Dans les jours qui ont précédé le 12 décembre, à Paris, à New York et même à Montréal avec - 13°C, les Algériens se sont organisés devant les bureaux de vote pour sensibiliser les électeurs pour ne pas cautionner la mascarade électorale. Ils ont tenu à donner l’exemple de l’extérieur au peuple algérien. Cela a donné confiance à la population pour contester l’élection présidentielle convoquée par le pouvoir de fait afin d’assurer sa continuité.
Le 22 février a été le premier moment où le peuple s’est mobilisé dans l’ensemble du pays depuis l’indépendance. C’est un soulèvement contre l’humiliation d’être gouverné par un « mort-vivant, un cadre »1. La candidature de Bouteflika a été la goutte d’eau qui a fait déborder un vase bien rempli par 20 ans de dérive monarchique, de politiques d’appauvrissement des larges masses et une régression de toutes les libertés fondamentales. Il s’est attaqué aux syndicats, aux associations, qui ont été phagocytées par le pouvoir. Toutes les médiations ont été cassées, au bénéfice d’un consensus royal.
Un grand nombre d’entreprises publiques ont été bradées à des nouveaux riches. Bouteflika a tenté de s’émanciper de l’armée, accélérant la guerre de clans qui vise à savoir qui définira le clan qui redistribuera la rente pétrolière, et au profit de qui. La guerre civile a produit une crise politique profonde, avec l’impossibilité de faire de la politique. Des régions ont résisté, en 2001 en Kabylie notamment, mais le processus ne s’est pas répandu. La situation actuelle est le produit de ces éléments.
Un mouvement qui ne s’arrête plus
Début mars, le peuple a pris conscience dans sa force, notamment autour de la journée du 8 mars et de la grève générale qui a conduit à une fissure dans le régime qui a eu pour conséquence le sacrifice de Bouteflika, lui qui incarne la nouvelle bourgeoisie financière. Le départ de Bouteflika a renforcé la confiance du peuple. Cela a conduit à l’échec de l’élection de juillet, car le peuple a considéré que la rupture avec le pouvoir ne peut pas passer par une élection présidentielle.
Durant l’été a eu lieu une tentative de recomposition à l’intérieur du régime. Le 12 septembre, le chef d’état-major a décidé la convocation des élections, et le président de façade, Bensalah, a appelé à l’élection du 12 décembre. Pendant ce temps, on manifestait à Biskra par 50°C, à Alger chaque semaine malgré la chaleur. Le peuple a formulé ses revendications : « Yetnahaw Ga3 »2, « yethasbou Ga3 » et le peuple veut son « indépendance ». Derrière ce slogan, il y a la compréhension du fait que l’indépendance a été confisquée par l’armée des frontières, la seule force politique organisée à l’époque. On raconte qu’alors que toute la population était maigre, ces « djoundis3 venus des frontières » étaient gras. Le peuple n’a jamais été consulté sur comment construire l’Algérie. Les tentatives de rédiger une constitution en 1963 ont été caporalisées.
Le 13 octobre, le jour où ils ont présenté le projet de loi sur les hydrocarbures, la mobilisation a été importante et le slogan « ils ont vendu le pays » a pris encore plus de force. La question sociale a été posée. Le 1er novembre, anniversaire du début de la guerre d’Indépendance, le peuple est sorti pour dire « on veut continuer notre révolution », « on veut prendre le pouvoir », dénonçant le pouvoir comme un agent du colonialisme français, de Macron et Total. La loi a été écrite par un cabinet d’études américain ! Il y a eu aussi les mobilisations contre la loi de finance. Un mot d’ordre exprime bien la situation : « le gaz de schiste pour les américains, le gaz naturel pour la France, et pour les Algériens, le gaz lacrymogène ».
Une élection illégitime
Jeudi 12 décembre, le jour des élections, on a eu des mobilisations immenses, parmi les plus grandes depuis le début du mouvement. Mais personne n’en a parlé en France, car les seuls alliés du régime, ce sont la France, les États-Unis, la Chine, les Émirats, l’Arabie Saoudite. Il n’a aucun appui au niveau populaire.
