Karina Nohales est militante anticapitaliste et animatrice de la Coordination féministe du 8 mars. Elle nous raconte l’évolution de la situation au Chili, où les mobilisations essaient de se frayer un chemin entre le processus constituant et la répression de masse.
Qu’en est-il de la situation politique au Chili à quelques mois des élections constitutionnelles ?
Les élections à la Convention chargée de rédiger une Constitution auront lieu le 26 avril. Il ne s’agit donc pas d’élections pour une Assemblée constituante. D’abord, il y aura un plébiscite pour savoir si le pays veut une nouvelle Constitution ou non. Puis, un vote portera sur l’organe chargé de rédiger cette nouvelle Constitution. Si le vote pour une nouvelle Constitution est approuvé, deux organes de rédaction sont soumis au vote : une Convention constitutionnelle élue à 100 % ou mixte avec 50 % de parlementaires actuellement en exercice. Dans le mouvement social et populaire et dans la gauche radicale, il n’y pas de position commune tactique face à ces élections, bien que dans le fond, le rejet de l’« Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution1 » et la volonté de parvenir à une Assemblée constituante souveraine soient des objectifs communs. Avec le temps, il est apparu inévitable que ce plébiscite allait avoir lieu. Le mouvement social le plus lié aux partis traditionnels de gauche (comme la centrale syndicale CUT) mène une campagne pour approuver la Convention constitutionnelle. Dans les assemblées territoriales, le mouvement féministe et d’autres secteurs du mouvement social, trois positions existent :
• une position minoritaire de boycott du plébiscite ;
• une position majoritaire de vote en faveur de la Convention sans faire ouvertement campagne pour cette option ;
• voter pour la Convention et faire campagne pour cela.
Parallèlement, une part importante de la droite qui avait signé l’Accord a changé de position pour appeler à rejeter la Convention constitutionnelle. Sa logique est que « la paix » contenue dans cet accord suppose un engagement des partis d’opposition et de gouvernement pour approuver un agenda répressif. La droite pensait faire une concession importante en se montrant ouverte à la possibilité de changer la Constitution de Pinochet ; en échange, l’opposition devait garantir la paix sociale, ce qu’elle n’est pas en position de faire puisqu’elle ne contrôle pas le mouvement en cours.
Un moment déterminant pour ce changement de direction de la droite a été les mobilisations contre l’examen de sélection universitaire (Prueba de seleccion universitaria - PSU2), par lesquelles les lycéenNEs ont réussi à boycotter cet examen durant les vacances d’été [en janvier et février au Chili]. Pour la droite, cela a été le signe qu’il n’était pas possible de mener un processus constituant. Le fait que les conflits sociaux ne s’arrêtent pas a déterminé la position de la droite, parce qu’elle pensait que l’Accord allait démobiliser et que ce serait perçu par la population comme une grande conquête.
Pourquoi l’Accord n’a pas réussi à démobiliser le mouvement ?
Le soulèvement social au Chili ne s’est pas produit parce que les gens voulaient une nouvelle Constitution, mais à cause de l’impossibilité de continuer à supporter des conditions de vie toujours plus difficiles. Ce facteur n’a toujours reçu aucune réponse. Puis il existe une crise de la légitimité politique des partis qui ont gouverné ces trente dernières années et ce sont eux qui ont élaboré l’Accord.
Le plus probable des scénarios me semble être, dès le mois de mars, de nouvelles mobilisations de masse se combinant à une participation probablement massive et historique pour le plébiscite en avril. Ce serait une énorme défaite pour la droite. Ensuite, entre avril et octobre, le moment où seraient élus les représentants à la Convention, s’ouvrira la possibilité d’une bataille programmatique inédite. Ce sera stratégiquement très important d’y répondre, car une forte polarisation politique est inévitable dans la société. La conception de la démocratie en sera le point fort. En effet, la droite est en train de construire le récit qu’il existe un secteur minoritaire de la population qui manifeste de façon violente pour imposer au reste de la société un processus constituant. Pour la droite, c’est donc une séquestration de la démocratie. Du côté du mouvement populaire, le récit est inverse : il y a des secteurs majoritaires qui exigent une Assemblée constituante et un secteur minoritaire a séquestré cette volonté de masse pour imposer un Accord qu’il défend par la répression et le terrorisme d’État.
Cette polarisation sociale s’exprimera différemment à celle d’octobre. Il y aura un conflit politique à un niveau de masse, et ce ne sera plus une contestation transversale.
