Publié le Samedi 9 mai 2015 à 11h11.

Union nationale et Yalta contre la révolution

Le 21 août 1944, Albert Camus signait l’éditorial du quotidien Combat sorti de la clandestinité. Intitulé « De la Résistance à la Révolution », il traçait la ligne politique du journal : « en finir avec l’esprit de médiocrité et les puissances d’argent, avec un état social où la classe dirigeante a trahi tous ses devoirs et a manqué à la fois d’intelligence et de cœur. Nous voulons réaliser sans délai une vraie démocratie populaire et ouvrière. » A sa façon, Camus résumait ce qui était sans doute l’état d’esprit de la majorité des Français à la Libération. Une Libération qui ne signifiait pas seulement la défaite des troupes nazies mais aussi la fin du régime de Vichy et du « fascisme à la française ».

Mais derrière ce type de proclamation se cachaient des projets différents. Pour De Gaulle, il s’agissait d’instaurer un Etat bourgeois plus fort et plus efficace que ne l’avait été la III° République, capable de reconstruire l’économie et de s’imposer sur la scène internationale. Ce projet s’opposait aux aspirations de larges secteurs populaires qui avaient souffert de la guerre, en avaient assez de leurs conditions de vie, des collabos et des profiteurs et qui, dans certaines secteurs du territoire, disposaient, avec les comités de libération et les milices patriotiques, d’instruments qui mettaient en péril « la restauration de l’autorité de l’Etat ». Pour parvenir à leurs fins, De Gaulle et ses alliés feront des réformes structurelles (nationalisations) et sociales et trouveront un allié précieux dans la direction du parti communiste qui, malgré des réticences à la base, allait, au nom d’une prétendue « unité de la Résistance » (en fait l’union nationale) accepter le cadre de l’Etat bourgeois reconstitué.

Un premier article de ce dossier montre l’importance décisive du compromis entre l’URSS et ses alliés occidentaux sur leurs zones d’influence respectives. Plusieurs contributions retracent ensuite l’évolution de la France à la fin de la Deuxième Guerre  mondiale, en rappelant qu’elle s’est accompagnée d’une volonté de rétablissement de l’Empire colonial français, fût-ce au prix du massacre de populations qui, comme en Afrique, avaient fourni des soldats à la « France libre ».

Un dernier article porte sur la guerre civile grecque qui a vu les Anglais, les monarchistes grecs et des secteurs ayant collaboré avec les occupants nazis s’allier contre la résistance communiste.

Ce dernier point rappelle ce qu’a été la Deuxième Guerre mondiale. Ce fut une combinaison de plusieurs guerres différentes, comme l’a souligné Ernest Mandel qui en discernait même cinq.

« Tout d’abord, il y avait bien entendu une guerre inter-impérialiste, une guerre entre les impérialismes nazi, italien et japonais, d’une part, et les impérialismes anglo-américain-français d’une part. Cette guerre était de nature réactionnaire, une guerre entre différents groupes de puissances impérialistes ». A quoi s’ajoutait deux guerres de défense nationale (la Chine contre les agressions des impérialistes japonais, l’URSS contre l’invasion nazie) et les premiers soulèvements des peuples colonisés contre les différents impérialistes. « Toutes ces guerres de libération nationale étaient des guerres justes, indépendamment de la nature de leur direction politique ».

Enfin, dans cette analyse, Mandel en arrive « à la cinquième guerre, qui est la plus complexe. Je ne dirais pas qu’elle existait dans la totalité de l’Europe occupée par l’impérialisme nazi, mais elle fut particulièrement prononcée dans deux pays, la Yougoslavie et la Grèce, présente en grande partie en Pologne, et naissante en France et en Italie. C’était une guerre de libération menée par les ouvriers, les paysans, et la petite-bourgeoisie urbaine opprimés contre les impérialistes nazis et leurs faire-valoir locaux […] Les gens n’ont pas combattu parce qu’ils étaient des patriotes chauvins. Les gens combattaient parce qu’ils avaient faim, parce qu’ils étaient surexploités, parce qu’il y avait des déportations massives de travailleurs forcés en Allemagne, parce qu’il y avait des exécutions de masse, parce qu’il y avait des camps de concentration, parce qu’il n’y avait aucun droit de grève, parce que les syndicats ont été interdits, parce que les communistes, les socialistes et les syndicalistes étaient mis en prison. C’est pour cela que les travailleurs entraient en résistance, et non parce qu’ils étaient des «patriotes chauvins». Certains étaient souvent des chauvins également, mais ce n’était pas la raison principale de leur révolte. »1

Cette conjoncture particulière aurait peut-être permis en France, en Italie, en Grèce de passer effectivement « de la Résistance à la Révolution », même si l’issue d’aucune lutte n’est jamais donnée d’avance.

Henri Wilno

  • 1. Il faut ajouter à ces cinq guerres, l’entreprise des nazis et de leurs complices, dans divers pays, d’extermination de populations entières : Juifs et aussi Tsiganes.