Publié le Jeudi 26 avril 2012 à 19h59.

Victor Serge, « il y a vingt ans »

Expulsé d’URSS en avril 1936, l’écrivain militant Victor Serge (1890-1947) est boycotté par la presse du Front populaire en France. Il écrit pour quelques revues d’extrême gauche (comme La Révolution prolétarienne de Pierre Monatte) ; et seul le quotidien socialiste et syndical de Liège, en Belgique, La Wallonie, lui offre une tribune régulière. À partir de juin 1936, Victor Serge donne un article par semaine à La Wallonie sur les sujets les plus divers, de l’actualité internationale aux recensions d’ouvrage en passant par des chroniques d’histoire sociale ou des évocations des luttes passées. Ainsi en mars 1937, dans un article intitulé « Il y a vingt ans »1, il rappelle les débuts de la Révolution russe et l’effondrement soudain d’un régime vieux de trois siècles, réputé éternel et indestructible. Son évocation de l’aveuglement des classes dominantes et de leur incapacité à comprendre une situation nouvelle pour l’affronter caractérise bien ce moment rare où les dominants ne savent plus faire face, tandis que les dominés refusent de subir plus longtemps et prennent en main leur destin. De même, son invitation finale à méditer sur la chute des empires apparemment les plus solides – alors que les régimes totalitaires dominaient le monde et allaient bientôt l’entraîner dans la guerre – résonne comme une invitation à la résistance et à la lutte dans les conditions les plus difficiles qui soient. Dans de sombres jours, l’évocation des luttes du passé apparaît, selon les mots de Walter Benjamin, comme un appel à « devenir maître d’un souvenir tel qu’il brille à l’instant [du] péril » afin de hâter le moment où « les mauvais jours finiront ».

Les journées du 7 au 11 mars, correspondant, dans l’ancien calendrier russe à celles du 23-27 février, devraient inspirer à bien des gens de profitables méditations. Il y a vingt ans, à cette date, l’Empire le plus autoritaire de l’Europe, s’effondrait subitement, comme un édifice vermoulu. Le 5 mars, S. M. l’Empereur NicolasII recevait paisiblement à sa coutume les grands dignitaires. La dynastie avait trois siècles derrière elle, et celui qui eut prédit qu’elle ne serait plus rien à la fin de la semaine suivante eut passé pour fou. La classe ouvrière murmurait évidemment, dans les bas-fonds, – cette basse canaille, excitée par les marxistes, n’est-ce pas ? Mais on connaissait, pour la mater, des recettes éprouvées. Le général Khabalov, gouverneur de Petrograd, prévoyant des troubles à la fin de l’hiver (quelle perspicacité !), venait d’arrêter un plan détaillé de répression. Les généraux et les ambassadeurs étrangers envisageaient entre eux « d’immenses changements » qui eussent substitué dans les ministères une camarilla à une autre. Nicolasii était confiant, la Tsarine Alexandra Feodorovna, plus confiante encore. N’avaient-ils point l’appui de la Providence et de bonnes prisons, une police comparable à nulle autre, des potences en nombre suffisant ? Solide, tout ça. Un signe aux dispensateurs de fonds secrets et la presse des deux mondes parlait en termes touchants du tsar civilisateur, adoré de son peuple, de l’invincible puissance russe, de l’âme slave qui et que… « Les révolutionnaires, monsieur ? Chacun sait que ce sont des agents de Ludendorff  et des demi-fous. Voilà du reste cinquante ans que leurs prédictions ne se réalisent point. » Ainsi s’exprimait M. Homais au Café de la Paix et il ajoutait peut-être crânement : « Moi, monsieur, j’ai placé mes économies dans les emprunts russes et je vous conseille d’en faire autant ! »

Un an tout juste avant l’effondrement, la Tsarine écrivait à son auguste époux : « Tu ne dois pas te laisser fléchir ; pas de ministère responsable, etc. ; rien de ce qu’ils veulent. Cette guerre doit être ta guerre et la paix ta paix, à ton honneur et à celui de la patrie, mais en aucun cas à l’honneur de la Douma. Ces gens-là n’ont pas le droit de dire un mot. »

La Douma était une ombre de parlement, « ces gens-là » étaient des bourgeois libéraux qui préconisaient timidement le régime parlementaire.

