Par Patrick Guillaudat
Le 7 octobre 2012, Hugo Chávez a été réélu président de la République bolivarienne du Venezuela. Avec une très forte participation, plus de 81 % de votants, il a obtenu 55,25 % des voix contre 44,13 % à son principal opposant de droite. Résultat satisfaisant pour le parti du président, le PSUV (Parti socialiste uni du Venezuela), mais pourtant largement inférieur à celui obtenu en 2006, quand Chávez avait été élu avec 62,84 % des voix.
Le fait que la droite se soit efforcée de devenir plus présentable n’explique pas entièrement cette forte baisse. Les raisons se trouvent principalement dans le décalage entre les attentes de la population et la réalité des politiques menées. Or, la majorité sociale de la population se situe entre déception face au gouvernement et crainte du retour d’une droite dure. D’où la peur de l’abstention qui régnait dans le camp chaviste jusqu’au 7 octobre.
Le nouveau visage de l’opposition
Depuis le coup d’Etat de 2002 et la grève générale du pétrole (organisés par l’opposition de droite avec le soutien des Etats-Unis), l’opposition à Chávez a tiré les leçons de ces deux échecs. Même si subsistent en son sein des courants putschistes, la droite vénézuélienne a compris que la reconquête du pouvoir passerait principalement, pour l’instant, par une voie « légaliste ». Elle a changé de politique par pragmatisme.
Elle a d’abord dû reconnaître qu’elle n’était pas assurée du « monopole de la violence légitime », car l’armée a largement soutenu Chávez durant cette période. Cette opposition a aussi constaté que de nombreux problèmes qui polluent le quotidien des Vénézuéliens n’étaient pas résolus. C’est principalement le cas de l’insécurité, préoccupation majeure du pays. Elle pouvait donc facilement surfer sur ce mécontentement.
La question qui se posait au rassemblement des anti-chavistes était : comment contester Chávez en marquant une rupture avec les putschistes, mais aussi avec l’ancien régime, détesté par la population ? Pour y parvenir, plusieurs partis ont été créés, notamment Primero Justica, dont le personnel politique est pour beaucoup issu des deux partis qui s’étaient partagé le pouvoir pendant 40 ans, AD (Action démocratique), lié à la social-démocratie et COPEI, démocrate-chrétien.
La bataille pour le leadership de l’opposition s’est joué pendant les primaires de désignation de son candidat aux présidentielles. L’opposition était déjà regroupée sous le sigle MUD (Mesa de la Unidad Democrática, Plateforme de l’unité démocratique), coalition d’une trentaine d’organisations politiques et professionnelles. Les primaires de la MUD ont donné la victoire à Henrique Capriles Radonski1, dirigeant de Primero Justicia, avec 64,2 % des voix devant Pablo Pérez, 30,3 %, appuyé par AD et COPEI. Elles ont mobilisé plus de trois millions de personnes.
Capriles et la majorité de l’opposition avaient compris que Chávez ne serait pas battu en le contestant sur la question sociale. Les élections pouvaient être gagnées si Capriles réussissait à mordre sur l’électorat populaire. Cela explique ses discours reconnaissant l’amélioration des conditions de vie des couches populaires et s’engageant à ne pas supprimer les missions mises en place depuis 20022 pour palier les déficiences des services sociaux de l’Etat (santé, éducation…) dans les quartiers pauvres. Pour se démarquer de Chávez, Capriles a donc instrumentalisé l’insécurité urbaine et près des frontières (notamment avec la Colombie), ainsi que la corruption. Dans ses apparitions publiques, il s’écartait ainsi du programme ultralibéral approuvé par la MUD.
Le camp chaviste derrière le président
Le résultat des législatives de 2010 avait été vécu comme un coup de semonce par le camp chaviste. Malgré une modification de la loi électorale favorisant le PSUV, celui-ci avait perdu à l’assemblée nationale sa majorité qualifiée des deux tiers. C’est donc avec une certaine appréhension que le gouvernement abordait ces présidentielles.
