« Pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l'impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C'est seulement lorsque "ceux d'en bas" ne veulent plus et que "ceux d'en haut" ne peuvent plus continuer de vivre à l'ancienne manière, c'est alors seulement que la révolution peut triompher. » Lénine, La maladie infantile du communisme (1920)
A l’exemple de la révolution française, la révolution russe procède fondamentalement de l’incapacité du pouvoir monarchique à assurer une transition pacifique entre le féodalisme et le capitalisme. Toutefois, à la différence de la révolution paysanne et bourgeoise qui avait eu lieu en France, la révolution russe présente des spécificités remarquables, dans la mesure où elle élimina les derniers vestiges du féodalisme pour donner naissance non pas à un régime bourgeois, mais à un pouvoir socialiste et ouvrier. Une telle situation s’explique par les caractères originaux de la Russie, qui avait connu un féodalisme très différent de celui qui s’était développé dans le reste de l’Europe et où l’introduction du capitalisme n’avait pas procédé d’une évolution endogène.
Un féodalisme où l’Etat écrase la société
L’Etat russe s’est constitué à la fin du Moyen Age dans le contexte d’éclatement de l’empire mongol qui dominait les steppes de l’Eurasie. En s’autonomisant du Khan dont il était le vassal, le grand-prince de Moscou posa les bases d’un nouveau pouvoir monarchique, de nature profondément despotique puisque le prince russe se définissait comme un autocrate, autrement dit un souverain qui n’avait d’autre légitimé que lui-même ou, plus exactement, l’autorité que Dieu lui aurait directement déléguée. A la différence d’un monarque européen, qui devait composer avec la noblesse, l’église et les villes et se soumettre à l’ordre légal et coutumier, l’autocrate russe ne voyait son pouvoir limité par aucun corps social et se trouvait exonéré du respect de toute loi ou règle, puisqu’il pouvait par exemple assassiner de ses propres mains n’importe lequel de ses sujets.
L’autorité du prince était si forte qu’elle avait écrasé l’ensemble de la société et en premier lieu la paysannerie, qui avait été réduite en servage entre la fin du 15e et la fin du 16e siècle. Privés de toute propriété, les paysans-serfs avaient été héréditairement établis dans l’une des communautés villageoises que le pouvoir princier avait instituées pour assurer une fonction de « paix » (en russe : mir). Cellule de base de l’Etat russe, le mir gérait de manière communautaire les terres qui lui avaient été assignées, afin d’assurer les prélèvements que le prince exigeait sous forme de redevances ou de livraisons d’hommes pour les corvées et l’armée. Privés de toute réelle liberté, à commencer par celle de circuler ou de se marier, ces paysans-serfs se trouvaient soumis à la coercition de leurs maîtres, qu’un intendant exerçait au nom du prince ou d’un noble, voire d’un monastère, auxquels le souverain avait pu les concéder.
Ces concessions féodales prenaient place dans un système de domestication de la noblesse et de l’église. A la différence de la noblesse européenne, la noblesse russe constituait pour l’essentiel une aristocratie de service, dont la richesse, le pouvoir et les titres procédaient de la faveur princière. Recouvrant environ 200 000 chefs de famille en 1917, la noblesse russe constituait un monde hiérarchisé en fonction des charges civiles et surtout militaires que le prince lui allouait. Soumise à une stricte étiquette, elle tirait ses revenus des domaines que le service du prince lui avait permis d’acquérir et assurait son rang par l’existence d’une nombreuse domesticité.
La Russie disposait aussi d’une Eglise autocéphale qui, par sa liturgie slavonne, constituait l’âme et le fondement du nationalisme russe. Fortement intégrée à l’Etat, l’Eglise russe était placée sous la protection du prince dans lequel elle voyait un « Tsar », autrement dit l’héritier des Césars romains et byzantins. Assurant ses fidèles de la possibilité d’un bonheur éternel, elle exigeait en contrepartie une soumission absolue à l’ordre social et au tsar, en excommuniant les rebelles au même titre que les hérétiques. Le pouvoir tsariste veillait en contrepartie au maintien de son hégémonie, ce qui l’amenait à pourchasser toute forme d’hétérodoxie et en premier lieu les adeptes de la puissante secte des Vieux-Croyants, dont les millions de fidèles furent persécutés jusqu’en 1905. L’Etat laissait toutefois peu d’autonomie à l’Eglise et avait même sécularisé au 18e siècle ses monastères, assurant aux moines une rente en lieu et place des terres qu’il leur avait confisquées.