Il y a eu une cooptation : le Conseil constitutionnel, nommé par Bouteflika, a fait une fetwa pour prolonger le mandat de Bensalah et le gouvernement, changer la composition du gouvernement. L’élection du 12 décembre a été organisée par un gouvernement illégitime, par un président illégitime, y compris du point de vue de la constitution qui n’est plus en vigueur depuis le 5 juillet, convoquée depuis une caserne, pour coopter des figures de façade et d’assurer la continuité du régime libéral et antidémocratique.
Les élections en France ont été protégées par les CRS, tandis que des Algériens manifestaient pacifiquement devant l’Ambassade à Paris. En Algérie on nous explique que 9 millions de personnes ont voté, soit 39,9 % de participation. Mais aucune des 8 chaines de télévision n’a réussi à diffuser des images de gens qui votent. On a vu des militaires en files, bien disciplinées, aller voter, mais rien d’autre. À Béjaïa, pour aller voter, ils ont cassé le mur entre la caserne et l’école, au lieu de passer par l’extérieur ! La chaîne Al Magharibia, d’influence islamiste, qui soutient le mouvement et qui diffuse depuis Paris, a été suspendue en octobre dernier avec l’accord du gouvernement français.
Les deux semaines précédant les élections, un matraquage a eu lieu : on nous a dit de faire attention aux islamistes. Mais ils ne représentent rien aujourd’hui. On nous a dit que le mouvement était un désordre kabyle, mais des arrestations ont eu lieu partout… et le drapeau kabyle a été brandi dans tout le pays. Le pouvoir a dénoncé une supposée intervention étrangère, mais tout le monde se rappelle que les ministres français sont venus pendant des années nous expliquer que notre président était lucide, intelligent, qu’il avait une grande culture alors que c’était un légume ! Ils se sont aussi appuyés sur une résolution du parlement européen demandant « la libération immédiate et inconditionnelle de toutes les personnes inculpées pour avoir exercé leur droit à la liberté d’expression » pour titiller la fibre nationale et organiser des manifestations pour le pouvoir… alors que le pouvoir a des accords injustes avec l’Union européenne, par exemple la mise en place du LMD, qui contribue à bloquer l’avenir de la jeunesse algérienne.
Tebboune, dans son discours d’investiture, a salué les hommes d’affaire. Il n’a pas salué le peuple en lutte, ni les travailleurs, ni les chômeurs, ni les femmes, ni même ses électeurs. Par contre, il a tenté de titiller la fibre nationaliste du peuple. Le soir de l’élection, alors que Macron a pris « acte de l’élection de M. Tebboune » et celui-ci a répondu « Je ne lui répondrai pas [...], moi j’ai été élu par le peuple algérien et je ne reconnais que le peuple algérien »… puis ils ont passé une heure au téléphone… Comme le dit Mohammed Harbi, la France n’est pas partie d’Algérie, elle est venue avec le capitalisme, elle est partie et a laissé le capitalisme.
Une politisation sans alternative, sans programme politique.
Le 12 décembre, le pouvoir a coopté un président, Tebboune, qui incarne la continuité du système et les profondeurs de la bureaucratie algérienne, ex-ministre de l’Intérieur, ex-ministre de l’Habitat, un secteur juteux, ex premier ministre de Bouteflika. Le peuple n’accepte pas ce président. Le vendredi 13, les manifestants sont venus avec des sacs de farine, et se sont mis de la farine sur le visage, car le fils de Tebboune a été impliqué dans une affaire de trafic de cocaïne4… Les mots d’ordre centraux concernent l’illégitimité du président. Mais le discours dominant propagé notamment dans les médias, est le soulagement d’avoir enfin un président. Il y aura un mouvement de reflux de la mobilisation. Cela a déjà eu lieu au moment où Bouteflika a démissionné, car une partie du peuple s’est soulevée seulement contre l’humiliation, et c’est la jeunesse qui a imposé la poursuite du mouvement, face aux couches installées. En mars, avril et mai, l’émigration clandestine (« Harraga ») a pratiquement disparu des statistiques, car l’espoir de changer les choses a émergé, puis elle a repris pendant l’été.