Quel est l’état des mobilisations actuellement ? Le mouvement s’est-il maintenu ou a-t-il pris d’autres formes ?
En janvier et février, ce sont les vacances d’été. La massivité des mobilisations a baissé à partir de la signature de l’Accord et a baissé encore plus durant l’été. Cependant, les mobilisations ne se sont aucunement arrêtées. À Santiago, place de la Dignité, les rassemblements les plus ordinaires regroupent 10 000 à 20 000 personnes. Il apparaît, dans différentes villes du pays, des moments de politisation et de protestation lors des festivals d’été, notamment par des performances artistiques ou des « funas3 » contre toutes les personnalités de droite présentes dans ces festivals.
Il y a aussi eu le mouvement de contestation de la PSU qui a mis à l’épreuve le gouvernement, sur un conflit sectoriel mais dont le contenu est la remise en cause d’un système d’éducation discriminant et de classe. Cela marque aussi de nouveau une disposition à lutter. L’ACES (assemblée coordinatrice de lycéenNEs) a appelé au boycott de la PSU et les jeunes y ont répondu de façon spontanée. Il y a eu une répression importante.
Quel a été le rôle de la performance du collectif Las Tesis4 dans le mouvement ?
Le féminisme a joué un rôle très important avant l’explosion sociale. Quand l’Accord est signé le 15 novembre, la massivité baisse. Le 25 novembre, lors de la journée mondiale contre les violences faites aux femmes, apparaît la performance de Las Tesis. Cette action devient une forme de mobilisation qui vient réanimer le mouvement après l’Accord. Le collectif Las Tesis réussit à articuler une analyse politique de la répression et de la violence d’État aux violences structurelles qui touchent les femmes et les minorités sexuelles. Des problématiques locales ont été intégrées dans ces actions et préfigurent un programme politique, en fonction des différentes réalités du pays. Par exemple, dans les zones de sacrifice5, où il y a des conflits socio-environnementaux graves, à la place de dire « Ce sont les juges », les femmes disaient « Ce sont les industries ». Las Tesis, en tant que phénomène politique massif, réussit à générer non seulement un retour du protagonisme des femmes et des minorités sexuelles, mais prépare aussi le chemin pour un appel à la grève générale féministe beaucoup plus fort, parce que beaucoup de jeunes femmes ont participé au soulèvement social par le biais de Las Tesis.
Nous approchons du 8 mars, qui a été l’an dernier un moment historique. Comment cette journée s’annonce dans le cadre de la situation ouverte au Chili depuis octobre ?
La grève générale féministe du 8 mars 2019 a été, avant le mouvement commencé en octobre, la plus grande manifestation depuis la fin de la dictature. Cette année, la Deuxième rencontre plurinationale, à laquelle ont participé 3 000 femmes, a été organisée non seulement par la Coordination féministe du 8 mars, mais aussi par des organisations de femmes, féministes et des minorités sexuelles de tout le pays.
Un point d’élaboration important a été d’approfondir le programme féministe contre la précarisation de la vie. Nos revendications générales ont été déclinées à deux niveaux pour s’adapter aux conjonctures et débats à venir : sous la forme de mesures d’urgence immédiates et en termes constitutionnels. Par exemple, une revendication comme le droit à l’avortement libre, légal et gratuit serait traduite comme revendication immédiate par la dépénalisation de l’avortement, mais, dans une Constitution, cela se traduirait par la libre autodétermination des femmes sur leurs corps.
Nous avons aussi élaboré le document « Notre première ligne contre le terrorisme d’État »6. Nous nous sommes interrogées sur les conditions politiques minimales que nous devons conquérir pour ouvrir un processus constituant qui se déroule dans un cadre démocratique. Il a été décidé que les femmes se mettent en première ligne contre le terrorisme d’État, en exigeant que s’en aillent le président Piñera et son gouvernement criminel, car ils sont responsables d’avoir déclaré la guerre au peuple. Accepter un processus constituant où Piñera continue de gouverner est accepter que l’impunité ne soit pas remise en cause. Nous exigeons la liberté des plus de 2 500 prisonniers et prisonnières politiques de la révolte, et la responsabilité politique et judiciaire de tous les agents de l’État qui ont commis des violations des droits humains. Nous demandons l’abrogation de toutes les lois répressives mises en place durant cette période et que certaines lois répressives cessent de s’appliquer à ceux et celles qui luttent. Nous avons enfin décidé d’un plan de lutte en trois temps : grève générale féministe, processus constituant et assemblées territoriales. La grève sera un processus du 2 au 11 mars, jour lors duquel Piñera sera président depuis deux ans. La grève en elle-même est convoquée pour le lundi 9 mars, avec des manifestations et des actions de protestation le 8 mars. Le congrès national de la CUT (syndicat majoritaire du pays) a décidé de s’associer à l’appel à la grève féministe de façon inédite.