Chávez a alors relancé le Grand pôle patriotique (GPP)3 et tenté de fédérer autour de lui l’ensemble des partis n’ayant pas intégré la MUD, en retrouvant ses alliés traditionnels comme le Parti communiste (PCV). Mais malgré les sept millions d’adhérents déclarés du PSUV, il faudra attendre les trois dernières semaines pour que sa campagne décolle. C’est Chávez en personne qui s’est mis à la tâche, malgré sa maladie4. Son intervention a dynamisé le GPP, montrant d’ailleurs la différence de popularité entre lui et le PSUV.
Le deuxième événement a été le débat ouvert par la publication du livre de Romain Mingus, El programa de la MUD. Jusqu’alors, le contenu de la campagne chaviste était principalement affectif, avec pour mot d’ordre « Chávez, corazón de mi patria » (Chavez, cœur de ma patrie), ce qui dépolitisait l’affrontement avec le camp adverse. Le livre de Mingus a relancé le débat critique sur le programme néolibéral de Capriles, en montrant l’opposition entre le maintien des acquis du chavisme (baisse de la pauvreté, missions, etc.) et leur remise en cause. Le principal danger pour Chávez résidait dans l’abstention qui semblait gagner les quartiers populaires, dont la population estimait que la révolution faisait du surplace. En témoignaient les huées entendues dans des meetings de campagne hors de Caracas contre des gouverneurs chavistes, jugés peu fiables ou corrompus. En axant le débat sur le contenu réel du programme de Capriles, les dernières semaines ont permis de remobiliser le camp social ayant soutenu depuis le début la révolution bolivarienne.
Un résultat en demi-teinte
Le début de campagne du GPP avait été peu dynamique, alors que Capriles réalisait des meetings de masse. Le risque d’abstention dans les quartiers populaires se profilait, avec comme corollaire un resserrement de l’écart entre les deux principaux candidats5. Or, une trop faible différence aurait permis à la droite de contester le résultat, dans un climat d’hostilité anti-Chávez des pays impérialistes et de la quasi totalité des médias et agences de presse.
Le soir du 7 octobre, le résultat était cependant sans appel. Chávez gagnait avec plus de 11 % d’écart, les observateurs internationaux admettant que le scrutin avait été exemplaire. Toutes les forces politiques du GPP reconnaissent que c’est Chávez qui a gagné, pas les partis. Or, les élections des gouverneurs des différents Etats (le Venezuela est un pays fédéral) se tiendront en décembre 2012. Et plusieurs d’entre eux, élus sous les couleurs du PSUV, sont jugés corrompus et connaissent une forte opposition, y compris dans les rangs du parti.
La victoire est donc fragile, malgré le fait que Chávez ait gagné contre Capriles dans 22 des 24 Etats du pays. D’ailleurs, entre les présidentielles de 2006 et celles de 2012, Chávez a progressé de 752 976 voix pendant que l’opposition en gagnait 2 175 984, trois fois plus. Dans les quartiers populaires de Caracas, le vote chaviste a baissé de 6 à 9 %, et c’est le même mouvement dans les autres villes du pays. Plus encore, le décompte précis des voix de chaque candidat, réparties parti par parti6, montre que plus d’un cinquième des voix obtenues par Chávez se sont portées sur d’autres partis que le PSUV. Pourtant, à sa création en 2007, nombre d’organisations et de dirigeants d’autres groupes politiques s’y étaient intégrés. Chávez lui-même considérait que tous les partis qui le soutenaient devaient intégrer le PSUV.
Dans les jours qui ont suivi l’élection, des signaux contradictoires ont été lancés. D’un côté, Chávez a prôné le dialogue et l’ouverture en direction de l’opposition. De l’autre côté, des militants du PSUV ont demandé une « rectification » dans le sens d’un approfondissement du processus pour répondre aux questions non résolues depuis treize années de pouvoir : quel socialisme, l’insécurité, la corruption, le manque de suivi des projets, le bureaucratisme… Comme le dit Roberto Lopez Sanchez, professeur à l’université de Zulia, il s’agit de répondre à la question « pourquoi les votes de l’opposition augmentent si notre programme politique révolutionnaire et transformateur devrait compter l’appui de 80 à 90 % du peuple vénézuélien ? »7
Les explications se trouvent dans les dernières années de gouvernement.
