Ces derniers mois, trois ouvrages sur le féminisme publiés quasiment coup sur coup se réclamaient tous directement ou indirectement de la théorie de la reproduction sociale1. Cette théorie, peu connue en France, connaît un essor important depuis quelques années, à la faveur conjuguée du renouveau théorique marxiste suite à la crise de 2008, et du début d’une nouvelle vague féministe, notamment en Amérique latine, en Italie, dans l’État espagnol ou encore en Suisse, axée sur la lutte contre les violences sexistes et pour le droit à disposer librement de son corps. Dans ce contexte, la théorie de la reproduction sociale apparaît comme un outil dans la lutte conjuguée contre le capitalisme et la domination des femmes et des minorités de genre. Mais en quoi consiste cette théorie ? Et en quoi peut-elle nous être utile?
La théorie de la reproduction sociale (TRS) est le fruit de cinquante ans de débats du féminisme marxiste, ayant eu lieu majoritairement au sein du monde anglo-saxon. Dès la lutte pour la contraception et pour l’avortement dans les années 1960 et 1970, le débat autour du travail domestique fait émerger les figures de Silvia Federici, Mariarosa Dalle Costa et Selma James, entre autres. Dans les années 1980, la réflexion se développe tout particulièrement au Canada. C’est la publication, en 1983, de l’ouvrage Marxism and the oppression of women. Towards a unitary theory de l’Étatsunienne Lise Vogel qui fixe le plus rigoureusement le cadre théorique de ce qui ne s’appelle pas encore la théorie de la reproduction sociale, en proposant une élaboration à partir du cadre théorique du Livre I du Capital de Marx. Enfin, c’est dans le contexte des années 2010 que cette théorie se fixe en tant que telle, avec de nombreuses théoriciennes s’en réclamant et la développant, comme Tithi Bhattacharya, Sue Ferguson, Cinzia Arruzza ou Sara Farris.
« QUI PRODUIT LES TRAVAILLEURES ? »
De la même façon que Marx a défini la base matérielle de la domination des travailleurEs, l’appropriation par les capitalistes de la survaleur, un des grands débats qui a traversé le mouvement féministe est la conceptualisation de la base matérielle de la domination sur les femmes et les minorités de genre. La plupart des théoriciennes des années 1960 et 1970 l’avaient fondée sur le travail domestique des femmes, invisibilisé et gratuit, effectué dans le cadre du mariage hétérosexuel (soin des enfants et des personnes âgés, préparation des repas, entretien de la maison, etc.). La théorie de la reproduction sociale essaye d’aller plus loin en analysant cette forme de travail spécifique avec l’aide des outils conceptuels de Marx. Il s’agit dès lors moins d’analyser le travail effectué en le caractérisant de façon descriptive que d’essayer de comprendre ce qui fonde ce travail en tant que travail et d’expliquer sa fonction centrale au sein de l’économie globale du capitalisme.
Au fondement de la théorie de la reproduction sociale est la question que pose Tithi Bhattacharya : « Le marxisme nous apprend que dans le mode de production capitaliste, les travailleurEs produisent les marchandises, ce qui est central au système, mais la théorie de la reproduction sociale pose la question : si les travailleurEs produisent les marchandises, qui produit les travailleurEs2? ».
Le travail reproductif est précisément le travail qui assure la production et la reproduction des travailleurEs. Il assure la production des futurEs travailleurEs par la procréation et l’éducation des enfants ; il assure la reproduction des travailleurEs par le soin quotidien qui leur est apporté, tant en termes matériels (maison, nourriture, repos) qu’émotionnels (soins psychologiques, affection). Ce travail spécifique a été et demeure encore très majoritairement effectué par les femmes, et il constitue la base matérielle de la domination qui s’exerce sur elles. On peut faire l’hypothèse que c’est du fait de leur monopole reproductif biologique qu’elles ont ensuite été assignées à la reproduction sociale comme un tout.