Dans cette société écrasée par l’Etat, il n’y avait donc guère de place pour le développement d’une économie autonome, ni d’une véritable société civile. En l’absence de secteur marchand ou de rapports salariaux, la Moscovie ne vit se développer ni bourgeoisie, ni capital. A la différence de l’Europe, le féodalisme russe était trop contraint par le poids de l’Etat pour pouvoir de lui-même évoluer vers le capitalisme.
Le capitalisme : une importation européenne
Profitant de l’effondrement à la fin du 17e siècle de l’empire suédois, l’Etat russe parvint à s’ouvrir une fenêtre sur la Baltique et entra ainsi dans le concert des puissances européennes. En 1703, le tsar Pierre le Grand fit établir sa nouvelle capitale de Saint-Pétersbourg sur les marais qui bordaient la Baltique, recourant au travail forcé de ses serfs qu’il fit tuer à la tâche par dizaines de milliers. Le regard tourné vers l’Occident, la cour et les élites s’orientèrent dès lors vers l’Europe, d’où ils faisaient venir la culture et les produits de luxe dont la possession devint le fondement de la distinction aristocratique. Sous l’impulsion des élites russes, de nombreux artisans, médecins ou professeurs occidentaux, le plus souvent allemands, vinrent s’établir en Russie autour des palais royaux ou dans les châteaux de la noblesse.
En s’intégrant progressivement à l’Europe, l’Etat russe devint au cours du 18e siècle une puissance militaire de tout premier ordre, sans rapport avec la faiblesse de son poids économique. Grâce à sa victoire sur Napoléon Ier, la Russie fit son entrée dans le concert des grandes puissances et acquit un nouvel empire, en mettant la main sur une grande partie de la Pologne et de la Lituanie, mais aussi sur la Moldavie roumaine et l’espace caucasien. Au cours du 19e siècle, la Russie poursuivit sa politique expansionniste, en mettant pied dans les Balkans grâce à la création de nouveaux Etats slaves au détriment de l’empire ottoman (Serbie, Bulgarie), mais aussi en entamant une longue marche vers le Pacifique, qui lui permit de pénétrer en Asie centrale avant d’acquérir Vladivostok et la côte pacifique en 1858. Disposant désormais du plus grand territoire au monde, l’Empire russe se trouvait aussi doté des plus grands gisements mondiaux de ressources naturelles (charbon, pétrole, etc.).
De telles richesses ne pouvaient laisser insensibles les capitalistes européens, qui s’attachèrent à mobiliser les capitaux nécessaires à l’exploitation de l’espace russe. Dans une société sans bourgeoisie, l’industrialisation du pays fut impulsée par l’Etat qui emprunta en Europe occidentale des capitaux importants en leur offrant une rémunération très attractive. Initiée dès les années 1830, l’industrialisation de la Russie s’accéléra brutalement dans les années 1880, lui permettant d’acquérir en peu de temps un réseau de transport moderne, bien que toujours insuffisant, mais aussi une industrie métallurgique et textile, presque entièrement concentrée à Saint-Pétersbourg, à Moscou, dans le Caucase et dans la moyenne vallée de la Volga.
La Russie se trouvait ainsi dotée d’un capitalisme sans bourgeoisie, puisque l’essentiel de l’impulsion économique était donné par l’Etat qui recourait à des capitaux exogènes. Elle s’engageait dans un mode de développement qui combinait un extrême archaïsme, car l’immense masse de la population était composée par une paysannerie misérable, analphabète et totalement coupée de la société moderne, avec des caractères d’une remarquable modernité, puisque l’industrie russe était de loin la plus concentrée au monde. Ne s’étant en effet pas formé de manière endogène, le capitalisme russe n’était pas issu de l’essor d’un petit entreprenariat familial, mais s’était dès le départ caractérisé par sa forte composition organique du capital, qui avait été investi dans des usines colossales, à l’exemple de l’usine Poutilov de Saint-Pétersbourg où travaillaient en 1905 pas moins de 12 000 ouvriers.
