Entretien. Au moment du mouvement de l’hiver 1995, Annick Coupé était secrétaire générale de SUD PTT et l’une des animatrices du Groupe des dix (G10) qui deviendra trois ans plus tard l’Union syndicale Solidaires.
À la veille de Mai 68, la France s’ennuyait... Qu’en était-il avant novembre-décembre 1995 ?
Comme avant 68, personne n’aurait pu affirmer quelques semaines plus tôt qu’un mouvement social s’annonçait. Une période où semblait triompher l’idéologie « Tapie », des « gagnants », où la contestation, la critique sociale, étaient discréditées, ringardes, où il était difficile de se dire anticapitaliste. Edmond Maire pouvait affirmer que la grève, c’est dépassé, et le passage aux affaires de Mitterrand avait contribué à désarmer le mouvement social.
Cependant, a contrario, était apparu des mouvements sociaux autour du chômage, du droit au logement, des luttes sociales aux formes renouvelées, comme celles des infirmières, des cheminots avec des assemblées générales, des coordinations. La manifestation des femmes du 25 novembre concrétise ces incertitudes : une participation inédite et imprévue, au moment où rien n’indique que la grève des cheminots qui démarre est partie pour durer.
L’idée que la mondialisation avec le développement du chômage, de la précarité, ne rend pas nécessairement heureux, travaille la société, sans que des signes en soient visibles. La mobilisation de l’hiver 95 va en être le produit, non prévisible.
Il faut aussi prendre en compte la volonté du mouvement syndical de reprendre l’initiative après les calamiteuses années 80, la dégradation du rapport de forces, la désyndicalisation, les attaques patronales. La CGT s’inscrit là-dedans, notamment dans la protection sociale où il y a la possibilité d’un cadre unitaire avec FO, SUD PTT et le Groupe des dix, et la FSU.
Des formes inédites : la participation aux manifestations, des grèves massives dans le public mais aussi la grève dite « par procuration » dans le privé...
Le phénomène n’était pas limité au privé, mais présent également aussi dans certains services de la poste ou de France Télécom, aux traditions de grèves moins fortes, avec des grèves ponctuelles d’un jour, puis reprise du travail puis de nouveau grève pour participer à une manifestation... Certains secteurs ne se sentent ni légitimes ni capables de « bloquer » l’économie, le système.
Pour la première fois, le nombre de manifestants est proportionnellement plus important en régions qu’à Paris, avec la volonté de participer à un mouvement lié aux réalités locales, ancré sur le terrain. Comment bloquer l’économie dans son organisation actuelle ? L’interrogation est plus globale et reviendra plus tard, en 2003 et surtout en 2010 autour de la grève des raffineries.
Cette fonction de la grève n’épuise pas la problématique de l’auto-organisation, de l’auto-activité...
La grève est nécessaire, c’est un principe à ne pas lâcher et à faire partager par les salariés. Aux Chèques postaux, après les grèves très importantes de 68 et 74, 95 a marqué la conscience collective. Même sans grève reconductible, il y a la participation de certains salariés aux AG interpro comme dans la région rouennaise, ce qui pose des questions : la légitimité, la représentativité... Les débats qui ont traversé le mouvement de 95 ont contribué à une prise de conscience politique du monde « global »dans lequel on est, à une critique de la mondialisation libérale, et posent aussi la question de l’appel à la grève générale, de la nécessité d’assumer un affrontement central avec le pouvoir en place. Le refus, notamment de la CGT, d’y appeler prive d’une légitimité, et n’aide pas à la généralisation.
L’autre marqueur des grèves de 95 est la fracture du mouvement syndical
En effet, 95 marque l’affichage de deux conceptions du syndicalisme : d’un côté une logique d’accompagnement, de renoncement au changement de société, de l’autre celle un syndicalisme de transformation sociale s’appuyant sur la construction du rapport de forces.
De bons négociateurs, mais les meilleurs dossiers ne suffisent pas à faire reculer patronat ou gouvernement. Cette rupture s’était déjà concrétisée avec les sanctions des militants CFDT des PTT et de la santé à l’automne 88 (et qui ont conduit à la création de Sud PTT et de Sud Santé-Sociaux) et la création de la FSU. Cette question reste centrale dans le mouvement syndical mais n’est pas assumée par la CGT et la FSU. Affronter cette contradiction ne signifie pas pour autant renoncer à rechercher des actions unitaires sur des objectifs précis, des plateformes plus ou moins larges. Après 95, l’idée portée par la CGT du « syndicalisme rassemblé » a été un frein à toute tentative de recomposition du mouvement syndical.
Demi-succès ou demi-échec ? Réforme des retraites annulée mais maintien de la réforme de la Sécu... Quel bilan ?
Les directions d’entreprise où les mobilisation étaient les plus importantes (SNCF, RATP) ont pris en main les négociations. Face à un mouvement social qui se perçoit confusément comme global, le gouvernement lâche dans les secteurs les plus mobilisés. Mais en l’absence de grève générale, notamment dans le privé, le mouvement est déstabilisé ou paraît souvent dans l’improvisation en absence d’une intersyndicale nationale qui impulse. La position nationale de la CFDT a été un obstacle dans le rapport de forces, d’autant plus qu’il était largement relayé et soutenu par les médias dominants.
C’était un mouvement social à fort impact dans la société, mais dans un rapport compliqué à la politique...
Comme a pu l’écrire le Monde, il s’agit de la première grève contre la mondialisation : la réouverture d’un espace politique de contestation du système. Absence de visibilité des politiques dans la décennie 80, « années Mitterrand », ont consacré l’instrumentalisation du mouvement syndical dont la conséquence a été la prise de distance entre mouvement social et politique, un passage obligé au regard de l’histoire du mouvement ouvrier français. Une rupture qui s’est renforcée avec la chute du Mur en 89 qui voit la CGT prendre davantage ses distances avec la PCF.
Pour les grévistes de 95, le mouvement social est politique, les politiques c’est nous. Une situation différente de 86 ou 89 où les mobilisations des infirmières, des cheminots étaient alors radicales mais en restant sur le terrain revendicatif. Les retraites, la protection sociale, ce sont des questions de société, des questions politiques. Ce débat va se réfracter dans les médias dans la fracture entre les intellectuels qui soutiennent Notat et le gouvernement et ceux qui soutiennent le mouvement. Un débat qui rebondit à partir de 2005 à l’occasion du Traité constitutionnel européen et qui fait son chemin, difficilement, dans les syndicats, les partis, les associations. Des voies explorées maintenant par Podemos ou Occupy. Des questions qui posent différemment le clivage réforme-révolution en posant non seulement la question de la prise du pouvoir mais aussi celle de la démocratie. Des questions ouvertes posées à tous les mouvements sociaux, à toutes celles et ceux qui ne renoncent pas à transformer le monde !
Propos recueillis par Robert Pelletier