Le mouvement est pacifiste car le peuple sait qu’il n’a pas le rapport de forces militaire par rapport au pouvoir. La force de la mobilisation est la massivité des rassemblements du vendredi. Le 12 décembre, 450 jeunes ont été arrêtés à Oran. À Bejaïa, une grève générale a été organisée, avec la participation des syndicats, avant le 12 décembre. Ce département, qui a accumulé des traditions d’organisation depuis les années 1980, avec une auto-organisation, avec des manifestations le 1er Mai, avec les martyrs des mobilisations des années 1980, a pour rôle d’ouvrir la voie pour l’ensemble du pays.
Le mouvement est fondamentalement démocratique. Mais il n’y a pas un fossé entre les questions démocratiques et les questions sociales. En février, le PST était la seule organisation à avancer la question de la Constituante. Un des rôles du Pacte pour l’alternative démocratique auquel nous participons est de structurer le débat, ne pas le laisser aux experts et aux technocrates. Certaines organisations du PAD considèrent que la transition peut passer par une présidentielle… mais le mouvement les a obligés à évoluer. D’autres veulent négocier avec Tebboune, qui fera aussi des offres de service. Mais jusqu’ici la force du mouvement empêche une telle négociation, car le point de départ est le départ du système, et la seule négociation possible est la modalité de départ, la transition.
Une nouvelle Algérie s’est révélée
Concernant les perspectives, il y a eu une bataille, une première mi-temps, qui est finie. On va entrer dans une deuxième bataille, pour dégager le système. Le mouvement est en train de produire lui-même ses alternatives. L’alternative, nous l’appelons nous assemblée constituante souveraine, c’est-à-dire le fait de redéfinir l’Algérie de demain, telle que les jeunes la voient aujourd’hui. Pour reposer toutes les questions démocratiques et sociales : la situation des femmes, qui une question très importante, la place de la religion, le droit au travail, la répartition des richesses. On parle d’un processus constituant souverain car il doit avoir lieu sous contrôle populaire, il ne doit pas être élaboré par des experts. Il doit être élaboré par le peuple organisé. Il commence à s’auto-organiser, à son rythme : avec des débats publics dans beaucoup de villes notamment.
Quelle que soit l’issue du mouvement, il y aura une nouvelle manière de s’organiser, de faire de la politique.
Les gens ne s’organisent pas à partir d’un concept, mais à partir de la réalité de la situation, des besoins. En 2001, le mouvement a démarré le 18 avril et, le 25 avril est sorti le premier appel à l’auto-organisation. Elle s’est organisée pour face aux assassinats des jeunes et arrêter les émeutes en les transformant en action consciente. Les premiers comités populaires ont organisé la récupération des pneus, du tabac… pillés durant les émeutes. Et plus fondamentalement pour faire face à la répression. Mais c’est aussi le produit de l’expérience de la génération militante des années 80 qui s’est retrouvée à Bejaïa. Le mouvement actuel ne suivra pas ce chemin. L’auto-organisation existe aujourd’hui sur les questions démocratiques, en particulier la libération des détenus, la solidarité avec les familles qui sont dans le besoin, payer et transporter les avocats et les manifestants pour les procès et pour débattre… Elle a été aussi embryonnaire mais très efficace pour tenter d’empêcher l’élection du 12 décembre.
S’il y a un processus constituant, l’auto-organisation prendra aussi toute sa place car ce n’est pas à l’appareil d’État d’organiser des élections, c’est au peuple de le faire, car c’est la seule garantie pour empêcher la fraude et imposer un contrôle populaire sur les élus. Aujourd’hui, la prise de conscience est inédite depuis l’indépendance.
Kamel Aïssat (membre de la direction du Parti socialiste des travailleurs)
- 1. Dans les événements officiels, Bouteflika était représenté par sa photo dans un cadre.
- 2. https://www.youtube.com/…], « qu’ils partent tous » « el Blad Bladna N’dirou raina »
« Le pays est à nous, on en fait ce qu’on veut ». - 3. Combattants.
- 4. Le fils de Tebboune est en détention provisoire depuis 2018 après la saisie au port d'Oran, de 701 kg de cocaïne.