Une économie de rente
Le Venezuela est le premier producteur de pétrole d’Amérique latine et possède les plus grosses réserves d’hydrocarbures au monde. Alors que la rente pétrolière était accaparée par la seule bourgeoisie, Chávez a changé la donne en 1999. Les ressources du pétrole, considérées comme le moteur des projets sociaux du gouvernement, ont financé massivement les missions sociales dès 2002 ainsi que de nombreux projets d’investissements. Pour y parvenir, le gouvernement a cherché à imposer un véritable contrôle sur la production et les comptes de PDVSA (l’entreprise nationale des pétroles), ce qui a provoqué les grèves organisées par la réaction en 2002-2003 et en partie le coup d’Etat de 2002.
Si près de 50 % des revenus du gouvernement proviennent des hydrocarbures, la ponction ne s’accompagne pas d’un entretien et d’investissements suffisants dans le secteur pétrolier. Cela est apparu très clairement après l’explosion en août 2012 de la raffinerie Amuay, la plus importante du pays. Avec 42 morts et des dizaines de blessés, cet accident industriel révèle la faiblesse de ce mode de développement. Le secrétaire général du syndicat des travailleurs du pétrole et Orlando Chirino ont dénoncé publiquement cette situation ainsi que l’exclusion des représentants syndicaux de l’enquête, confiée à l’armée.
Phénomène significatif du modèle économique, les secteurs « structurants », énergie, finance, transports, télécommunications, sont chaotiques et connaissent des défaillances nombreuses qui n’ont pas évolué depuis 1999. Le secteur électrique a une capacité de production supérieure aux besoins mais les pannes et coupures sont quotidiennes dans les villes et les campagnes. Quant au secteur bancaire, même si une récente loi a augmenté les contrôles et centralisé le contrôle des changes, il reste largement privé.
Si la nationalisation du pétrole découlait d’une volonté politique affichée par Chávez, la plupart des autres ont été des réactions de « punition » contre des patrons ou destinées à éviter des faillites. Ce qui permet à l’ancien ministre des Industries de base et minières, Victor Alvarez, d’affirmer : « entre 1998 et 2008, l’économie vénézuélienne est devenue encore plus privée, ce qui est totalement contradictoire avec les objectifs que s’est donné le gouvernement bolivarien de transformer l’économie capitaliste en un NMP [nouveau modèle productif] socialiste »8. Cette situation perdure malgré l’accélération des nationalisations depuis 2009. Pire, un phénomène de désindustrialisation frappe l’économie vénézuélienne. Selon la Banque centrale du Venezuela, la part du secteur manufacturier dans le PIB est passée de 20 % en 1987 à 14,8 % en 2011.
Ce secteur n’est pas le seul en berne. La production agricole continue d’être largement inférieure à la demande intérieure. La réforme agraire se fait attendre et les expropriations ne touchent pas les propriétés privées productives. Si la production agricole a bondi de 44 % entre 1998 et 2010, ce chiffre est trompeur car le niveau des importations de produits alimentaires reste le même, aux environs de 70 %.
Enfin, la politique sociale du gouvernement (gratuité des services, augmentations des salaires, mise en place d’un régime élargi de retraite…) a provoqué une explosion de la demande intérieure qui n’a pas été satisfaite par un accroissement au moins égal de la production nationale. La pénurie s’installe pour certains produits, favorisant l’inflation et c’est l’importation de produits manufacturés qui compensent ces besoins. Dès lors, la dépendance économique vis-à-vis du marché mondial reste en l’état.
Les missions
Chávez a mis en place dès 2002 des dizaines de missions destinées à éradiquer la pauvreté. Chacune traite un sujet déterminé (santé, éducation, logement, distribution alimentaire…) et est financée par la rente pétrolière. Certaines ont bénéficié d’un accord avec Cuba permettant un apport en personnel, notamment dans le domaine de la santé.