Utilisant les enseignements que Marx et Engels avaient tirés de la lente formation du capitalisme anglais, les sociaux-démocrates russes eurent longtemps du mal à comprendre l’originalité du développement de leur pays. Trotsky fut le premier marxiste à penser la spécificité de la Russie, en constatant dans Bilan et perspectives (1906) que le capitalisme ne s’y développait pas sur le modèle anglais, mais prenait une voie originale qui combinait archaïsmes et modernités. En la définissant comme un « développement inégal et combiné », Trotski soulignait que cette situation provoquait de fortes contradictions qui offraient les conditions objectives nécessaires à une crise révolutionnaire.
L’éclatement de la formation sociale russe
Les profondes transformations que connaissait la Russie modifièrent en profondeur sa formation sociale. Selon le recensement de 1897, sa population ne comptait plus que 44 % de Russes et se trouvait donc majoritairement composée d’un conglomérat de minorités très diverses (Polonais, Ukrainiens, Tatars, Lettons, Lithuaniens, Finlandais, Juifs, Allemands, Géorgiens, Arméniens, etc.) que le pouvoir tsariste ne parvenait pas à russifier. L’essor des aspirations nationales rendait cette situation explosive, en particulier en Pologne et en Finlande, et suscitaient des tensions croissantes dont les cinq à six millions de Juifs faisaient les frais. A partir de 1880, le pouvoir tsariste avait en effet contribué à transformer le vieil antijudaïsme chrétien en un véritable antisémitisme, suscitant des pogroms pour détourner la colère populaire sur les Juifs, à qui le pouvoir attribuait la responsabilité des calamités que Dieu aurait fait retomber sur l’ensemble de la population.
Bien que la Russie restât un pays misérable, où une mauvaise récolte suffisait à entrainer une famine meurtrière, comme ce fut le cas en 1891 lorsqu’un été trop sec entraîna la mort de deux millions de Russes, les transformations du 19e siècle provoquèrent une explosion démographique particulièrement brutale. Disposant au début du 20e siècle d’un accroissement naturel supérieur à un million de personnes par an, la Russie était sans doute le pays le plus jeune d’Europe. Même si l’état des statistiques russes ne permet pas de disposer de données précises, la majorité de la population russe avait très certainement en 1917 moins de vingt ans, ce qui n’était pas sans conséquence sur les dynamiques sociales.
Dans un contexte de passage brutal du féodalisme au capitalisme, ce pays jeune était aussi affecté par une modification mal contrôlée de sa formation sociale. Particulièrement importantes furent les mutations qui affectèrent la paysannerie, puisqu’elle regroupait sans doute encore plus de 80 % de la population russe à la veille de la Révolution de 1917. Contraint à en finir avec les vieilles structures du féodalisme, le gouvernement s’était engagé dans une politique de modernisation, qui s’était concrétisée par l’abolition en 1861 du servage puis par une réforme agraire mise en place par le gouvernement Stolypine en 1906. En supprimant les anciennes communautés paysannes au profit d’une économie de marché, ces réformes donnèrent naissance à une nouvelle couche de petits propriétaires terriens, mais aussi à un prolétariat agraire qui, se trouvant brutalement privé de terres, n’avait d’autre solution que de partir vers les villes et les vastes espaces sibériens ou d’entrer dans la domesticité agricole. Au début du 20e siècle, l’ancienne paysannerie des mirs avait ainsi disparu pour donner naissance à des dizaines de millions de déracinés qui faisaient de l’accès à la terre la question sociale centrale de la Russie.
