Publié le Mercredi 5 février 2020 à 13h15.

Après la grève de 2019 dans l’automobile aux USA

Du 15 septembre au 25 octobre 2019, les salariés de General Motors ont fait massivement grève. L’accord de sortie de conflit signé par leur principal syndical, l’United Auto Workers, principal syndicat états-unien de l’automobile, est cependant décevant, ce qui s’explique largement par les pratiques bureaucratiques de ce syndicat.

Depuis la crise économique du début des années 1980, la négociation de chaque nouveau contrat a contraint à de nouvelles concessions. Le syndicat a expliqué que cela était nécessaire pour maintenir les capacités de production des trois grands constructeurs, General Motors, Ford et Chrysler. Une fois les entreprises remises sur pied, il aurait été possible de récupérer ce qui avait été abandonné. Malgré les milliards de profits que ces sociétés ont réalisés en quatre décennies, ce moment n’est jamais venu.

Pour les années 2019-2023, les responsables de l’UAW ont choisi General Motors (GM) comme cible initiale, parce que GM avait annoncé en novembre 2018 qu’il n’affectait plus de fabrications dans cinq usines nord-américaines – quatre aux États-Unis et une au Canada – alors que le contrat de 2015 était censé garantir la sécurité de l’emploi. Cette annonce a mystifié l’UAW et l’Unifor, le Syndicat canadien. C’était une tactique délibérément provocatrice de la part de GM. 

Quand les négociations ont commencé, trois des quatre usines américaines avaient déjà été fermées et la quatrième, l’usine de Detroit-Half-track, ne fonctionnait plus qu’avec un tiers de ses effectifs. Les travailleurs avaient été transférés dans d’autres usines, mais conservaient l’espoir de revenir sur leur site, et d’obtenir des conditions pour les « temporaires »1 égales à celles des autres membres de l’UAW.

Pourtant, malgré cette grève de 40 jours chez GM, l’accord a entériné la fermeture des trois usines et y a même ajouté la fermeture d’un centre de distribution, seule celle de Detroit-Hamtramck devant rester ouverte. Le contrat a exigé que l’UAW abandonne son procès contre la fermeture de l’usine de Lordstown, en Ohio. Le contrat Ford a approuvé la fermeture de l’usine Romulus, et celui de Fiat Chrysler (FCA) a mis sous menace de fermeture l’usine de Marysville dans le Michigan. 

Pour de mêmes salaires et avantages sociaux

Lorsque l’UAW a été fondée dans les années 1930 en tant que syndicat industriel, elle exigeait et a obtenu à peu près les mêmes salaires et conditions de travail pour ses membres, quelles que soient leur classification. La force de l’UAW était venue de sa capacité à unir ses membres.

Depuis 2007, l’UAW a accepté les exigences des entreprises pour des salaires plus bas, moins d’avantages sociaux et une durée plus longue de la période probatoire pour les nouveaux employés. Les travailleurs de FCA (Fiat Chrysler Automobiles) avaient été les premiers à voter sur le contrat proposé en 2015. Comme les différents « niveaux de salaires » n’avaient pas été éliminés, ils l’avaient rejeté. Les responsables de l’UAW ont renégocié alors une deuxième version, qui a créé une période de huit ans pour l’obtention du salaire supérieur, mais sans les avantages associés à celui-ci pour les plus anciens. Ce contrat a finalement été voté, mais a ouvert la porte à l’utilisation de plus de travailleurs temporaires, qui sont de fait devenus un troisième niveau.

Chez GM et Ford, la part des travailleurs temporaires était de 8 à 10 % alors que chez FCA elle était de 20  %. Ils pouvaient être licenciés à tout moment, gagner la moitié du salaire le plus élevé, n’avaient droit qu’à une absence de trois jours non payés par an et ne bénéficiaient que d’une couverture santé minimale. Pourtant, ils faisaient le même travail que les travailleurs de deuxième rang et les travailleurs « traditionnels ». Sur les piquets de grève, les grévistes soulignaient l’injustice faite à ces travailleurs temporaires. Mais au lieu du mot d’ordre « Tout le monde au même niveau 1 », les négociateurs de L’UAW ont préféré parler d’un « chemin » vers un statut permanent pour tous. 

