La crise grecque entremêle crise économique internationale, spécificités du capitalisme grec et défauts congénitaux de l’euro. L’essentiel pour l’Union européenne a été de sauver les banques détentrices des titres de la dette grecque, puis de faire en sorte que la Grèce paye sa dette et s’adapte aux normes du capitalisme mondialisé. Il en est résulté une déstabilisation brutale de l’économie et de la société grecques.
En mars 1998, le Conseil européen établit la liste des pays éligibles à l’euro. Sur les quinze membres de l’Union européenne de l’époque, trois décidèrent de faire bande à part (Royaume-Uni, Danemark, Suède). Les autres pays ont été retenus, même ceux, comme l’Italie et la Belgique, qui étaient très éloignés du critère d’endettement fixé dans le traité de Maastricht (la dette belge atteignait 124 % du PIB, la dette italienne 114 %). Un seul pays candidat était recalé : la Grèce. Outre sa dette (108 % du PIB), son déficit public dépassait les 4 %, contre 3 % exigés.
Le gouvernement grec dirigé par le PASOK (« parti socialiste ») lança alors une cure d’austérité : privatisations (banques, télécoms, énergie…), gel du traitement des fonctionnaires, hausses d’impôts. Certains évoquèrent un «miracle grec» : l’inflation tomba de 8 à 2 %, le déficit de 10 à moins de 2 %. La Bourse d’Athènes s’envola, l’agence de notation Moody’s releva la note du pays de quatre crans, tandis que le cours de la drachme progressait.
En 2000, la Grèce était donc admise dans la zone euro. L’euro entrant en circulation le 1er janvier 2002, une grande fête était organisée à Athènes le 31 au soir, avec une montgolfière aux couleurs de la Grèce portant l’inscription «Welcome euro» et un spectacle son et lumière.
On apprendra plus tard que les chiffres grecs avaient été « arrangés ». Mais comme l’avaient aussi été ceux d’autres pays, y compris, via divers artifices comptables, la France, l’Italie et… l’Allemagne.1
En fait, à cette époque, l’Union européenne s’est trouvée face à une alternative : faire un exemple en écartant la Grèce ou bien privilégier la dimension politique. C’est cette dernière qui a prévalu. Ecarter un pays candidat affaiblissait le « projet européen » : non seulement l’Union européenne voulait s’élargir à l’Est après l’effondrement du bloc soviétique, mais l’euro, outre son contenu économique, est un projet politique du capital pour la gouvernance de l’Europe. Avec l’euro est sacralisée l’indépendance de la Banque centrale et de la gestion de la monnaie ; la Banque centrale ne peut plus prêter aux Etats ; la politique économique est enserrée dans les dogmes désormais communs à la droite et à la gauche sociale-libérale et donc exclue du débat démocratique.
Dans cette optique, intégrer la Grèce était d’autant moins un problème qu’elle était rentrée dans le rang, avait « fait des efforts » et qu’avec un PIB représentant 1,9 % de celui de l’Europe, elle semblait ne représenter qu’un risque limité.
Un pari périlleux
Pour le capitalisme grec, le choix de l’euro représentait un pari. L’objectif était de sortir de sa place périphérique et d’accéder au cercle des « puissants ». Et, plus concrètement, de bénéficier des avantages d’une monnaie forte afin de pouvoir emprunter à des taux d’intérêt réduits. Mais le pari était périlleux. La Grèce se retrouvait entièrement subordonnée au cadre européen, sans pouvoir compenser la faiblesse de sa compétitivité en dévaluant sa monnaie2. La composante internationalisée de la bourgeoisie (les armateurs) pouvait s’en accommoder, mais les activités à base locale (industrie, agriculture) allaient être à la peine.
Dans un premier temps, les résultats ont semblé être au rendez-vous : dans une étude parue en novembre 2007, l’OCDE loue la croissance grecque et la « robustesse accrue » de son économie. Effectivement, l’euro a débouché sur des taux d’intérêt plus bas : l’endettement privé (entreprises, ménages) s’est emballé, ce qui a soutenu la demande et favorisé la croissance, les banques grecques ont emprunté à l’étranger. L’organisation des Jeux Olympiques de 2004 a également soutenu l’activité. Les exportations grecques ont bénéficié de l’ouverture des marchés des voisins balkaniques.
En contrepartie, les Jeux Olympiques (marqués par un dérapage des dépenses et par des affaires de corruption) ont contribué à la remontée du déficit public et à l’accroissement de l’endettement extérieur. Après les Jeux, sous la pression des autorités européennes, la Grèce a mis en place des mesures de rigueur budgétaire. Dans le même temps, le taux de profit tendait à augmenter (mais restait inférieur à ce qu’il avait été dans les années 1970), l’amélioration de l’efficacité du capital (rapport entre le volume de production et le capital fixe) compensant la légère montée de la part des salaires
Mais les problèmes structurels demeuraient, condensés dans une compétitivité insuffisante au regard des autres pays de la zone euro. L’emploi industriel a reculé et les dépenses de recherche-développement sont restées basses (0,7 % du PIB en 2012), trois fois inférieures à la moyenne de l’Union européenne (2,1%).
