Publié le Mercredi 21 mars 2018 à 00h01.

68 : L’irruption d’une jeunesse contestataire

Les « événements » de 1968 ont souvent été perçus comme la conséquence de l’arrivée à maturité d’une nouvelle « génération », pour reprendre le titre du fameux ouvrage qu’Hervé Hamon et Patrick Rotman firent paraître en 1988, pour le vingtième anniversaire de mai 1968.

Une telle conception a d’évidentes limites, puisque qu’elle tend à réduire la vague d’insubordination qui balaya la France au printemps 1968 à la seule insurrection de la jeunesse, ce qui ne permet pas de prendre toute la dimension de ce mouvement de masse, marqué par la plus grande grève générale que le pays ait jamais connue. Elle présente néanmoins un intérêt dans la mesure où elle met en exergue l’une des nouveautés majeures des années 1960 : l’irruption, en France comme dans le reste du monde, de la jeunesse comme actrice à part entière du mouvement social.

Génération « baby-boom »

Quelles étaient les caractéristiques de cette génération contestataire de 68 ? D’abord le fait qu’il s’agissait d’une génération nombreuse, issue du « baby-boom » de l’après-guerre. En 1968, 33,8 % de la population française avait moins de 20 ans, ce qui donnait à la jeunesse une place toute particulière dans le pays. Ensuite, il s’agissait d’une génération qui avait grandi dans le contexte du puissant bouleversement des structures sociales que la croissance des Trente Glorieuses avait engendré. Cette rapide mutation de la société française avait donné un profil nouveau à cette génération, comme en témoignait par exemple sa nouvelle et massive déchristianisation, qui la situait en rupture avec la société d’un pays resté profondément traditionnel. La jeunesse avait ainsi du mal à trouver sa place dans un pays gouverné par un vieux général, un pays étouffé par le poids de l’église, de l’armée et de l’ordre moral. Celui-ci était si fort que l’État gaulliste allait même jusqu’à penser qu’il était de son devoir de veiller à la vertu de ses jeunes citoyennes, en interdisant aux hommes l’accès des cités universitaires des étudiantes.

Ce malaise générationnel, provoqué par une croissance économique trop rapide pour que les structures sociales puissent suivre, n’était pas spécifique à la France. Il caractérisait alors toutes les jeunesses du monde qui, portant leurs regards hors du seul cadre national, se reconnaissaient dans une même culture musicale mondialisée qui, de Bob Dylan aux Rolling Stones, était marquée par son caractère contestataire. Le souffle de modernité que portaient ces nouvelles générations s’inscrivait en effet dans une vague progressiste alimentée par l’effet propulsif de la révolution russe, alors distante de seulement un demi-siècle. Elle se conjuguait avec les effets de la révolution anticoloniale qui s’invitait tous les soirs, à travers la guerre du Vietnam, sur les écrans de télévision qui entraient alors massivement dans les foyers français.

Massification de l’enseignement

Cette génération 68 avait aussi été modelée par une très profonde transformation des structures éducatives, qui avait permis à de nouvelles couches sociales d’accéder à l’enseignement secondaire et supérieur. Entre 1966 et 1970, le pourcentage de bacheliers était en effet passé de 12,5 à 20,1 % de la classe d’âge. Dans un pays qui comptait alors moins d’un demi-million de chômeurEs, où les jeunes entraient sur le marché du travail dès l’âge de 14 ans, les usines avaient vu arriver une nouvelle génération d’ouvriers, souvent passée par l’enseignement secondaire. Celle-ci était d’autant moins portée à accepter les règlements tatillons qui régissaient la vie d’usine qu’elle se sentait souvent surdiplômée par rapport aux tâches d’exécution qu’exigeait l’organisation tayloriste du travail.

La massification de l’enseignement permettait aussi à de nouvelles couches sociales d’accéder à l’université, dont les effectifs avaient triplé en dix ans. Le monde universitaire connaissait ainsi une brutale expansion que symbolisaient les nouvelles facultés construites en 1964 à Nanterre, à proximité immédiate des bidonvilles où s’entassait la main-d’œuvre immigrée. Loin des sarcasmes sur les « petits-bourgeois de Nanterre », cette nouvelle jeunesse étudiante était souvent issue de couches modestes, voire populaires, et était bien placée pour savoir que la France des années 1960 était celle des bas salaires et des longues journées de travail. Elle était aussi bien placée pour savoir que les classes populaires restaient largement à l’écart de la nouvelle « société de consommation », puisqu’un ménage français sur deux n’avait alors pas de lave-linge et qu’un sur quatre n’avait pas de réfrigérateur. Ces étudiants, qui avaient souvent trouvé dans les Héritiers de Bourdieu et Passeron, paru en 1964, un manifeste de leur temps, étaient porteurs d’un puissant désir d’égalité sociale. Comme devait le dire Daniel Cohn-Bendit en avril 1968, cette jeunesse étudiante n’avait qu’une hantise, celle de « devenir les futurs cadres de la société qui exploiteront plus tard la classe ouvrière et la paysannerie ».

Culture anti-autoritaire

Enfin, la génération 68 partageait aussi souvent une même culture anti-autoritaire qui la distinguait clairement de la génération précédente, construite dans la lutte contre la guerre d’Algérie. Cela se traduisait en particulier par sa forte réticence vis-à-vis des organisations réformistes, qui se trouvaient alors toutes en difficulté. Particulièrement remarquable était le déclin de l’Unef (voir également page 3).

Emblématiques étaient les difficultés que traversait l’UEC, l’organisation étudiante du PCF, qui avait, dans les années 1960, traversé une longue série de crises et de scissions. Celles-ci avaient permis la naissance de nouvelles organisations révolutionnaires, avec la création en 1966 de la JCR, ancêtre de la Ligue Communiste, et de l’UJC(ml), qui devait donner naissance à la Gauche prolétarienne. Pour être alors très actives, ces nouvelles organisations d’extrême gauche n’avaient toutefois qu’une audience des plus limitées : même dans les facultés de Nanterre, qui étaient alors considérées comme un bastion gauchiste, il n’y avait sans doute en mars 1968 que 130 à 140 militantEs, divisés en de nombreux groupes. C’est dans ces difficultés des organisations traditionnelles de la jeunesse qu’il faut situer le souffle nouveau qui donna naissance au mouvement du 22 mars, mais aussi aux Comités d’action lycéens (CAL) qui étaient apparus en février 1968, afin de lutter contre l’esprit de caserne qui régnait alors dans les lycées.

Laurent Ripart