Ces mesures sociales se sont traduites par la construction de centaines de cabinets médicaux gratuits dans les quartiers populaires (mission Barrio Adentro)9, la création d’écoles et la scolarisation d’à peu près toute la population des tranches d’âge concernées (missions Robinson, Ribas, Sucre), ou encore la création de centaines de magasins alimentaires fournissant des denrées à prix subventionnés (mission Mercal).
Cette politique sociale a contribué à la diminution du taux de pauvreté. La CEPALC (Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes) reconnait que le Venezuela est devenu le pays du continent où les inégalités sociales sont les plus faibles. Pour arriver à ce résultat, le gouvernement a travaillé sur deux axes : la généralisation de l’accès aux biens essentiels (santé, éducation…) via les missions et une revalorisation systématique du salaire minimum10. Ces deux moyens de redistribution de la richesse ont fait baisser fortement le taux de pauvreté, passé de près de 51 % en 1998 à 32 % en 2011.
Mais les missions, localisées dans les quartiers populaires, n’ont pas réglé les questions d’accès identique pour tous aux services sociaux. Le secteur de la santé reste majoritairement privé et il est plus facile d’être soigné dans un établissement privé, extrêmement cher, que dans un hôpital public. Il en est de même avec l’éducation, notamment dans les universités où coexistent les universités bolivariennes, gratuites, et les autres dont les frais d’étude peuvent être prohibitifs.
Suite aux pluies diluviennes de décembre 2010, Chávez a lancé la Gran Mission Vivienda (grande mission logement), qui étend à tout le pays l’effort de construction. L’objectif est de construire 150 000 maisons en 201111, puis 200 000 en 2012 et enfin 300 000 chaque année jusqu’en 2017, soit deux millions en sept ans. Sont visées en priorité les populations affectées par ces pluies, notamment dans Caracas, les Etats de Miranda, Vargas, Zulia et Falcon. Mais la mission est élargie aux familles vivant dans des logements dangereux ou qui ne sont pas propriétaires. Or, cette mission connait des déboires en cette fin 2012, en raison de la pénurie de matériaux (le ciment notamment) qui a interrompu de nombreux chantiers.
Se repose ainsi la question toujours non résolue du modèle de développement.
La crise du mouvement syndical
Après le coup d’Etat de 2002, un nouveau mouvement syndical s’est formé contre l’alliance AD-COPEI-FEDECAMARAS-CTV12 qui avait organisé le coup d’Etat de 2002. Les tensions sociales exacerbées pendant ces années 2002-2003 ont fait émerger un mouvement syndical combatif qui s’est constitué autour de l’UNETE (Union nationale des travailleurs). Il était le résultat d’un affrontement de classe dans lequel les salariés luttaient contre un patronat ayant participé au coup d’Etat contre Chávez.
Rien d’étonnant à ce que dès sa création, l’UNETE ait adopté comme un axe revendicatif prioritaire la question du contrôle ouvrier. D’abord revendiqué dans des entreprises dont les patrons avaient pris fait et cause pour le coup d’Etat, ou ayant participé à la pénurie, ou cherché à saboter la production ou à transférer leurs avoirs à l’étranger, cette revendication s’est transformée, notamment dès les appels de Chávez à la construction du socialisme en 2005-2006, en un objectif global. Désormais, c’était l’efficacité du contrôle ouvrier qui était avancée, face à la bourgeoisie mais aussi à la bureaucratie bolivarienne.
Autre revendication majeure, dans les entreprises les travailleurs réclamaient la modification de la LOT (Ley Orgánica del Trabajo – le code du travail vénézuélien) toujours en vigueur depuis la victoire de 1998. Dès sa création en 2003, l’UNETE s’opposait au gouvernement sur deux points essentiels : outre la question du contrôle ouvrier, la réforme du code du travail sur laquelle elle faisait face à une fin de non recevoir.