Une partie de ce nouveau prolétariat rural avait réussi à être embauchée dans les usines qui se construisaient à Moscou, Saint-Pétersbourg, Bakou ou Nijni Novgorod, contribuant à la formation d’une classe ouvrière qui regroupait peut-être jusqu’à quatre millions de travailleurs à la veille de la Première Guerre mondiale. Soumise à une exploitation d’autant plus brutale que l’industrialisation s’était originellement développée dans des ateliers domaniaux par l’exploitation d’une main-d’œuvre servile, la classe ouvrière russe disposait d’une forte combativité, en raison de son important degré de concentration. Dans un pays où les droits de grève et de coalition n’existaient pas, les luttes du prolétariat russe prenaient une forte dimension révolutionnaire. Toute action de grève se heurtant à la répression de la police et de l’armée, les revendications de type économique se trouvaient en effet toujours étroitement associées à des revendications démocratiques qui mettaient en cause l’autocratie.
Les capacités de lutte du prolétariat russe étaient exacerbées par un puissant réseau de militants révolutionnaires, qui trouvait ses racines dans l’incapacité du régime à répondre aux aspirations de ses élites. Ne disposant en effet pas d’une réelle bourgeoisie, la Russie n’offrait à la poignée de jeunes privilégiés, qui entraient dans les universités et lycées établis en petit nombre au 19e siècle, que les perspectives étriquées d’une carrière dans l’armée ou dans les rangs d’une église obscurantiste.
Avec le développement de l’enseignement, la Russie vit se développer une couche sociale spécifique – l’intelligentsia russe – qui, ne trouvant pas dans le service du tsar une réponse à ses aspirations, se tourna soit vers les arts, pour donner naissance à une scène artistique, musicale et littéraire très créative, soit vers des activités politiques qui, vu la nature du régime, ne pouvaient qu’être révolutionnaires. Avec l’essor du prolétariat urbain, les usines devinrent les lieux de rendez-vous de ces nouveaux militants qui, après avoir été exclus des lycées ou des universités, se consacraient à l’animation de groupes révolutionnaires, avant d’être arrêtés, déportés, puis de partir en exil rédiger les tracts et les brochures qu’une nouvelle génération faisait à son tour circuler dans les cercles ouvriers.
Les conditions spécifiques du passage du féodalisme au capitalisme avaient ainsi profondément disloqué la formation sociale russe. Le pays se trouvait déstabilisé par la réforme agraire, qui avait littéralement déraciné des dizaines de millions de paysans, tandis qu’il voyait se former dans les villes une classe ouvrière peu nombreuse mais très combative, que les enfants sans avenir des élites russes s’employaient à doter d’une stratégie révolutionnaire et d’une idéologie socialiste.
Un Etat incapable de se réformer
Réputé pour sa corruption et son inefficacité, l’Etat russe constituait une institution surannée que le pouvoir tsariste devait absolument réformer. L’opération s’avérait toutefois délicate, car la situation était si explosive que toute réforme risquait d’ouvrir les soupapes de la vapeur révolutionnaire. Malgré de réelles tentatives, le régime ne put ainsi jamais se doter des structures parlementaires dont il aurait eu besoin pour conforter son assise.
Particulièrement emblématique fut l’incapacité de Nicolas II à mettre en place une assemblée représentative, comme il s’y était engagé au plus fort de la vague révolutionnaire de 1905. Malgré tous ses efforts pour contrôler les élections, le tsar dut se rendre compte que l’assemblée (en russe : douma) élue en 1906 ne lui était pas favorable. Incapable d’accepter la concurrence d’un pouvoir parlementaire, le tsar prononça sa dissolution, avant de dissoudre quelques mois plus tard pour les mêmes raisons la deuxième douma qu’il avait fait élire, puis d’obtenir, au gré d’un troisième vote manipulé, l’élection d’une assemblée aussi apathique que privée de toute crédibilité.
L’appareil d’Etat russe n’était en réalité capable d’efficience que pour museler son opposition. Face à la déliquescence sociale et à la montée des courants révolutionnaires, le pouvoir tsariste s’était doté, en 1881, d’une police politique (l’Okhrana), qui disposait de moyens sans équivalents dans aucun autre pays. Appuyée sur un réseau d’informateurs impressionnant, l’Okhrana parvenait à infiltrer tous les groupes révolutionnaires et à les démanteler régulièrement, sans toutefois que cette réussite policière n’empêchât que les places des militants déportés en Sibérie ne fussent aussitôt réoccupées par une nouvelle génération.
