Serge Wolikow s’est fait connaître d’un large public ces dernières années en publiant plusieurs ouvrages sur le mouvement communiste, dont le Siècle des communistes, une réponse collective au Livre noir du communisme initié par S. Courtois. Wolikow était un des initiateurs du Dictionnaire biographique de l’Internationale communiste, qui accompagne ce livre sous la forme d’un DVD, et qui constitue un complément très utile en présentant près de 800 biographies de kominterniens francophones, dont certains sont évoqués dans la dernière partie de l’ouvrage.
Ce n’est certes pas le premier ouvrage consacré à l’Internationale communiste, mais le livre de Wolikow constitue la première synthèse publiée en français intégrant les éléments disponibles depuis l’ouverture des archives de Moscou. Ajoutons que c’est également la première histoire antistalinienne1 écrite par un auteur proche du courant communiste (ainsi, dès l’introduction, l’auteur peut rappeler à la fois le rôle décisif de la répression stalinienne, tout en avertissant qu’il « faut donc prendre garde à ne pas oublier ces opposants au prétexte qu’il n’auraient pas joué un rôle majeur dans l’histoire de l’organisation dès leur mise à l’écart » (p. 15).
De la fondation au naufrage
Le propos s’ordonne autour de trois parties. Dans un premier temps, ce sont les questions d’organisation et de stratégie qui sont exposées. La iiie Internationale se crée en s’opposant à l’organisation socialiste internationale, tout en s’appuyant sur un État révolutionnaire en construction, l’Union soviétique. Les cinq chapitres couvrent le quart de siècle qui va de la naissance (chap. 1) à l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale et de la dissolution de l’IC (chap. 5), en passant par l’époque charnière de la stratégie du Front populaire (1934-1938, chap. 4). À son départ, l’IC se présente comme un drapeau et un symbole pour les courants politiques révulsés par l’attitude des socialistes qui ont cautionné (en France comme en Allemagne, ainsi que dans la plupart des pays européens, sous des formes variées) la Première Guerre mondiale. La construction de l’appareil de l’IC sera longue (au moins au regard de la perspective révolutionnaire qui enflamme le continent jusqu’en 1923), aboutissant à la bolchévisation des différents partis communistes. Par bolchévisation, il faut entendre la soumission des PC nationaux au processus de stalinisation croissant qui envahit le PC et l’État soviétiques. C’est à travers ce processus, finement décrit, que se forme l’ossature organisationnelle des PC à travers le monde jusque dans les années 1960. Partant du centre européen, l’implantation de l’IC va gagner les périphéries. Mais cette extension géographique ne doit pas faire oublier que le noyau demeure le continent européen. D’ailleurs, Wolikow apporte au final assez peu d’éléments sur les PC hors Europe. L’Amérique latine est absente de son propos, idem pour l’Afrique2, ainsi que l’Asie, à l’exception notable de la Chine. Autour de cette Internationale se mettent en place une série d’organisations satellites, ainsi le Sportintern ou le Krestintern (paysans) sur lesquels l’auteur offre des informations, certes inédites, mais très ramassées.
Une fois la stabilisation capitaliste entamée, au milieu des années 1920, l’IC se lance dans une période gauchiste et sectaire où, selon l’heureuse formulation de l’historien, « la mobilisation suscitée par la bolchévisation représente un moment politique où le volontarisme et l’espérance révolutionnaire se déplacent de la société vers l’organisation », (p. 77). Cette période « classe contre classe » (1929-1934) conduit à un affaiblissement généralisé des divers partis communistes. L’insistance sur la différenciation avec la social-démocratie et la défense de l’URSS prédomine. Cette stratégie aboutit en Allemagne, régulièrement montrée comme le modèle à suivre, à l’accession au pouvoir des hitlériens, présentée comme l’étape préalable à l’effondrement du système et au triomphe du KPD3. Comme l’exprime avec diplomatie l’auteur, « au début de 1934, le bilan du Komintern est pour le moins contrasté », p. 86.
Auteur d’un ouvrage sur le Front populaire4, Wolikow consacre un chapitre entier au retournement stratégique opéré par l’IC. Selon lui, la stratégie du Front populaire ne peut se résumer à l’imposition d’une alliance avec la social-démocratie (et une partie des partis bourgeois, comme les radicaux dans l’Hexagone), mais résulte également de l’utilisation des marges stratégiques par les différents PC nationaux (et en particulier du PCF, le seul PC important agissant dans la légalité). Durant plusieurs années, le PCF, du fait de ses responsabilités politiques (Wolikow rappelle ainsi que Thorez a pu se montrer favorable à la participation gouvernementale dans le gouvernement de Front populaire, contre l’avis de l’IC5), se trouve au centre de l’IC. De manière inattendue, Wolikow choisit de conclure son chapitre par l’évocation des partis belge et suisse, préférant traiter de l’Espagne dans le chapitre suivant.
En effet, la question de l’antifascisme et du retournement patriotique, constituent la trame de l’approche de la Seconde Guerre. Engagés dans une dénonciation de la guerre impérialiste, les partis de l’IC développent cette thématique6, jusqu’à ce que Hitler révèle ses véritables intentions et attaque l’Union soviétique en 1941, après avoir proposé, dans des tractations secrètes avec Staline, un partage du monde entre les deux puissances7. Finalement, Staline décide lui-même de dissoudre l’IC en 1943. C’est à la fois le signe de l’abandon du projet révolutionnaire initial et un gage donné aux Alliés. Selon l’historien, cette dissolution ne fait que traduire une fonctionnalité déclinante de l’IC pour la direction russe qui aurait dû aboutir à une disparition plus précoce de l’Internationale, « sauvée » en quelque sorte par l’invasion nazie.
