. Camara et L. Facet, « Propuestas feministas para un rearme teórico y estratégico » https://vientosur.info/s…