L’essentiel de l’effort de l’Etat passait toutefois dans l’armée qui absorbait à elle seule plus de la moitié du budget. Disposant grâce à la conscription de la plus nombreuse armée du monde, la Russie ne put toutefois engager la modernisation nécessaire à la construction d’une force efficace. Le premier avertissement vint de sa défaite lors de la guerre de Crimée (1853-1856), qui avait montré que les conscrits chétifs et maladifs levés dans les campagnes russes étaient peu préparés à la guerre moderne. La nouvelle défaite de la Russie contre le Japon (1904-1905) fut d’une autre ampleur, dans la mesure où elle mettait en évidence le retard technologique de l’armée russe et les graves insuffisances de son commandement. Après avoir claironné qu’il allait écraser « les insolents macaques » japonais, Nicolas II fut contraint à signer en 1905 une capitulation qui affaiblit considérablement son prestige et son autorité.
Le déclenchement en août 1914 de la Première Guerre mondiale montra toutefois à l’Europe que la déliquescence de l’Etat russe avait franchi un nouveau palier. L’état-major allemand ayant décidé de concentrer dans un premier temps ses forces sur le front français, les Russes n’avaient trouvé face à eux que 200 000 hommes confiés au général Hindenburg. A la surprise générale, ces maigres troupes permirent à Hindenburg d’infliger en septembre 1914 une défaite majeure à l’armée russe, dont le commandement fit preuve d’une incompétence sans égal. L’armée russe n’évita la débâcle totale qu’en soumettant ses soldats à une discipline de fer et en les enterrant dans des tranchées, dans lesquelles les conditions de vie étaient particulièrement épouvantables, en raison de la désorganisation générale de la logistique qui amenait certains conscrits à combattre sans chaussures dans la neige.
A la veille de la Révolution de 1917, la situation militaire de la Russie était devenue désespérée et, malgré la férocité des châtiments, l’état-major ne parvenait plus à enrayer l’insubordination des soldats qui désertaient en masse pour retourner dans leurs villages. L’armée était à bout de souffle et l’économie russe ne parvenait plus à faire face à l’effort de guerre. La situation semblait avoir échappé à la cour impériale de Saint-Pétersbourg ou plutôt de « Petrograd », puisque la ville avait été ainsi rebaptisée dans le contexte germanophobe de la déclaration de guerre à l’Allemagne. L’influence exercée sur la famille impériale par Raspoutine, un pseudo-ascète aussi débauché que délirant, puis son assassinat par des membres de la haute noblesse en décembre 1916, ne constituèrent dans ce contexte que l’un des symptômes de la dégénérescence morale et politique du pouvoir tsariste.
Si le déclenchement d’une révolution n’est jamais inéluctable, la Russie présentait néanmoins en 1917 toutes les conditions nécessaire pour la rendre possible. La fin du féodalisme avait déstabilisé les campagnes russes, libérant un sous-prolétariat agraire qui, en posant la question de l’appropriation des terres, offrait aux socialistes la possibilité de disposer d’une base sociale en milieu rural. Pour être numériquement faible, la classe ouvrière russe disposait d’un haut degré de concentration et son encadrement par une jeunesse cultivée acquise aux idées socialistes et révolutionnaires en faisait une redoutable menace. Enfin, le régime, qui avait déjà failli s’effondrer en 1905 lors de sa défaite contre le Japon, ne parvenait plus à faire face aux échecs militaires majeurs qu’il rencontrait sur le front allemand et était confronté à une crise sans précédent qui privait le tsar de son autorité morale. Pour reprendre la formulation de Lénine, la Russie offrait au début de l’année 1917 une situation où « ceux d’en bas » ne voulaient plus tandis que « ceux d’en haut » ne pouvaient plus.
Laurent Ripart