Un mouvement social d’importance produit toujours un écho bien au-delà des rangs de ceux et celles qui sont directement concernés. Cela fut le cas du mouvement de l’hiver 1995, qui provoqua un affrontement politique entre intellectuels.
Dès l’annonce du « plan Juppé », des rédacteurs de la revue Esprit lançaient ainsi une pétition appuyant ce qu’ils nommaient une « réforme de fond de la Sécurité sociale », repeinte pour l’occasion et les besoins aux couleurs de la « justice sociale », et soutenant la démarche de la direction de la CFDT, qui aurait selon eux « fait preuve de courage et d’indépendance d’esprit »...
Les signataires ne se réduisaient d’ailleurs pas à la revue fondée dans les années 1930 par Emmanuel Mounier. On y retrouvait la fine fleur de la « deuxième gauche », tous ceux qui, à partir du tournant de la rigueur de 1983, avaient plaidé en faveur d’une « République du centre »1 : des sociologues (Alain Touraine, François Dubet, Louis Chauvel, etc.), des historiens (Pierre Rosanvallon, Michel Winock, Michelle Perrot, etc.), des philosophes (Paul Ricoeur, Claude Lefort, etc.), des économistes (Daniel Cohen, Jean-Paul Fitoussi, etc.), des intellectuels médiatiques (Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut), etc.
Quelques jours plus tard paraissait, en opposition au « plan Juppé », un « appel des intellectuels en soutien aux grévistes », qui fusionnait sous la supervision du sociologue Pierre Bourdieu deux projets d’appel : l’un rédigé par Denis Berger, Henri Maler et Michèle Riot-Sarcey, l’autre par Yves Bénot et Catherine Lévy. Cet appel reposait essentiellement sur une défense des droits sociaux et des services publics, et invitait chacun « à s’associer à ce mouvement et à la réflexion radicale sur l’avenir de notre société qu’il engage ». Il fut signé très largement.
Contre-offensive de la sociologie critique
Cet affrontement couvait depuis une décennie, en particulier depuis le ralliement d’une partie des intellectuels de gauche au néolibéralisme, sous l’égide de la Fondation Saint-Simon. Fondée en 1982 par François Furet, celle-ci rassembla pendant presque deux décennies des intellectuels, des hauts fonctionnaires et des hommes d’affaires, prétendant constituer un « cercle de la raison » (Alain Minc). Elle était présidée en 1995 par Pierre Rosanvallon, dont le parcours politique est emblématique : proche du PSU dans les années 1970, il passa en une décennie de la défense d’idéaux « autogestionnaires » à l’éloge du libéralisme.
D’un autre côté, l’hiver 1995 permit la lancée dans le monde intellectuel d’une contre-offensive. Le marxisme demeurait néanmoins marginalisé, subissant encore le contrecoup de l’offensive amorcée dès le milieu des années 1970, notamment par Glucksmann et les « nouveaux philosophes ». C’est donc essentiellement sous la forme d’une sociologie critique, dominée par la figure de Pierre Bourdieu, que reprenait vigueur l’appel à ne pas se satisfaire du monde tel qu’il est et à mettre au jour les rapports de domination qui se dissimulent derrière le rideau de fumée libéral ou républicain.
Ugo Palheta
- 1. Titre d’un livre de François Furet, Jacques Julliard et Pierre Rosanvallon, paru en 1988.