L’annonce par Juppé de son plan, le 15 novembre 1995, a déclenché le plus important mouvement de grèves et de manifestations en France depuis Mai 68. Retour sur cette séquence de près d’un mois qui a alors profondément ébranlé la vie politique et sociale.
Les grèves dans les services publics de transport bloquèrent le pays. La grève toucha la Poste, l’Education nationale, etc. Les manifestations s’enchaînèrent à travers tout le pays, rassemblant jusqu’à plus de deux millions de personnes. Le mouvement jouit du soutien d’une grande partie de la population et beaucoup de travailleurs du privé se joignirent aux manifestations. Selon le ministère du travail, il y eut alors cinq millions de journées de grève, quatre dans la fonction publique, un dans le privé et le semi-public. Le 15 décembre, un mois après l’annonce de son plan, Juppé retirait les mesures visant les retraites des fonctionnaires et des agents de la fonction publique, ainsi que les régimes spéciaux. Il maintenait cependant ses réformes de la sécurité sociale.
Une remontée des luttes...
Ce mouvement s’est inscrit dans une évolution du climat social qui accompagnait le retour de la droite au pouvoir depuis 1993. Cela avait été le cas du mouvement de la jeunesse contre le CIP (contrat d’insertion professionnelle) de Balladur, en 1994. Cela s’était traduit aussi, en mars 1994 et alors que le taux de chômage dépassait les 12 %, par des « marches de chômeurs et précaires » organisées à l’initiative d’AC ! (Agir ensemble contre le chômage), constitué en octobre 1993 pour « en finir avec la résignation et l’exclusion, pour une autre répartition du temps de travail et des richesses, pour créer des emplois, changer de logique… ».
Depuis le début 1995, un conflit perdurait à la SNCF contre un « contrat de plan » qui, sous prétexte de réduction des déficits et de la dette, menaçait les statuts des cheminots et envisageait de transférer aux Régions l’exploitation de 6000 km de lignes dites secondaires. Le 4 février 1995, des manifestations de défense de la Sécu organisées, entre autres, par la CGT et la FSU avaient réuni plus de 100 000 manifestants. S’y ajoutaient des luttes pour les salaires, comme à Renault. Les profits prospéraient et lorsque la direction proposa 1 % d’augmentation des salaires, ce fut la colère. Une grève, partie de la base, commença le 7 mars. Plus ou moins suivie selon les centres, elle dura près de 10 semaines mais ne parvint pas à faire reculer la direction. Le 27 avril, au premier tour de l’élection présidentielle, Arlette Laguiller obtenait 5,3 % des voix.
Cette évolution du climat social était significative d’une montée de la contestation sociale face aux attaques menées par la droite au pouvoir, mais aussi de la conscience, chez bien des travailleurs, chômeurs et jeunes, que pour s’y opposer on ne pouvait compter ni sur les partis de gauche, totalement déconsidérés par leur passage au pouvoir, ni sur les principales organisations syndicales qui, après avoir accompagné les offensives de la gauche au pouvoir, n’organisaient aucune riposte sérieuse à celles de Balladur.
C’est dans ce contexte que, le 17 mai, Chirac devint président de la République et que Juppé entra en fonctions comme premier ministre. Chirac avait fait campagne contre la « fracture sociale ». Il avait posé comme « priorité absolue » la lutte contre le chômage, promis la réduction des dépenses publiques et des impôts, l’augmentation des salaires, une meilleure gestion des dépenses de santé et de la protection sociale, une réforme hospitalière. On n’allait pas tarder à voir la traduction concrète de ces promesses.
... accentuée par la brutalité de l’offensive de Juppé
Pour Juppé, il s’agissait bien évidemment de poursuivre la politique de ses prédécesseurs. Il pense pouvoir en accélérer le rythme et s’en prendre aux soi-disant « privilèges » des fonctionnaires et des salariés des entreprises publiques.
Les coups s’enchaînèrent : 4 septembre, blocage des salaires des fonctionnaires ; 10 octobre, Chirac et Juppé disent vouloir aligner les retraites des fonctionnaires sur celles du privé et réformer le financement de la Sécu ; 16 octobre, le forfait hospitalier passe de 55 à 70 francs ; 15 novembre, annonce du plan Juppé, suivie un peu plus tard de l’annonce par Fillon, ministre de la Poste, de son intention de mettre fin au monopole du service public et d’ouvrir son capital, puis par celle d’Arthuis, ministre des finances, qui veut supprimer l’abattement de 20 % dont bénéficient tous les salariés qui paient l’impôt sur le revenu...