Après une grève non préparée, des versements du fonds de grève du syndicat minimes et peu de sensibilisation en direction des populations autour des usines, 56 % des travailleurs de GM ont voté oui pour un contrat qui offrait une prime importante à la signature du contrat, gelait la hausse des coûts des soins de santé, mais n’offrait pas de statut permanent aux temporaires. Au lieu de cela les temporaires de GM ayant travaillé sans interruption trois ans ou plus peuvent être ajoutés à une liste où les passages à l’ancienneté seront définis selon les besoins de l’entreprise. Leurs salaires passeront d’entre 15 et 17 dollars de l’heure à 21 dollars, ils auront de meilleures prestations de soins de santé, et auront droit à une paie pendant leurs congés. À la mi-janvier 2020, 1 350 des 4 100 employés temporaires de GM étaient devenus permanents et 308 avaient été licenciés. 

Les travailleurs de Ford ont approuvé leur contrat à 56 %. Avec une prime à la signature du contrat versée avant Noël, les travailleurs de FCA ont approuvé leur contrat à 71 %. Sur les 3 400 temporaires, Ford en a embauché 592 et FCA, qui avait une formule différente, n’a permis à aucun temporaire de devenir permanent.

Cela signifie le maintien du système de salaires à plusieurs niveaux avec une longue période probatoire pour les nouveaux embauchés, le recours à des sous-traitants dans les usines même, avec des salaires inférieurs, et la mise en place croissante d’usines de pièces et de centres logistiques, avec des échelles salariales inférieures. Comme les coûts de main-d’œuvre représentent 5 % de la dépense totale des trois grands constructeurs automobiles, la « flexibilisation du travail » se poursuit. 

Un écart qui se creuse

Comment peut-il y avoir un tel écart entre ce que les travailleurs de l’automobile voulaient et ce qu’ils ont obtenu ? Le rôle-clé est celui de l’appareil de direction, qui contrôle tout le pouvoir depuis la présidence jusqu’aux directeurs régionaux et aux agents locaux. Ils emploient des centaines de personnes grâce à des programmes de formation gérés par l’entreprise et le syndicat. Le dernier regroupement d’opposition, New Directions, à s’être opposé aux concessions, a été battu de manière décisive dans les années 1990.

La plupart des travailleurs de l’automobile ignorent l’existence de cet appareil de direction et de son fonctionnement, même s’ils peuvent ressentir son pouvoir lorsqu’il leur dit : « Vous avez de la chance d’avoir un emploi ». Cependant, au cours des quatre dernières années, l’administration fédérale a enquêté sur des faits de corruption et inculpé des responsables de FCA et de l’UAW. Neuf millions de dollars ont été versés pour les salaires d’employés fantômes travaillant dans un centre de formation de l’UAW-FCA, avec 2,9 millions de dollars supplémentaires versés directement à l’UAW. Le Detroit News estime que 34 millions de dollars ont été ainsi détournés sur une décennie. Le prix de la corruption ! Il s’avère que FCA avait un pourcentage beaucoup plus élevé de temporaires avec des prestations de soins de santé encore inférieures à celles de chez Ford et GM.

Lors de la convention de négociation, le Président sortant de l’UAW, Dennis Williams, a attribué la corruption à quelques pommes pourries. Mais il est clair que cette corruption s’est étendue bien au-delà des détournements lors des programmes de formation ou de quelques pots-de-vin obtenus de fournisseurs, et comprenait également des gains de fournisseurs vendant des marchandises à l’UAW ainsi que des détournements de fonds syndicaux. 

Près d’une douzaine de responsables de l’UAW et deux cadres de la FCA ont plaidé coupable et ont été mis en prison. L’enquête se poursuit alors que le Président de l’UAW, Gary Jones, et Vance Pierson, le directeur de la région 5, ont démissionné de leurs fonctions lors des négociations contractuelles de 2019. Pierson est mis en accusation alors que des rumeurs circulent à propos de Jones et Williams.

Le Conseil d’administration de l’UAW a voté pour désigner Rory Williams en remplacement de Jones. Il a annoncé quelques règles pour éliminer la corruption interne, mais bien sûr il fait partie de ce même appareil de direction. La corruption est vraiment le produit des concessions, car les responsables syndicaux ont commencé à croire qu’ils faisaient partie de la même équipe que les dirigeants d’entreprise et qu’ils avaient les mêmes accès à leurs privilèges.