Les événements commencent dans les quartiers ouvriers de la capitale le 23 février ancien style (7 mars nouveau style) par une grève spontanée, dont les ouvrières, lasses de faire la queue pour du pain, ont pris l’initiative. Aucun parti révolutionnaire n’a rien préparé ni voulu. Le mouvement fait tâche d’huile, débordant à la fois les militants et les autorités. (Les plus qualifiés des militants sont à l’étranger, en prison ou déportés.) La Tsarine ne perd pas la tête, vous pensez bien ! Des troubles, en a-t-on assez vu en un quart de siècle ! Elle écrit le 24 février (8 mars) à NicolasII : « J’espère que ce Kerenski de la Douma sera pendu en raison de ses abominables discours. La loi martiale est indispensable, ce sera un exemple. Tout le monde est infiniment désireux de te voir faire preuve de fermeté… »

Le Tsar quitte le GQG pour se rapprocher de la capitale, mais son train spécial erre sur des voies désertes sans arriver nulle part. Les cheminots lui font de bizarres signaux : voie barrée, danger ! Le général Ivanov, nommé dictateur pour rétablir l’ordre, selon les bonnes vieilles méthodes, arrivé avec quelques troupes à une quarantaine de kilomètres de Petrograd, demande au gouverneur de la ville des renseignements précis sur la situation. Le gouverneur Khabalov lui répond :

« Toute la ville… toutes les gares… toute l’artillerie sont au pouvoir des révolutionnaires. Les ministres ont été mis en état d’arrestation. Je ne dispose d’aucune force de police… »

En somme, une situation nette.

En cinq jours de manifestations spontanées dans les rues, l’absolutisme est tombé. C’est le passage de la garnison au peuple qui a tranché la question. Or, les soldats ont décidé sans propagande préalable, tout aussi spontanément que les ouvrières qui avaient commencé la grève. Le régime était condamné dans les esprits. Ainsi, meurt d’une embolie au cœur un homme jouissant en apparence d’une santé florissante. Le Tsar abdique, en faveur de son fils d’abord, de son frère ensuite, qui abdique à son tour en faveur de la Constituante. Des mots, des gestes, sans importance désormais. Les généraux s’empressent de reconnaître, par crainte d’un plus grand mal, le gouvernement provisoire du prince Lvov, constitué par des députés libéraux de la Douma avec l’assentiment du Soviet, c’est-à-dire du Conseil des délégués des usines et des régiments, seul pouvoir réel en ces journées. Le grand-duc Cyrille Vladimirovitch se met un brassard rouge et conduit lui-même les équipages de la garde au Palais de Tauride où s’improvisent ces nouveaux pouvoirs. Les télégrammes de la Tsarine lui reviennent pendant ce temps avec cette courte mention administrative : « Résidence du destinataire inconnu. » L’historien constate que « les employés du télégraphe ne retrouvaient plus le tsar des Russies… »

Les régimes totalitaires d’aujourd’hui paraissent solides. Ils ont de belles façades décoratives, des uniformes resplendissants, des ressources infinies, des adulateurs sans nombre. L’autocratie russe avait tout cela, et depuis des siècles, dans les premiers jours de mars 1917. Une semaine plus tard elle appartenait à un passé irrémédiablement révolu.

Parce qu’elle avait, au fond, les masses contre elle. Beau sujet de méditation, en vérité.

Victor Serge, *La Wallonie*, 6-7 mars 1937.

L’ensemble des deux cent deux chroniques écrites par Victor Serge de juin 1936 à mai 1940 pour La Wallonie sont reproduites sur le site d’OpenEdition Revues.org à l’adresse : http://agone.revues.org/….

Quatre-vingts treize d’entre elles ont fait l’objet d’une publication en volume sous le titre Retour à l’Ouest (Agone, coll. « Mémoires sociales », 2010 :http://atheles.org/agone…). En 2011, les éditions Agone ont également publié son roman Les Années sans pardon (http://atheles.org/agone…) et une version complétée et actualisée de ses Carnets, à paraître à la rentrée 2012.