Mais l’UNETE est en crise depuis 2006. Y coexistent des courants dont un des principaux, la FBT (Fuerza Bolivariana de los Trabajadores) est directement lié au PSUV. Nationalement c’est un courant animé par des militants révolutionnaires, C-CURA (Coriente Clasista Unitaria Revolucionaria y Autonoma) qui était majoritaire. La crise s’est cristallisée autour de l’attitude à adopter face aux élections présidentielles d’octobre 2006. Divisée entre les partisans d’un soutien total au gouvernement (la FBT) et ceux de l’autonomie syndicale (C-CURA), la direction de l’UNETE a alors explosé, sans jamais retrouver un fonctionnement collectif. Dès 2008, les courants chavistes au sein de l’UNETE ont décidé de créer une nouvelle centrale. En 2011, ils s’en sont séparé officiellement pour prendre le nom de CSBT (Central Socialista Bolivariana de los Trabajadores de la ciudad, del campo y del mar). La plupart des fédérations et syndicats ont peu à peu quitté l’UNETE pour rejoindre la CSBT.
Un nouveau code du travail
La même année 2011, le gouvernement a décidé de réformer la LOT. Une commission nommée par décret incluait des représentants du gouvernement, des « experts », des représentants patronaux et la CSBT. L’UNETE, la CTV et le FNCEZ (Frente Nacional Campesino Ezequiel Zamora, organisation paysanne) en étaient exclus. Les discussions en son sein n’étaient pas rendues publiques et si environ 1 800 assemblées populaires ont été organisées dans les quartiers pour faire remonter des propositions, seuls les membres de la commission décidaient. C’est dans le plus grand secret que la nouvelle LOT a été élaborée. Utilisant la division syndicale, Chávez a poussé la CSBT en avant en lui donnant l’exclusivité de la discussion et de la préparation de la loi.
Le 22 mars 2012, l’UNETE, le Mouvement national pour le contrôle ouvrier, la Plateforme des conseils socialistes des travailleurs du grand Caracas, des collectifs de défense de la santé, mais aussi la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) et le PCV, ont manifesté à Caracas jusqu’au siège de la vice-présidence de la République pour y déposer leur propre projet de réforme de la LOT, qui aurait instauré un contrôle des politiques de l’État et des entreprises privées par des « conseils de travailleurs et de travailleuses ». On y retrouvait aussi la recommandation que cette nouvelle loi soit validée par un référendum. Démarche sans résultat.
Le 30 avril 2012, la nouvelle LOT était publiée au journal officiel13. Elle comporte d’importantes améliorations, comme le droit à la sécurité sociale pour les femmes au foyer et les travailleuses à leur compte, l’inamovibilité des femmes enceintes jusqu’à deux ans après la naissance, la réduction du temps de travail sans perte de salaire de 44 à 40 heures de jour et de 42 à 35 heures de nuit, la fin de la sous-traitance dans les trois ans à venir, ou l’augmentation des peines pour les infractions à la législation du travail, notamment en cas de violation du droit de grève. Le contrôle ouvrier est rendu possible uniquement pour les entreprises jugées coupables de fermeture illégale ou frauduleuse, et par ordonnance gouvernementale. C’est un recul par rapport aux revendications qui ont été largement portées par le mouvement syndical sur le sujet.
En moins d’une année, depuis la réforme de la LOT, la CSBT a siphonné la plupart des syndicats de l’UNETE. Sa direction veut marquer une rupture avec l’expérience de l’UNETE où elle critique l’existence de courants, principale explication selon elle de sa paralysie. En cette fin d’année 2012, au sein d’autres courants qui ont participé à la direction de l’UNETE, la question se pose de rejoindre ou non la CSBT. Le mouvement syndical qui a toujours été critique vis-à-vis du gouvernement Chávez, sur sa droite avec la CTV qui soutient l’opposition, ou sur sa gauche avec l’UNETE, est en grande partie remodelé avec une centrale dominante acquise au régime.