Juppé pensait certainement que la brutalité de sa méthode, associée à l’inertie de confédérations syndicales engluées dans le dialogue social, suffirait à emporter la bataille. Il se trompait. Son plan se heurta à l’opposition de la quasi totalité des fédérations syndicales de fonctionnaires et de la fonction publique, ainsi qu’aux confédérations CGT et FO qui se retrouvèrent au cœur de la mobilisation sociale.
La CGT et FO au cœur du mouvement
Au milieu des années 1990, les organisations syndicales avaient déjà lourdement payé, par le délitement de leurs effectifs, leur attentisme voire leur complicité vis-à-vis des politiques antisociales des gouvernements qui se succédaient depuis le début des années 1980. Elles étaient en concurrence pour maintenir leur influence dans les secteurs où elles étaient implantées, ainsi que pour le partage des quelques sinécures offertes par les institutions du « dialogue social ».
FO et la CGT trouvèrent dans le mouvement contre le plan Juppé une occasion de reprendre l’initiative, en allant dans le sens de la poussée de leur base. Ce fut le cas pour la CGT à la SNCF, où elle se trouva à la tête des bagarres contre le contrat de plan. Ce sont les cheminots CGT, déjà fortement mobilisés, qui lancèrent dès le 27 novembre la grève reconductible à la SNCF et se retrouvèrent de ce fait à la pointe du mouvement et l’un des principaux moteurs de son extension. Ils reçurent le soutien de leur confédération jusqu’au retrait par Juppé des mesures contre leurs retraites et les régimes spéciaux.
Une des motivations de FO, moins implantée que la CGT dans les principaux secteurs en lutte, était certainement la menace que les réformes de la sécurité sociale faisaient porter sur les postes que le syndicat y occupait, dont la présidence de la Caisse nationale d’assurance maladie. Son secrétaire général, Blondel, avait fait son cheval de bataille du « sauvetage de la Sécu » et tenté à plusieurs reprises de « négocier ». A l’issue de rencontres avec Chirac, puis avec le ministre du travail Jacques Barrot, début novembre, il avait même cru pouvoir déclarer : « la Sécu est sauvée. » Mais l’annonce du plan Juppé doucha brutalement ses illusions, et il riposta en appelant à l’extension du mouvement, poussant la surenchère jusqu’à appeler, le 2 décembre, à « généraliser le mouvement, au public comme au privé, jusqu’au retrait du plan Juppé. »
La CFDT avait participé au cours de l’année à diverses journées d’action de défense de la Sécu aux côtés de la CGT, de FO, de la FSU, etc. Mais les choses changèrent à l’annonce du plan Juppé. La fédération de fonctionnaires de la CFDT appela, avec celles des autres syndicats, à une journée de grève et de manifestations pour le 24 novembre contre le plan Juppé. Au même moment, Notat (secrétaire générale de la CFDT) se félicitait que ce plan reprenne un certain nombre de mesures proposées par son syndicat... Elle sera cependant obligée de se plier, dans un premier temps, à la volonté de sa base. Le 22, accueillie par des militants aux cris de « Notat à Matignon », elle déclare : « la confédération soutient sans réserve l’action de ses fonctionnaires, le 24 novembre, et je défilerai avec eux »... ce qui lui vaudra de se confronter aux huées de « ses » fonctionnaires lorsqu’elle rejoindra la manif. Ce sera la dernière apparition de la CFDT dans le mouvement contre le plan Juppé. Tout comme la CFTC, elle se cantonnera désormais à demander l’ouverture de négociations. Mais certaines de leurs fédérations continueront, elles, à participer au mouvement.
Fonctionnaires et salariés du public s’emparent de la lutte
Le mouvement fut rythmé par une succession d’appels à manifester lancés par les syndicats engagés dans la lutte. Il commença formellement le 24 novembre, avec plus d’un million de grévistes et d’un demi-million de manifestants. Lors de la manifestation suivante, le 28 novembre, ils furent de nouveau plusieurs centaines de milliers. Les cheminots, en grève totale reconductible depuis le 27, furent rejoints par la RATP, la Poste, France Télécom. L’activité de la SNCF et de la RATP resta paralysée pendant plus de trois semaines. L’Education nationale entra aussi dans le mouvement, sans pour autant se mettre en grève totale.
Dans les entreprises en grève se tenaient des AG quotidiennes. On y discutait de la poursuite du mouvement, des initiatives à prendre pour le développer (tour du secteur pour rencontrer d’autres travailleurs, diffusions de tracts à la population, etc.). Des collectifs inter-pro se constituaient. La CGT encouragea ces initiatives. Les appels de FO à généraliser le mouvement allèrent dans le même sens. Mais le succès du mouvement, son développement ne s’expliquaient que parce que cela répondait aux attentes de la grande masse des grévistes, à commencer par les militants du rang, parmi lesquels les militants révolutionnaires. Après des années à subir reculs sur reculs, le mouvement était l’occasion de libérer les énergies. Il se nourrissait en retour de ces énergies, de ces colères, de l’enthousiasme et de la solidarité qui émanaient de la lutte. Dans certaines villes, il fut rejoint par les étudiants en lutte contre les restrictions budgétaires dans leur universités.