Il n’y a pas de tactique commune du mouvement féministe face au plébiscite, néanmoins nous avons décidé de ne pas nous laisser diviser par ce dernier. Nous défendrons toutes notre programme féministe et notre position contre le terrorisme d’État.
Que représente la Coordination des assemblées territoriales ? Peut-elle ouvrir une voie alternative au plébiscite ?
Les assemblées territoriales sont apparues en grand nombre au début de l’explosion sociale. Il y a beaucoup de différences au niveau territorial, entre les assemblées des quartiers périphériques de Santiago et celles du centre. Les secteurs les plus pauvres ont remis en cause le fait que l’articulation des assemblées soit hégémonisée par des secteurs parmi les moins populaires.
L’initiative d’une rencontre des assemblées territoriales vient de Santiago, notamment des assemblées des quartiers qui ne sont pas périphériques. Le 18 janvier, a lieu la première rencontre des assemblées territoriales de la région métropolitaine de Santiago. Plus de 1 000 personnes y participent, représentant près de 200 assemblées territoriales. Des représentantEs d’autres régions y ont aussi participé. Comme dans le mouvement féministe, il n’y a pas eu de position commune concrète face au plébiscite d’avril.
C’est la première rencontre de quelque chose qui n’existait pas il y a quelques mois. C’est une expérimentation qui a permis de rendre compte d’une certaine potentialité, d’une disposition à s’organiser, mais qui reste embryonnaire. Ces assemblées sont néanmoins une caractéristique d’organisation du peuple à partir d’octobre, prenant en charge le ravitaillement et l’auto-défense, dans un contexte de militarisation du pays et lors duquel les transports et le commerce ne fonctionnaient plus. On ne peut pas écarter la possibilité que cette situation se reproduise, car elle est encore ouverte. Les assemblées pourraient jouer ce rôle de pouvoir populaire et c’est précieux que ces assemblées existent et commencent à se coordonner.
Qu’attends-tu du mois de mars qui est la rentrée sociale et politique pour le pays ?
Il y a une attente énorme. Le gouvernement et le Parlement savent parfaitement que la manière dont va se dérouler le mois de mars va donner le ton des prochains mois. Cela incombe au mouvement féministe, presque accidentellement par le calendrier. Le mouvement féministe y est prêt et tente de regrouper tous les secteurs possibles derrière un programme, une forme politique de lutte et des exigences politiques assez radicales et précises. Je pense que mars va être explosif, même s’il ne reproduira pas l’ampleur du 18 octobre.
Propos recueillis par Alex G.
- 1. Cet Accord, signé par les parlementaires en novembre 2019, envisage l’impunité absolue pour les crimes et violations des droits humains et protège le gouvernement pour qu’il aille jusqu’à la fin de son mandat. Il permet que l’éventuelle Convention constituante reste composée plus ou moins par les mêmes forces actuelles du Parlement.
- 2. L’examen de sélection universitaire mesure des connaissances standardisées et permet aux lycéenNEs, selon les points qu’ils obtiennent lors des épreuves, de rentrer à l’université.
- 3. La « funa » est à son origine une forme de manifestation pour dénoncer publiquement une personne ou un groupe de personnes ayant commis un crime, notamment lié aux violations des droits humains. Elle vise ainsi des anciens cadres de la dictature, mais s’est élargie à d’autres cibles politiques.
- 4. Il s’agit de la performance « Un violador en tu camino » (« Un violeur sur ton chemin »), qui replace les féminicides dans leur contexte d’impunité institutionnelle et fait le lien avec le terrorisme d’État durant le mouvement en ciblant l’État (« l’État oppresseur est un homme violeur »), en particulier les juges, la police et le président.
- 5. Cette expression est utilisée pour décrire les localités qui se trouvent gravement impactées par la pollution industrielle, donc sacrifiées pour le « développement » du reste du pays.
- 6. La « première ligne » fait référence aux groupes d’autodéfense qui se sont constitués lors des manifestations de masse depuis le soulèvement insurrectionnel d’octobre pour protéger les manifestantEs contre la répression.