Le danger de la « boli-bourgeoisie »
Une des faiblesses de la situation réside dans l’héritage historique et politique du Venezuela actuel. La première victoire de Chávez s’est faite contre les partis corrompus, comme queue de comète du massacre du Caracazo14 de 1989. Lors des élections présidentielles de 1998, la population voulait en finir avec un régime qui venait de développer des politiques néolibérales extrêmement violentes.
L’irruption de Chávez ne s’est pas accompagnée d’une mobilisation sociale avec des organisations, dans les quartiers ou à la campagne, poussant au changement. Pire, le seul mouvement organisé, le mouvement syndical dominé par la CTV, relais de l’AD dans les entreprises, était totalement corrompu et opposé à Chávez. C’est ce contexte d’absence initiale de liens structurels organisés avec la population qui permet de comprendre l’omniprésence de Chávez. Sa conception du pouvoir, très militaire, explique aussi la persistance de ce travers. Mais sa maladie a relancé la discussion au sein de la gauche vénézuélienne sur le devenir du processus.
Au sein même du PSUV, la question se pose du rôle des mouvements sociaux, de la classe ouvrière, de la paysannerie. La nécessité d’ouvrir les choix politiques aux organisations sociales devient criante.
Contre cette orientation, il règne au sein même du pouvoir une opposition interne extrêmement forte : la bureaucratie. Installée dans les institutions, les administrations, les directions d’entreprises publiques, cette couche sociale se nourrit du processus et craint par dessus tout l’irruption du mouvement social. Utilisant les mécanismes de corruption qui sont loin d’avoir disparus, cette couche s’identifie socialement à la bourgeoisie. La « boli-bourgeoisie » (nom donné à cette néo-bourgeoisie « bolivarienne ») n’a rien à envier à la bourgeoisie traditionnelle. Ce qui lui permet d’exister, c’est autant l’absence de contrôle démocratique dans le fonctionnement des administrations et des entreprises, que la domination maintenue des rapports de production capitaliste.
Un secteur privé toujours dominant
Car après treize ans de pouvoir chaviste, le secteur privé représente toujours 70% du PIB15. Le gouvernement a tenté de proposer un modèle de production fondé sur les coopératives. Passées de 1 045 en 2001 à 225 000 en 2007, leur nombre s’est ensuite stabilisé. Quant à leur bilan, il est pour le moins contrasté. Ces coopératives ne participent que pour moins de 2 % au PIB, contre 0,6 % en 1998. Et ce chiffre cache une autre réalité : le nombre des travailleurs qui y participent est resté à peu près stable depuis 1998, un peu plus de 200 000.
Mais surtout, les critiques portent sur la réalité des coopératives. Beaucoup ont été créées pour recevoir des subventions et ont disparu rapidement. D’autres ont développé des rapports de travail extrêmement durs, d’autant que la loi n’y autorise pas la formation de syndicats. Enfin, dans un environnement capitaliste largement dominant, pour résister ces coopératives ont dû reprendre les mêmes critères de gestion que les entreprises privées classiques. Le modèle de développement consistant à contourner les rapports de production capitalistes en misant sur la croissance d’un secteur coopératif accompagné d’un secteur public efficient est loin d’avoir fait ses preuves.
Chávez lui-même reconnait la nécessité d’améliorer la situation et propose de créer un nouveau ministère chargé du suivi de la gestion gouvernementale et de la mise en œuvre des projets. Mais au-delà, au sein même du PSUV et parmi ses alliés, de nombreuses voix s’élèvent pour demander une rectification du cours du processus. Certains sont pessimistes et considèrent que « cette victoire est la dernière opportunité que donne le peuple vénézuélien pour la rectification », comme le dit le professeur Roberto López16.
En cause, l’absence de démocratie interne du chavisme, l’inféodation de nombreuses organisations sociales à Chávez et au gouvernement, la paralysie de nombreux ministères, qui interdisent toute discussion autour du projet de construction du « socialisme du XXIe siècle ». Ces analyses, souvent issues d’intellectuels qui se situent dans le camp du processus, commencent à être relayées sur le terrain politique et social.