« Tous ensemble ! »
Démarré contre le « plan Juppé », le mouvement agrégea de multiples mécontentements, contre la précarisation des emplois, le chômage, les salaires de misère... Le gouvernement avait tenté d’isoler les fonctionnaires et les travailleurs des entreprises publiques du reste de la population en présentant l’alignement des retraites du public sur celles du privé comme une mesure de justice sociale ! Mais sa manœuvre cynique fit long feu... Les grévistes rétorquèrent que la justice consistait au contraire à revenir sur la réforme Balladur : ramener les retraites du privé à 37,5 ans de cotisation.
Et bien des travailleurs du privé, confrontés à la difficulté de se mettre en grève dans un contexte de menace permanente sur l’emploi, prenaient conscience que les grévistes du public, et plus particulièrement les cheminots, en défendant leurs droits, défendaient en fait ceux de tous les travailleurs, qu’un recul des uns ne pouvait qu’être suivi de nouveaux reculs pour les autres. Leur soutien à la grève dépassa ainsi le simple sentiment de solidarité : ils s’en sentaient partie prenante tout en continuant à travailler, c’était la « grève par procuration ». Le slogan « Tous ensemble ! » qui naquit au cours du mouvement reflétait cette affirmation de la solidarité d’une classe en lutte contre ceux qui voulaient la diviser pour mieux la vaincre.
Tout semblait réuni pour un appel à la grève générale, en particulier autour du mot d’ordre d’abrogation de la réforme Balladur sur les retraites du privé, associé au retrait du plan Juppé. L’appel du 2 décembre de Blondel invitait à la généralisation du mouvement, mais FO n’avait pas les moyens militants du radicalisme qu’elle affichait. La question fut débattue au congrès confédéral de la CGT, tenu les 3 et 4 décembre. Mais, pour son secrétaire général, Viannet, s’il fallait « un puissant temps fort de l’action », c’était pour « obliger le gouvernement à ouvrir des négociations »... Le congrès se termina sur un appel à l’extension de la grève, mais en en laissant « l’initiative aux travailleurs ». Autrement dit, la CGT refusa d’assumer jusqu’au bout le rôle dirigeant qu’elle jouait de fait dans le mouvement.
Ce dernier n’en continua pas moins à s’approfondir. Le 5 décembre, les manifestations réunirent entre 700 000 et un million de personnes.
Juppé recule, la CGT siffle la fin du mouvement
Juppé commença à reculer. Il tenta d’abord de faire rentrer les cheminots dans le rang en nommant un médiateur, puis en annonçant, le 10 décembre, qu’il renonçait au contrat de plan et maintenait la retraite à 50 ans pour les roulants SNCF et RATP. Le 11, c’est sur l’ensemble des retraites des agents SNCF et RATP qu’il reculait. La réponse vint de la rue, où plus de deux millions de manifestants défilèrent le 12 décembre. Trois jours plus tard, le 15 décembre, Juppé retirait sa réforme sur les retraites de la fonction publique et les régimes spéciaux (SNCF, RATP, EDF), mais maintenait ses objectifs sur la Sécu.
Cela suffit à la fédération des cheminots CGT, qui envoya une circulaire appelant ses militants à « d’autres formes d’actions ». Ce sera le coup de sifflet final pour le mouvement, les secteurs en lutte reprenant peu à peu le travail. Deux journées de manifestations eurent encore lieu. Le 16, dans toute la France, l’occasion pour bien des militants du mouvement de crier leur colère contre le renoncement des directions syndicales, puis le 19, à Paris seulement. Les « partenaires sociaux » se retrouvèrent pour un « sommet social » le 21 décembre à Matignon.
Novembre-décembre 1995 a été une réponse de la classe ouvrière à ceux qui dissertaient sur sa « disparition », pour qui la chute de l’URSS marquait la « fin de l’histoire », qui s’imaginaient pouvoir mener leur propre guerre de classe sans craindre la riposte des travailleurs. Et bien des liens qui s’y sont tissés entre militants, bien des embryons de structures collectives, interpros, coordinations nées en décembre 1995 ont trouvé leur prolongement dans les mouvements qui ont suivi.
Daniel Minvielle
Une série d’émissions concernant le mouvement sont disponibles sur le site www.ina.fr. Ne pas manquer en particulier l’émission « La France en direct », présentée sur France 2 le 1er décembre (téléchargeable pour 2,99 euros).