Le taux de change de l’euro, qui durant les années 2000 n’a cessé de progresser, a pénalisé les échanges de la Grèce sur les marchés hors zone euro, tandis qu’à l’intérieur de cette zone le marché unique confrontait les fragilités de l’économie grecque à des économies plus solides (d’autant qu’au même moment, avec les réformes Hartz, l’Allemagne avait fait le choix d’une compression salariale). Le déficit commercial s’est creusé davantage.
Tant que les taux d’intérêt demeuraient relativement bas, ils permettaient un financement « sans douleur » de déficits récurrents. La dette était par ailleurs accrue par le poids des dépenses militaires, les sorties illicites de capitaux et le peu d’empressement du gouvernement grec à augmenter ses recettes fiscales en traquant la fraude et en mettant un peu plus de justice dans les impôts sur le revenu et le capital. Chaque année, la charge des dettes passées et la situation de son budget imposent à la Grèce d’emprunter à nouveau. De 103 % du PIB en 2006, la dette est passée à 127 % en 2009 et a bondi à 146 % en 2010.
La crise internationale déclenchée en 2007-2008 a mis fin à cette euphorie artificielle. Les marchés financiers, déchainés et incertains, ont commencé à prendre en compte les fragilités de l’économie grecque et son endettement public élevé. Jusqu’à présent prévalait l’idée que la dette grecque était une dette de bonne qualité, car libellée dans la monnaie d’une zone économique solide. Désormais ce n’était plus le cas : l’écart entre les taux auxquels la Grèce et l’Allemagne empruntent sur les marchés financiers a commencé à augmenter fortement.
La situation est devenue paroxystique en 2010 du fait de la crise mondiale, mais sans celle-ci, il y aurait quand même eu probablement une crise grecque. Elle aurait été plus lente, plus étalée dans le temps mais serait intervenue car le capitalisme grec, de par ses caractéristiques, ne pouvait s’adapter sans casse aux contraintes de l’euro.
La crise de 2010 et les mémorandums
Les tensions sur la dette grecque ont été accrues par une décision politique du nouveau gouvernement grec (le PASOK de Geórgios Papandréou ayant gagné les élections d’octobre 2009), annonçant que le déficit public était deux fois plus élevé qu’annoncé par son prédécesseur de droite. Il est à peu près certain que les statisticiens grecs et Papandréou ont gonflé le déficit pour dramatiser la situation et faire accepter une austérité renforcée
Les agences de notation ont alors abaissé brutalement la note de la dette grecque. Les taux exigés pour l’achat des titres grecs ont explosé. Le remboursement de la dette étant donc en péril, le gouvernement PASOK a pris un tournant brutal vers l’austérité
Face à cette situation, les gouvernements européens étaient divisés. Les hautes sphères de l’UE savaient qu’une faillite grecque serait désastreuse pour les banques européennes et fragiliserait la zone euro. Les Etats-Unis, dont des fonds de pension avaient acheté des titres grecs, s’alarmaient également. Mais l’Allemagne hésitait : une opération de soutien était contradictoire avec les règles qu’elle voulait pour l’Europe (ne pas renflouer les Etats « laxistes »).
Bien entendu, le sauvetage des banques a été la priorité. Mais le temps mis à prendre une décision a permis d’augmenter la pression et de mettre la Grèce sous tutelle. Entre janvier et mars 2010, Papandréou a dû présenter trois moutures successives de son plan d’austérité avant que la Commission se déclare satisfaite. Pendant ce temps, la spéculation s’est déchaînée, faisant encore augmenter la dette. Un mécanisme de surveillance permanent a finalement été imposé (c’est la fameuse Troïka, le FMI entrant en jeu aux côtés de la Commission et de la BCE).
Le 2 mai 2010 était adopté un plan d’« aide » de 110 milliards d’euros. Les banques ont donc été sauvées. Notons que les sommes prêtées à la Grèce le sont au taux de 5 %, alors qu’au même moment la BCE fournit des liquidités aux banques à un taux de 1 %. La contrepartie est un plan d’austérité comprenant le gel des salaires des fonctionnaires pendant trois ans, la suppression des 13e et 14e mois de salaire dans la fonction publique, le renforcement de la flexibilité du travail, l’allongement de la durée de cotisation pour les retraites, une nouvelle hausse de la TVA. La réaction populaire est claire : une grève générale (la troisième depuis février) est organisée et s’accompagne de manifestations importantes.