La reproduction est centrale dans l’ensemble des sociétés, et en particulier dans les sociétés capitalistes. En effet, que produit-on lorsque l’on produit des travailleurEs ? Ni plus ni moins que la force de travail, qui selon Marx, est la seule marchandise productrice de survaleur. Ainsi, en termes marxistes, le travail reproductif est le travail qui assure la production et la reproduction de la force de travail, et ce à un double niveau : au niveau quotidien et au niveau générationnel. Il garantit donc la stabilité du système capitaliste par la production continue d’une force de travail apte à produire la survaleur, au fondement du profit capitaliste. Si bien qu’il faut comprendre ici le terme de « reproduction » dans un double sens : à la fois reproduction de la force de travail et reproduction du système social.
Néanmoins, contrairement au travail productif salarié, le travail reproductif ne produit pas directement de survaleur dans le cadre de la famille. En effet, ce n’est pas un travail producteur de valeur d’échange et de survaleur car il est effectué gratuitement, hors du marché, il ne prend pas la forme de marchandise, et n’a donc qu'une valeur d’usage. Cela ne change rien à son caractère central, dans la mesure où de lui dépend indirectement la production de la survaleur. Il est donc central au système capitaliste.
Le fait de penser cette forme de travail en fonction de son rôle dans le système capitaliste (produire et reproduire la force de travail) permet également de voir que, s’il s’effectue encore majoritairement hors des lieux de travail, dans le cadre de la famille, d’autres lieux sont tout aussi centraux dans la production et la reproduction de la force de travail, comme par exemple les cantines, les crèches, les hôpitaux, ou les écoles.
LE CAPITAL EN QUÊTE D’ÉCONOMIES SUR LE TRAVAIL REPRODUCTIF
Enfin, un point essentiel souligné par Lise Vogel est qu’il existe une contradiction inhérente et essentielle au système capitaliste entre la nécessité de produire de la survaleur et la nécessité de produire et reproduire la force de travail sur du court et du long terme. D’un côté, le travail reproductif est pris sur le travail salarié, qui est le seul à produire de la survaleur, mais de l’autre le travail reproductif est nécessaire pour garantir le travail salarié, sur du court et du long terme. C’est pourquoi le capitalisme va tendre à diminuer au maximum ce travail reproductif, et à faire en sorte qu’il soit le moins cher possible. Ainsi, on constate des évolutions dans l’organisation sociale du travail reproductif, qui sont le fruit d’un certain rapport de forces féministe et de classe. Historiquement, on observe trois solutions classiques mises en place par le capitalisme pour économiser le coût reproductif : les femmes, l’État et l’immigration3. Le travail reproductif peut ainsi être effectué gratuitement dans le cadre de la famille par les femmes, soit exclusivement, soit en plus de leur travail salarié. Dans ce cas, le travail reproductif est rémunéré indirectement via les salaires, notamment des maris. Le travail reproductif peut également être externalisé hors de la sphère familiale pour être mutualisé, et donc coûter moins cher, notamment via les services publics. Cela a été en particulier le cas pendant les Trente Glorieuses. Enfin, dans un cadre national donné, les capitalistes peuvent avoir recours à une force de travail extérieure. Le recours à l’immigration permet ainsi de disposer de travailleurEs dont on n’a pas eu à assurer la production et la reproduction jusqu’à leur venue sur le territoire national.
Une évolution récente du travail reproductif dessine une nouvelle stratégie mise en place pour résoudre la contradiction entre travail productif et travail reproductif. On constate ainsi une « marchandisation » accrue du travail reproductif, qui entre de plus en plus dans la sphère salariée avec le développement du tertiaire et des services à la personne, mais aussi avec le phénomène récent d’ « ubérisation ». Des pans entiers du travail reproductif, tant matériels qu’émotionnels, entrent ainsi sur le marché (Uber pour les transports, Deliveroo pour la nourriture, Airbnb pour le logement, mais aussi pour ses « expériences » rémunérées). Même si, dans ce cadre, le travail reproductif peut connaître une forme de dégenrement, et être assuré par des hommes, on constate que les services à la personne demeurent majoritairement effectués par des femmes des classes populaires (car relevant de compétences construites socialement comme féminines) et, parmi elles, nombre de femmes racisées. Or, on constate que ces secteurs sont précisément ceux qui connaissent, en France, un dynamisme fort en termes de lutte depuis ces dernières années, avec beaucoup de grèves victorieuses, comme la grève du nettoyage à ONET ou dans les Holiday Inn.