Pour une mobilisation autonome
Parmi les organisations critiques qui soutiennent Chávez, plusieurs se sont regroupées en mai 2012 pour former l’APR (Alianza Popular Revolucionaria) qui essaye de construire une mobilisation autonome, non inféodée aux structures d’Etat ou au PSUV. Y participent l’organisation paysanne Courant révolutionnaire Bolivar et Zamora, le Mouvement des Pobladores, l’Association nationale des medias communautaires libres et alternatifs, Surco (collectif d’éducation universitaire), Marea Socialista (organisation liée à la IVe Internationale)17, des organisations féministes, d’autres courants ou groupes militants internes/externes au PSUV. L’APR est pour l’instant un creuset qui tente de regrouper et d’articuler des organisations sociales et politiques qui, tout en soutenant Chávez, veulent agir de manière autonome.
Son activité principale porte sur la question du pouvoir populaire et la radicalisation des luttes sociales. Elle dénonce la bureaucratie, la corruption et la conception de la construction du socialisme par décret. Cette campagne a un écho certain au sein même du PSUV. D’autant qu’il n’a pas échappé à ses militants que la victoire du 7 octobre est avant tout celle de Chávez et qu’à l’approche des élections des gouverneurs de chacun des 24 Etats en décembre 2012, la victoire n’est pas certaine.
Si la mobilisation sociale ne se développe pas dans le pays, il est à craindre que la rectification proposée par Chávez au lendemain du 7 octobre porte principalement sur le fonctionnement des institutions et pas du tout sur le modèle de développement et l’élargissement de la démocratie. La dimension populaire et émancipatrice de cette expérience de changement social risque alors de subir un coup fatal.
Solidarité avec le peuple vénézuélien
Toutefois, la situation politique au Venezuela reste exceptionnelle. Les USA, les puissances impérialistes et les groupes de presse l’ont bien compris, eux qui tirent à boulets rouges contre la soi-disant dictature de Chávez.
Car ce régime s’inscrit dans le changement de période qu’a connu le continent latino-américain à la fin des dictatures des pays du cône Sud (Chili, Uruguay, Brésil, Argentine, Paraguay). Après la rupture néolibérale inaugurée par le coup d’Etat de Pinochet au Chili en 1973, les aspirations populaires se sont exprimées de plus en plus fortement à partir du milieu des années 1980 contre ces régimes. Les changements politiques se sont succédé, victoire de Chávez, de Lula au Brésil, de Morales en Bolivie ou de Correa en Equateur, mais aussi le mouvement zapatiste au Mexique. Les défis posés au Venezuela sont vastes et concernent toutes les organisations qui veulent transformer la société et se débarrasser du capitalisme.
C’est pour cela qu’un parti comme le NPA se situe clairement en solidarité avec la révolution bolivarienne. Mais parce que ce processus interroge, progresse à tâtons, avec des avancées et des reculs, il ne saurait être question d’un soutien acritique. Aider le processus de transformation sociale en cours, c’est prendre fait et cause pour les besoins des peuples, des salariés, des pauvres, des femmes, des indigènes, si besoin est en critiquant des décisions politiques de dirigeants, aussi charismatiques soient-ils.
Mais la solidarité c’est aussi lutter pied à pied contre les puissances impérialistes et la bourgeoisie qui veulent renverser le cours des choses et virer Chávez. Nous ne sommes pas dans un camp intermédiaire, celui du « ni-ni ». Quoi qu’on pense des imperfections du régime, des dérives et des risques, le peuple vénézuélien a compris que ses acquis ne sauraient être conservés par un retour de la droite aux affaires. Dans ce combat, nous sommes avec lui.