En fait, ce plan, comme ceux qui ont suivi, n’était pas seulement un plan d’austérité mais visait à transformer complètement le système social grec. Il associait des dispositions concernant directement les finances publiques (coupes budgétaires, baisse des retraites et des indemnités chômage, réduction des dépenses de santé, hausse de la TVA et mise en place de nouvelles taxes) avec des «réformes structurelles » (réforme de la fonction publique, démantèlement des protections des salariés, privatisations).
Durant cette période, une des préoccupations majeures des gouvernements français et allemands a été de sécuriser les contrats d’armement passés avec la Grèce, dont certains étaient soupçonnés d’être entachés de corruption (et s’il y a corruption il y a des corrupteurs, en l’occurrence des firmes surtout allemandes mais aussi françaises). Ainsi, le budget de la défense a été largement épargné alors que dans le même temps, le gouvernement PASOK taillait dans les dépenses sociales
Mais l’« aide » n’a rien résolu des problèmes d’une économie grecque qui s’effondrait. Toutes les prévisions de croissance économique se sont avérées fausses, la récession a été beaucoup plus forte qu’annoncée
De nouveaux crédits (130 milliards) ont ensuite été accordés à la Grèce en échange d’un plan d’austérité supplémentaire. Papandréou, devant la montée de l’opposition populaire, a évoqué l’organisation d’un référendum puis, face à l’opposition de ses interlocuteurs européens, a été contraint de céder la place à un gouvernement d’« union nationale », droite et PASOK. En février 2012, le Parlement grec a dû adopter en urgence ce deuxième mémorandum. Un troisième a suivi en novembre 2012. L’un et l’autre contenaient la même panoplie de mesures que le premier. Le salaire minimum a été baissé d’un tiers et les autres salaires bloqués ou réduits (dans le privé, le paiement des salaires est devenu parfois aléatoire).
Au prix d’une casse sociale considérable, la politique mise en œuvre depuis 2010 a résolu le problème des banques, mais pas celui de la dette. Après avoir quelque peu baissé en 2012, elle a progressé à nouveau en 2013 et 2014, pour atteindre 176 % du PIB. Le déficit commercial extérieur s’est réduit essentiellement du fait de la contraction des importations, en raison de la récession ; la progression des exportations a été limitée et la baisse des salaires a surtout permis une augmentation des marges des entreprises. La reprise de la croissance annoncée par la Commission européenne se ferait, si elle était confirmée, sur la base d’un recul sans précédent sauf en période de guerre.
L’échec des mémorandums
Les mémorandums successifs ont une double finalité. D’abord, faire face au problème immédiat des liquidités nécessaires pour que la Grèce puisse continuer à payer sa dette. Une fois la dette redevenue « soutenable », la Grèce pourrait à nouveau se financer sur le marché des capitaux à des taux « normaux ». Ensuite, transformer le capitalisme grec, renforcer le secteur privé, faire de la Grèce une économie compétitive. Ce dernier point apparente ces mémorandums aux programmes d’ajustement structurel mis en œuvre par le FMI dans le tiers-monde.
La première difficulté spécifique à la Grèce est son appartenance à la zone euro. Les programmes du FMI comprennent une dévaluation de la monnaie, mais dans ce cas celle-ci est impossible. Les résultats des mémorandums reposent donc entièrement sur l’austérité et les réformes libérales. La deuxième caractéristique du programme grec est sa brutalité. Dès la première année, des mesures très dures ont été mises en œuvre. Cette brutalité résultait de la volonté de la Commission européenne de résoudre la question grecque aussi vite que possible avant d’éviter un risque de contagion, alors que le FMI aurait préféré une application plus progressive.
Les raisons de l’échec des mémorandums (sauf pour ce qui est du sauvetage des banques) font débat. C’est en fait la même controverse que celle sur les politiques d’austérité dans l’ensemble de l’Union européenne : absurdités néolibérales, ou politiques de rétablissement des profits pour lesquelles l’impact sur la croissance et le chômage ne sont que des dommages collatéraux et secondaires ? Des économistes marxistes grecs
Par ailleurs, les classes moyennes ont vu leurs positions remises en cause, ce qui déstabilise les alliances de classe traditionnelles. C’est sans doute, sur fond de mécontentement général contre la Troïka, une des raisons du succès électoral de Syriza.
Une première conclusion de cet examen de la crise grecque est que l’on n’assiste pas à une crise de la dette à proprement parler, mais à celle d’un capitalisme spécifique dans le cadre d’une zone euro dont les mécanismes favorisent les capitalismes les plus forts. Une autre, que les politiques imposées à la Grèce ne sont pas des lubies idéologiques mais participent d’un projet qui pèse sur toutes les classes populaires européennes et ne peut être remis en cause avec de la bonne volonté ou des démonstrations d’économistes. Pour paraphraser Stathis Kouvelakis, membre du comité central de Syriza, l’idée d’un « bon euro » s’est effondrée.
Henri Wilno