Publié le Samedi 7 décembre 2019 à 08h30.

De quoi l’insurrection populaire au Chili est-elle le nom ?

Les caractéristiques de l’explosion sociale au Chili sont déterminées, en dernière instance, par les formes prises par la production et la reproduction de la vie ces trente dernières années. Le Chili a été un des premiers laboratoires des politiques ultra-libérales et un test pour les politiques de précarisation. Mais, cette explosion sociale a été aussi une remise en cause des responsables politiques qui ont administré ces conditions de vie.

La mise en place du modèle néolibéral a été permise par le coup d’État de 1973, qui a violemment interrompu une période de montée politique de la classe travailleuse et des secteurs dépossédés. En 1990, la Transition démocratique a mis fin à la dictature en garantissant l’impunité de l’armée et en laissant intacte la Constitution politique de la dictature. Ce Pacte de transition a été conduit par les secteurs qui ont mené le coup d’État et par les anciens partis de la classe travailleuse, convertis au social-libéralisme, qui ont utilisé les institutions héritées de la dictature pour mettre en œuvre, dans le contexte de la démocratie, les politiques de privatisation et exclure les secteurs populaires de la participation politique.

La révolte et les mobilisations massives sont la forme qu’a trouvé la population pour rendre compte d’un bilan de la Transition qui s’accumulait depuis des décennies dans le silence.

Les revendications du mouvement : urgence sociale, démission de Piñera et Assemblée constituante

Le mouvement a repris des revendications qui s’expriment depuis plusieurs années, comme le droit à une éducation publique et gratuite et la fin du système des AFP (administrations des fonds de pensions). La grève générale féministe du 8 mars a réussi à imposer la perspective de la lutte contre la précarisation de la vie. Ce mot d’ordre tente d’exprimer le contenu transversal de revendications plus éparpillées.

La destitution de Sebastián Piñera, le président de droite conservatrice, est une revendication non négociable. Il a la responsabilité politique d’avoir déclaré la guerre au peuple, littéralement, et d’avoir envoyé les militaires pour tirer sur les gens. Il doit donc y répondre, en démissionnant et en étant jugé. N’importe quelle négociation avec ce gouvernement revient à accepter l’impunité.

L’état d’urgence et l’imposition du couvre-feu ont généré de graves violations des droits humains, avec déjà une vingtaine de mortEs, de nombreuxSES blesséEs, des violences sexuelles contre les femmes et les minorités de genre. Récemment, Piñera a dénoncé le rapport d’Amnesty International faisant état d’une violation systématique des droits humains depuis le début de la mobilisation. Il prévoit de déployer les militaires dans l’espace public sans obligation de décréter l’état d’exception.

Pour ce qui est de l’Assemblée constituante, les politiciens qui ont organisé les politiques de précarisation de la vie ces dernières décennies, du Parlement au pouvoir exécutif, ont exprimé leur accord quant à la nécessité d’une « nouvelle Constitution ». Il est évident qu’il faut changer la Constitution politique de Pinochet, mais cela ne peut pas se faire par le biais des partis qui ont gouverné en maintenant ces institutions intactes. Ce changement doit se faire par en bas, par les espaces d’organisation que le peuple est en train de créer. La revendication de la constituante doit être défendue en ayant conscience de ses limites. Certains secteurs ont construit un discours selon lequel la Constitution de Pinochet est l’origine de tous les maux du pays, que tous les droits ont été perdus avec cette Constitution. Cette façon de présenter les choses est fausse d’un point de vue anticapitaliste et antipatriarcale.

Nous vivons une période d’intenses débats et de batailles sur le problème constituant. Une fois de plus, le féminisme va devoir affronter plusieurs défis à la fois.  Face aux secteurs dominants qui ne veulent pas d’Assemblée constituante, mais aussi au sein des mouvements sociaux qui continuent à voir les problèmes que soulève le féminisme comme quelque chose d’externe ou, au mieux, comme une spécificité par rapport aux « véritables » problèmes de la classe travailleuse et des secteurs populaires. Petit à petit, la revendication d’une Assemblée constituante plurinationale et féministe prend corps, n’occultant pas les revendications des peuples originaires, des femmes et des minorités de genre et les considérant comme transversales.

Les formes d’organisation de la révolte chilienne

Au Chili, il existe cinq millions et demi de travailleurs formellement salariés. 17 % travaillent dans le secteur public et n’ont pas de droit de syndicalisation, de négociation collective, de grève. Les 83 % restants correspondent au secteur économique privé. 15 % d’entre eux sont syndiqués dans un réseau de 10 500 syndicats qui ne sont pas coordonnés entre eux, à l’exception de ceux qui font partie d’une même centrale syndicale. La Centrale unitaire des travailleurs (CUT), la plus grande du pays, regroupe un peu moins de 25 % des syndiqués.