[Notes]
1 Contrairement à ce qu’ont écrit les médias, Capriles n’est pas un nouveau venu ni un « modéré ». C’est un fils de famille de la grande bourgeoisie, ayant des intérêts dans l’industrie, les médias et l’immobilier. Jeune militant du COPEI, il avait été repéré par les experts du Parti républicain US qui ont financé la création de Primero Justicia via la NED (National Endowment for Democracy) et l’IRI (International Republican Institute). Puis Capriles a participé activement à l’occupation de l’ambassade cubaine lors du coup d’Etat de 2002. Son nom est aussi apparu dans les documents publiés par Wikileaks à propos de l’assassinat du procureur Danilo Anderson, le 18 novembre 2004, chargé du dossier des personnes suspectées d’avoir participé au coup d’Etat d’avril 2002.
2 Capriles était extrêmement cynique puisque il s’agissait dans le programme de la MUD de supprimer non les missions mais leur fonds de financement… ce qui revenait à les étouffer.
3 Coalition créée en 1998 lors de la première candidature de Chávez et mise en sommeil dans les années suivantes.
4 Il est atteint d’un cancer et a subi plusieurs interventions chirurgicales à Cuba.
5 A noter que quatre autres candidats participaient à cette élection. Il s’agit de Reina Sequera, qui o obtenu 0,47 % des voix, Luis Reyes, 0,05 %, Maria Bolivar, 0,04 % et Orlando Chirino, 0,02 %. Ce dernier, dirigeant syndical et militant révolutionnaire, se présentait sous l’étiquette du PSL (Partido Socialismo y Libertad). Ces très faibles résultats montrent le degré extrême de polarisation entre les deux principaux candidats. A noter que même une partie non négligeable de la mouvance anarchiste locale a appelé à voter Chávez, notamment Roland Denis.
6 Les électeurs votaient sur le même bulletin pour le candidat à la présidence et pour un des partis le soutenant.
7 Ultimas Noticias du 8 octobre 2012, reproduit sur le site aporrea.org.
8 Voir son article La transformación del modelo productivo venezolano : balance de diez años de gobierno, paru dans le n° 0 de la revue Comuna, édité en 2009 par le CIM (Centro Internacional Miranda).
9 Il faut se représenter ce que représente cette irruption des services publics dans les quartiers populaires jusque là abandonnés : en 1998, 70 % de la population n’avait aucun accès à un service de santé.
10 Le salaire minimum mensuel du Venezuela est de 480 dollars en 2012, le deuxième du continent derrière l’Argentine.
11 A noter qu’en 2011, le Venezuela a construit 2,5 fois plus de logements que les USA, pour une population plus de dix fois inférieure. Voir Mark Weisbrot et Jake Johnson, Venezuela’s Economic Recovery: Is it Sustainable ?, CEPR, septembre 2012.
12 FEDECAMARAS : Fédération des chambres patronales du Venezuela (équivalente du Medef en France). CTV : Confédération des travailleurs du Venezuela.
13 Elle s’appelle désormais LOTTT : Ley Orgánica del Trabajo, los Trabajadores y las Trabajadoras.
14 Suite à de fortes augmentations de prix décidées par le président Carlos Andrés Perez, de l’AD, des émeutes populaires avaient éclaté, notamment à Caracas. Avec près de 1 000 tués, la répression avait été féroce.
15 Selon la BCV (Banque centrale du Venezuela), la part du secteur public dans le PIB est passée de 34,8 % en 1998 à 30,9 % en fin 2011.
16 Voir sa déclaration sur le site de la gauche radicale aporrea.org, repris dans le quotidien Ultimas Noticias du 10 octobre 2012.
17 Marea Socialista avait lancé une campagne autour des mots d’ordre « Le 7 octobre, Chávez président et le 8 octobre, débarrasser la révolution de ses bureaucrates » et « pour un gouvernement du peuple travailleur sans capitalistes ».
[Encart à la fin du texte]
Pour aller plus loin
L’auteur de cet article vient de publier, avec Pierre Mouterde, le livre Hugo Chávez et la révolution bolivarienne – Promesse et défis d’un processus du changement social. MEditeur (Ville Mont-Royal, Québec, Canada), 272 pages, 24 euros. Une présentation aura lieu jeudi 6 décembre à la librairie La Brèche, 12 rue Taine, 75012 Paris. TEAN La Revue reviendra sur cette parution dans sa prochaine édition.