TROIS CONCLUSIONS STRATÉGIQUES
Les conclusions stratégiques que nous pouvons tirer de cette théorie sont nombreuses. On peut en relever au moins trois principales. Premièrement, elle indique que l’enjeu n’est pas uniquement de porter la grève et les revendications sur le plan du travail salarié traditionnel, mais de les articuler aux différents secteurs du travail reproductif, dans le cadre de la famille, des contrats précaires ou des services publics dont les financements sont en chute libre (pensons à la grève des urgences par exemple). À ce titre, un enjeu central pour nous doit être de construire la grève féministe internationale du 8 mars, portée depuis 2017 par le collectif argentin Ni Una Menos. Cette grève prend une ampleur sans précédent en Amérique latine, en Espagne ou en Suisse. Elle doit être notre priorité pour l’année prochaine, en montant partout où c’est possible des comités de base pour le 8 mars (lieux de travail, quartiers…), en mobilisant dans les syndicats pour la construire (notamment les syndicats locaux où nous sommes implantéEs), et en articulant les revendications du monde du travail à des enjeux proprement féministes (fin de l’impunité des violences sexistes, extension du délais d’IVG, éducation au genre, PMA pour touTEs, droits des personnes trans…). Bien sûr, il ne faut pas s’arrêter à une grève le jour du 8 mars, ce qui risquerait de l’enfermer dans une routine symbolique, mais c’est néanmoins un premier pas nécessaire pour construire un mouvement féministe qui soit capable d’influencer le mouvement ouvrier et d’amener la lutte des classes sur le terrain de la bataille pour les droits reproductifs.
Deuxièmement, cette théorie montre le rôle central que jouent les personnes racisées, en particulier les femmes de classes populaires, dans l’accomplissement du travail reproductif. Les revendications proprement antiracistes doivent donc être au coeur de notre élaboration.
Enfin, ce que montre cette théorie, c’est la tendance inhérente du capitalisme à sacrifier la reproduction aux nécessités de la production. Or, il s’agit tout aussi bien de la reproduction des travailleurEs, de la société, que du milieu dans lequel nous vivons. Alors que nous vivons une crise écologique sans précédent, dont les effets commencent à se ressentir à une large échelle (la multiplication des épisodes de grande chaleur ont ainsi joué un rôle dans la prise de conscience pour beaucoup de personnes en France), et alors que les mobilisations pour le climat se multiplient et prennent de l’ampleur, il devient plus que jamais nécessaire d’expliquer les raisons de cette catastrophe, et de montrer qu’il n’y aura pas de solutions possibles dans le cadre du capitalisme, ce que commence précisément à faire la théorie de la reproduction sociale. Il ne s’agit donc pas d’en rester à une théorie mais de la transformer en stratégie pour l’action. C’est notre rôle.
Aurore Lancereau
- 1. Françoise Vergès, Un Féminisme décolonial, Paris, La Fabrique, 2019 ; Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya, Nancy Fraser, Féminisme pour les 99%. Un manifeste, Paris, La Découverte, 2019 ; Silvia Federici, Le Capitalisme patriarcal, Paris, La Fabrique, 2019.
- 2. Tithi Bhattacharya, « What is Social Reproduction Theory », vidéo filmée à Historical Materialism (2017), traduit par nos soins. Voir https://www.youtube.com/ watch?v=Uur-pMk7XjY.
- 3. Merci à Penelope Duggan pour cette formulation synthétique.