Plusieurs sections locales de l’UAW ont adopté une résolution appelant à une convention spéciale qui pourrait prendre le contrôle du syndicat. Ce sera une bataille difficile, mais des travailleurs de l’automobile jamais impliqués auparavant veulent soudainement prendre en charge les affaires de leur syndicat. Aux côtés d’un réseau vieux de 10 ans, « Autoworker Caravan », une nouvelle formation, « Unite All Workers for Democracy », a vu le jour.

Comment l’UAW aurait-elle pu gagner ?

Si nous regardons les grèves réussies, si nous revenons aux luttes dans l’automobile en 1936-37 qui ont permis à l’UAW d’obtenir les premiers contrats de travail, et si nous considérons les nombreuses grèves des enseignants aujourd’hui, la clé du succès est la capacité des membres du syndicat à s’unir autour de revendications fondamentales et à appeler au soutien du proche environnement. Lors des négociations de 2019, alors que les grévistes avaient défini leurs priorités et rencontré un écho favorable dans la population, l’équipe de négociation de l’UAW a émoussé ces exigences claires.

Dans les mois précédant les négociations, GM et Ford ont annoncé leurs plans de restructuration. La PDG de GM, Mary Barra, a donné la priorité à la recherche et au développement des voitures autonomes et électriques en même temps qu’elle annonçait la fermeture des usines. Mais le département de recherche de l’UAW concluait que la production de véhicules électriques entraînerait une perte importante d’emplois et n’a donc pas donné de conseils aux négociateurs de l’UAW à ce sujet.

Cette restructuration s’ajoute au déplacement géographique de la production d’automobiles. Alors qu’il y a 20 ans, 80 % de la fabrication automobile dans le monde provenait d’usines d’Amérique du Nord, d’Europe occidentale, du Japon et de Corée du Sud, cette part est aujourd’hui inférieure à 50 %. En 2018, la production nord-américaine était de 16,4 %. Seulement 10,2 % des véhicules fabriqués dans le monde le sont aux États-Unis.

Les responsables de l’UAW ont ignoré ces réalités, exigeant seulement que GM ramène des véhicules maintenant fabriqués au Mexique, là où les travailleurs gagnent moins de deux dollars de l’heure. Au lieu d’aider les travailleurs mexicains à former leur propre syndicat et à lutter pour leurs salaires, l’UAW a soulevé des revendications ne permettant pas à ces travailleurs de pouvoir apporter leur soutien aux grévistes.

L’incapacité de créer une grève puissante s’est combinée avec l’incapacité à adopter une stratégie pouvant assurer de bons emplois pendant cette période de transition de l’industrie. Sans un programme visant à inverser le déclin de l’industrie manufacturière, l’UAW ne pouvait que bricoler avec ce que les entreprises proposaient.

Et si l’UAW avait ouvert les négociations en exigeant que les « big three » s’engagent immédiatement à développer un système de transport de masse dans le cadre du Green New Deal ? L’UAW aurait ainsi pu mettre au défi les entreprises de mettre fin à leur participation à cette économie fondée sur les combustibles fossiles.

Un tel plan pour le futur, soutenu par la mobilisation des travailleurs et des habitants n’aurait pas gagné la première fois. Mais il aurait montré l’incapacité des trois grands constructeurs à passer à une production pour des modes de transport différents. La planète ne peut plus soutenir une industrie fondée sur le véhicule individuel.

Sous l’ordre du gouvernement, les entreprises s’étaient rapidement reconverties pour la production de guerre à l’approche de la Seconde Guerre mondiale. Il est possible aujourd’hui de reconvertir pour construire l’infrastructure nécessaire pour éliminer les combustibles fossiles comme source d’énergie. Si les entreprises ne peuvent pas y parvenir, le gouvernement doit aider les syndicats et leurs alliés locaux à le faire.

Si cela semble loin d’être des questions négociées cet automne, c’est peut-être parce que cette négociation sur les coûts de la main-d’œuvre a été indifférente à la catastrophe qui approche à grands pas. Pourquoi perdre son temps dans cette sorte de jeu de chaises musicales alors que les entreprises ne cessent de détruire des chaises ? Pourquoi ne pas faire face au changement climatique et développer une perspective pour réorganiser notre mode de vie et de travail ? Nous devons rejeter ce mépris patronal pour le futur et forger notre propre vision collective de l’avenir.

  • 1. Traduction de « temps ». On pourrait dire aussi intérimaires. Mais si, en France, les intérimaires sont payés par une autre boîte que celle où ils travaillent effectivement, dans l’automobile USA, ils sont payés directement par ces entreprises.