Contrairement aux images de propagande, qui ont cherché à imposer l’idée que les peuples auraient soutenu avec enthousiasme les déclarations de guerre et seraient partis au combat « la fleur au fusil », les populations ont le plus souvent accueilli durant l’été 1914 les ordres de mobilisation avec stupeur et consternation.
La faillite des directions ouvrières ayant empêché toute forme d’opposition, la résignation finit toutefois par l’emporter et les conscrits, formatés par des décennies d’éducation patriotique, partirent massivement au front, sans avoir une réelle conscience de l’ampleur de l’enfer dans lequel ils se préparaient à entrer. Les oppositions ne furent toutefois pas négligeables : en France, 32 000 mobilisés, soit 1,5 % des conscrits, refusèrent ainsi de répondre à l’appel, au risque d’être déférés devant une cour martiale.
Du refus individuel au refus collectif
En l’absence de tout cadre d’opposition organisée à la guerre, la lutte des peuples n’eut dans un premier temps d’autre possibilité que de s’exprimer par des désertions ou des automutilations, afin de pouvoir trouver une échappatoire individuelle à la boucherie. La dégradation des conditions de vie et la prise de conscience de l’absurdité de la guerre se traduisit toutefois de plus en plus par des actes d’insubordination, qui allaient de l’agression d’un gradé au refus d’obéissance. Le plus souvent individuels, ces actes d’agression ont parfois pu prendre une dimension collective comme ce fut le cas de ces 27 soldats du 56e régiment d’infanterie français qui furent condamnés à mort le 24 mai 1915 pour avoir refusé de partir à l’assaut des tranchées ennemies. Plus inquiétantes encore pour les états-majors furent les scènes de fraternisation qui se produisirent spontanément pendant les fêtes religieuses, en particulier entre les soldats allemands et britanniques qui organisèrent par exemple à noël 1914 un match de football dans le no man’s land qui séparait les tranchées.
Jusque-là trop dispersés pour déboucher sur une contestation de masse de la guerre, ces actes d’insubordination prirent une nouvelle tournure avec la révolution russe de février 1917. Disposant, en vertu de l’ordre n°1 du soviet de Petrograd, de nouveaux droits politiques, qui leur permettaient de s’organiser, voire de placer les officiers sous leur contrôle, les soldats russes mirent brutalement la révolution à l’ordre du jour dans toutes les tranchées. Tel fut le cas en France, où les 16 000 soldats russes envoyés par Nicolas II sur le front français s’organisèrent en soviets et hissèrent le drapeau rouge, ce qui amènera l’état-major des Alliés à les cantonner aussitôt dans le camp de La Courtine. De plus en plus sensibles à la propagande bolchévique, ces troupes y organisèrent pendant quelques mois une petite république soviétique que les généraux français, bénéficiant de la bénédiction de Kerenski, détruisirent en septembre 1917 au canon et à la mitrailleuse, avant de déporter les survivants en Algérie.
Vague de mutineries
Conjugués à la dégradation objective des conditions de vie, les effets de la révolution russe provoquèrent une vague de mutineries, qui toucha en particulier l’armée française au lendemain de l’échec en avril 1917 de l’offensive de Nivelle. Rapidement réprimées en France, les mutineries s’étendirent dans l’armée britannique, où un millier de soldats se mutinèrent à Étaples en septembre 1917. Ils touchèrent aussi la marine allemande, avec des troubles à Kiel en août 1917 et surtout l’Italie, où l’état-major dut faire face à une multiplication des actes d’insubordination, qui prirent une ampleur particulière après le désastre de Caporetto en novembre 1917. La révolte des peuples contre la guerre prenait une dimension internationale, comme en témoigna aussi la mutinerie, en septembre 1917 à Boulogne-sur-Mer, des travailleurs envoyés par la Chine pour participer, dans des conditions proches de l’esclavage, à l’effort de guerre des Alliés.
La répression massive des états-majors n’était pas en mesure d’arrêter le mouvement, et le spectre de la révolution russe commençait à se rapprocher, comme en témoigna la vague de grève qui, à l’initiative principale des Spartakistes, secoua l’Allemagne en janvier 1918. Pas moins d’un million de travailleurs arrêtèrent le travail, s’organisèrent en conseil et exigèrent l’arrêt de la guerre. La proclamation de l’état de guerre et la répression militaire purent arrêter le mouvement, mais la grève repartit en avril et l’opposition à la guerre devint désormais de plus en plus ouverte. L’insubordination ouvrière se répandit aussi en Autriche-Hongrie, où 700 000 travailleurs entrèrent en grève en janvier 1918 pour exiger du pain et la paix, en mettant en place des conseils sur le modèle russe.
La capitulation plutôt que la révolution
Combinées à l’asphyxie économique des empires centraux, qui dégradait dangereusement les conditions de vie au front et à l’arrière, ces grèves ouvrières jouèrent un rôle capital dans le processus de délitement qui devait conduire à la défaite de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. L’échec de l’offensive de l’été 1918 offrit l’étincelle qui fit exploser la poudre : le 29 octobre 1918, les marins de la base de Kiel se mutinaient, bientôt soutenus par la population ouvrière. À partir du 5 novembre, les autorités avaient perdu le contrôle de la ville, où se mettait en place une république soviétique. La révolution gagna comme une trainée de poudre toutes les villes allemandes, mais aussi celles de l’Autriche-Hongrie, ce qui amena l’empereur Guillaume II à abdiquer le 9 novembre. Alors que le drapeau rouge était arboré dans toutes les casernes et les mairies, la bourgeoisie et les dirigeants des sociaux-démocrates n’eurent plus d’autre politique que de faire front contre le péril bolchévik, et coururent demander un armistice aux alliés, choisissant la capitulation plutôt que la révolution.
Laurent Ripart