Des éléments de bilan thématiques
Les deux parties suivantes, rompent avec la présentation chronologique et se présentent sous forme thématique. La seconde partie aborde la culture et la doctrine du Komintern, invitation à une analyse de la dimension anthropologique de l’IC, et plus particulièrement du PCF.
Il s’agit d’analyser le mouvement communiste comme producteur d’une culture politique spécifique, comme « la constitution d’une pensée monolithique et globalisante à prétention scientifique » (p. 148). Le chapitre 6 aborde cette culture par le biais de la presse et de l’édition, qui constituent une pièce maîtresse d’imposition de cette culture politique. Les chapitres suivants (7, 8 et 9) sont consacrés à des approches qui auraient mérité de plus amples développements, à savoir l’analyse économique8, celle de l’État de classe9 et enfin à la nation (oscillant entre sa négation radicale en début de période et son exaltation en fin).
La troisième pourrait constituer une introduction à la lecture du DVD qui accompagne le livre puisqu’elle aborde la question des hommes, formation et destins des kominterniens. Les écoles nationales et surtout internationales de formation mises en place par les différents PC permettent de développer une culture d’organisation, faite de discipline et de soumission, parallèlement au développement de la stalinisation du système soviétique10. Le Komintern a été à la fois un instrument et une victime de la répression, diffusant « dans l’ensemble du monde communiste des comportements de discipline et d’obéissance aveugle et de remise de soi des militants et des cadres à leur organisation » (p. 239). Cette culture politique régressive va être confortée par les défaites politiques successives auquel elle conduit : « Le silence et le secret, la discipline imposée et le contrôle de l’organisation sur les cadres et les militants deviennent des normes partagées par tous les partis communistes d’autant plus que l’extension de la guerre et bientôt sa mondialisation semblent justifier et associer la centralisation avec le monolithisme idéologique » (p. 245). Cette culture de la répression (allant jusqu’à l’élimination physique, dont l’exemple de Trotsky ne constitue qu’un épisode) a, selon Wolikow, contribué à l’affaiblissement de l’IC, en accentuant la russification de l’appareil ainsi créé.
L’ouvrage se conclut par une présentation des ressources archivistiques, permettant d’envisager une compréhension à la fois sociale et culturelle d’une activité politique, centrale pour le mouvement ouvrier, singulièrement dans l’Hexagone, qui ne saurait laisser indifférent les lecteurs et les acteurs du mouvement social contemporain, ne serait-ce que pour ne pas rééditer les expériences politiques de l’entre-deux-guerres qui ont débouché sur la Kolyma, Hiroshima et Auschwitz.
Georges Ubbiali
1. Dès la première page, l’auteur avance ainsi que « la dimension répressive et dictatoriale des communismes au pouvoir est un élément majeur de l’interprétation du communisme », p. 5
2. En fait la seule mention de l’Afrique se situe dans la dernière partie de l’ouvrage (p. 202) avec le Congrès de la ligue anti-impérialiste.
3. Le lecteur regrettera au passage la quasi-absence de références aux documents d’analyse de l’IC sur le précédent historique de Mussolini en Italie, une dizaine d’années plus tôt.
4. Le Front populaire en France, Complexes, 1999
5. Wolikow considère d’ailleurs que « la non-participation gouvernementale, à première vue paradoxale, témoigne des limites de sa marge de manœuvre à l’égard de l’IC », p. 99
6. Ligne qui rencontre de fortes résistances au sein des différents PC, envisagées à travers le cas, peu connu, du PC de Grande-Bretagne, p. 116 et suiv. En France, cela amènera la direction du PC, dont Duclos qui n’est en rien exonéré de ses responsabilités par Wolikow, à envisager de faire reparaître légalement l’Humanité. Des rencontres entre des représentants du PCF illégal à l’époque et des diplomates nazis ont été organisées. Sur cet aspect spécifique: Besse J.-P., Pennetier C., Juin 1940. La négociation secrète, Atelier, 1996. Citant ce livre, basé sur des archives inédites, Wolikow rappelle que la déclaration d’intention du PC, élaborée par Duclos et Tréand est « non exempte de connotations antisémites », (note 57, p. 143).
7. Négociations diplomatiques par ailleurs assez paradoxales si l’on songe que Hitler « réservait » aux Russes le Moyen-Orient et l’Asie, tandis que Staline se montrait pour sa part « intéressé » par les Balkans et l’Europe de l’est, que visaient aussi directement les nazis en envahissant la Yougoslavie et en développant des accords avec la Bulgarie ou la Hongrie.
8. Dont le bilan n’apparaît pas franchement brillant : « l’analyse économique du Komintern, en synchronie avec la stalinisation, a abandonné l’ambition d’une approche théorique fondée sur l’observation, mais a fractionné l’analyse, et oscillé entre radicalisation politique et pragmatisme, la rendant ainsi largement inaudible sinon inutile pour le mouvement ouvrier qui traditionnellement y puisait des arguments pour l’action. En fait, cela marquait un affaiblissement durable de l’analyse économique face à l’urgence de l’action politique », p. 174.
9. Chapitre à la fois dense et trop rapide puisque, y sont notamment abordées les questions de l’émergence de la revendication des nationalisations par le PCF, de la nature du gouvernement de Front populaire espagnol, démocratie populaire ou démocratie d’un type nouveau? Le bilan qu’en tire l’historien est lui aussi mitigé pour le moins, « l’héritage doctrinal de l’IC est donc contradictoire et incertain », p. 197
10. Le lecteur intéressé pourra se reporter à la réédition récente du livre de L. Trotsky, Staline, Laville, 2011, dont une note de lecture figure sur le site www.dissidences.net