Il n’existe pas de syndicats par branche économique, forme syndicale interdite par la loi, et le seul secteur organisé ainsi sont les dockers. Dans ce cadre, Unité sociale est un espace qui a été créé en juin 2019 par la Coordination nationales des travailleurs No+AFP, dans le but de coordonner différentes organisations sociales. D’une vingtaine au départ, il réunit depuis le 18 octobre une centaine d’organisations, motivées par la recherche de coordination des mouvements sociaux et du syndicalisme. Unité sociale est dirigée par les directions syndicales traditionnelles, ce qui a posé plusieurs problèmes. D’une part, certains membres de ces directions militent dans des partis qui font l’objet de la contestation générale actuelle. D’autre part, les pratiques de ces directions sont considérées comme peu démocratiques par de nombreuses organisations. Ainsi, il y a des secteurs d’Unité sociale qui sont favorables au fait de négocier avec le gouvernement de Piñera et d’autres non.

Le 1er novembre, le Comité de grève national a été créé. Y participent la Coordination No+AFP, la CUT, l’Union portuaire, l’Union des syndicats de la mine, Sintec (Syndicat de la construction), l’Association des professeurs, l’Anef (association des employés administratifs). Il s’agit du bloc syndical d’Unité sociale, rejoint par les syndicats de mineurs. Ce Comité de grève national a décidé d’appeler à une grève générale pour le 12 novembre, pour l’Assemblée constituante et une série de mesures d’urgence (salaires, dettes, retraites...). Ça a été la journée la plus puissante de toutes. Nous pouvons estimer que 60% des travailleurs du secteur privé ont fait grève de manière effective, et 90% pour le secteur public.

C’était donc un choix politique juste et puissant, même si la grève a été définie sans la participation des autres mouvements sociaux. D’autant plus que c’est le mouvement féministe qui a appelé à la première grève générale depuis le début de l’explosion sociale, le 21 novembre, suivi ensuite par deux jours de grève les 23 et 24 novembre, appelés par Unité sociale.

Unité sociale a impulsé la création de cabildos [forums] pour donner corps à la perspective de l’Assemblée constituante. Ce sont des espaces locaux de consultation sur l’élaboration d’une nouvelle Constitution. Certaines assemblées territoriales ont réalisé ces cabildos, mais ils ont largement débordé leur fonction initiale : Ce sont plutôt des espaces grâce auxquels de larges couches de la population s’incorporent à l’activité politique, en apprenant à s’organiser et à penser collectivement. Peu à peu, des espaces de coordination des assemblées sont impulsés.

Les centaines d’assemblées territoriales se sont constituées au niveau local et de manière spontanée, par la prise de conscience de la force collective du peuple, qui s’est retrouvé au coin de la rue, dans les quartiers, pour protester. Elles ont organisé le ravitaillement et la sécurité face à la répression. Puis, elles ont commencé à délibérer sur les perspectives politiques. Ces assemblées territoriales sont un moment constituant car elles sont le début d’un processus par lequel la classe travailleuse commence à se constituer pour elle-même.

 

La « cuisine » institutionnelle ou pourquoi Piñera n’a pas démissionné

Durant la semaine du 4 au 10 novembre, trois grandes journées massives de protestation ont eu lieu et on fait l’objet d’une répression extrême. Il y a eu des cas terribles de répression, par exemple le cas du jeune Gustavo Gatica, 21 ans, qui a eu les deux yeux crevés suite aux tirs de la police.

Le 7 novembre, Piñera convoque une réunion du Conseil de sécurité nationale, une instance extraordinaire créée par Pinochet au sein de laquelle se réunissent les présidents de tous les pouvoirs d’État (exécutif, parlementaire et judiciaire), les chefs des forces armées et le contrôleur général de la République. C’est la première fois qu’elle est réunie pour traiter d’affaires intérieures au pays depuis le début de la période démocratique. Nous ne savons pas ce qui s’est passé lors de cette réunion, mais il semble que Piñera s’y est retrouvé isolé. Le président du Sénat, de la Démocratie chrétienne, a jugé la réunion inutile et improductive. Il est possible que les forces armées aient donné un ultimatum à Piñera pour qu’il rétablisse vite l’ordre, en menaçant de prendre la situation en main.

Le 12 novembre, Piñera annonce qu’il appliquera la Loi de sécurité intérieure à tous ceux qui incitent ou participent à des manifestations violentes, appelle à l’unité et à trouver un accord pour résoudre la crise. Je pense que la période du 5 au 12 novembre était un moment clé pour faire tomber Piñera. Cependant, ce même jour, le député Gabriel Boric du Frente amplio a appelé à accepter le dialogue de Piñera. Cet exemple est frappant : c’est une figure de l’aile gauche du bloc de gauche au Parlement. Les partis présents au Parlement soutiennent Piñera, à l’exception du Parti humaniste, qui est aussi dans le Frente amplio, et est l’unique parti qui soutient la nécessité d’une accusation constitutionnelle contre Piñera afin qu’il soit destitué.

Entre le 13 et le 14 novembre, tous les partis du Parlement, sauf le Parti communiste et le Parti humaniste, ont négocié un accord pour mettre fin à la crise que vit le pays. Dans la nuit du 15 novembre, à trois heures du matin, ils ont annoncé publiquement l’« Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution ». Cet Accord a été approuvé par toute la droite, toute l’ex-Concertation (alliance de partis sociaux-libéraux et du centre qui a gouverné lors de la démocratie), Révolution démocratique et le parti Comunes (principaux partis du Frente amplio) et Gabriel Boric, à titre individuel.

 

Les termes de l’accord

• Un plébiscite en avril 2020 pour ou contre une nouvelle Constitution, puis sur le mécanisme utilisé pour rédiger une nouvelle Constitution, soit une convention constitutionnelle mixte (50 % de parlementaires et 50 % d’élus constituants) ou une convention constitutionnelle (100 % d’élus constituants).

• Les délégués constituants seront élus par le même système d’élection par lequel sont élus les députés au scrutin proportionnel plurinominal. En cas de désaccord entre les délégués constituants sur un sujet, le quorum pour régler la question est des deux tiers. En résumé : l’éventuelle Convention constituante resterait composée plus ou moins par les mêmes forces actuelles du Parlement et un secteur minoritaire pourrait imposer son veto sur des questions stratégiques, comme la Sécurité sociale, les ressources naturelles, le droit du travail, etc.

• C’est un Accord qui envisage l’impunité absolue pour les crimes et violations des droits humains. Les partis qui y souscrivent décident de ne pas prendre part à l’accusation constitutionnelle contre Piñera. C’est donc un accord qui protège le gouvernement pour qu’il aille jusqu’à la fin de son mandat.

Avec cet accord, le Frente amplio éclate, car ce front a été créé pour être une troisième force, alternative au duopole de la Transition, qu’il rejoint désormais de fait. Concernant le PC, il n’a pas signé l’accord mais un jour plus tard, il a déclaré qu’il fera partie de l’Accord en proposant quelques modifications, comme des quotas de genre.

 

Les réactions du mouvement social suite à l’Accord

Unité sociale, lors d’une assemblée massive réunie le samedi 16 novembre, a décidé de le rejeter. Deux grandes positions se sont exprimées. La première est l’idée que l’Accord est mauvais, mais qu’il constitue un progrès, qu’il faut lutter pour l’améliorer. La deuxième estime que l’Accord est illégitime dans son essence même, parce qu’il ne prend pas en compte le monde social et ne permet pas une Assemblée constituante démocratique. De cela, découle l’option de ne pas abandonner la mobilisation et la rue. Cette dernière position a été largement majoritaire. Seuls des secteurs universitaires et un syndicat de professionnels de la santé ont défendu la position minoritaire.

Ce positionnement d’Unité sociale l’a conduit à appeler à trois jours de grève générale progressifs : le lundi 25, le mardi 26 et le mercredi 27 novembre.

Les centaines d’assemblées territoriales se sont prononcés progressivement. Deux sentiments se mêlent : une absence de confiance face à cet Accord négocié entre les partis que le mouvement a contesté et le sentiment que cet Accord est une avancée, parce qu’il y a un mois Piñera proposait seulement de baisser de 30 pesos le prix du ticket de métro et qu’aujourd’hui s’ouvre la possibilité de changer la Constitution de Pinochet. C’est tout à fait compréhensible. Mais je ne perçois pas cet accord comme un progrès, parce qu’en réalité ça a été une usurpation par le haut avec l’objectif de contenir un processus qui était au maximum de sa force jusqu’au mardi 12 novembre.

En approuvant une nouvelle Constitution dans le cadre de l’Accord, se jouerait une situation similaire au Pacte de Transition mais, cette fois, comme une farce. L’idée qu’on pourrait en finir avec le libéralisme grâce aux urnes est une expérience que nous connaissons déjà, tout comme l’idée de « justice dans la mesure du possible », de « démocratie dans la mesure du possible », et maintenant d’une « nouvelle Constitution dans la mesure du possible ». Le problème de cet Accord est qu’il va seulement permettre au système politique de souffler et lui laisse une marge de survie, mais les mêmes problèmes continueront de se poser. L’engagement des partis de gauche dans cet Accord, dans un contexte de crise sociale et d’une probable et proche crise économique, réduit les possibilités pour la gauche pour se présenter comme une alternative qui conteste l’ordre existant. C’est un problème grave et nous ne pouvons pas savoir combien cela nous coûtera dans le futur.

 

Karina Nohales 

*Karina Nohales, militant anticapitaliste et avocate de droit du travail, membre de la Coordination féministe du 8 Mars.