Le succès de la grève générale du 4 février 2016, auquel s’ajoutent le mouvement prolongé des agriculteurs et des protestations sociales de tout type, marque un changement dans la situation en Grèce. Raison de plus pour regarder à nouveau de près les événements qui s’y déroulent et ce qu’ils peuvent nous apprendre.
L’incroyable trahison d’Alexis Tsipras, signant un troisième mémorandum encore plus draconien juste après la très large victoire du Non dans le référendum du 5 juillet 2015, avait laissé les travailleurs et le peuple comme tétanisés. C’est en profitant de cet état de choc, et parce que la violence des nouvelles mesures (contre-réforme de la sécurité sociale, coupes supplémentaires dans les retraites, privatisations en cascade, etc.) n’était pas encore perceptible par de larges secteurs de la population, que Tsipras et Syriza avaient pu l’emporter le 20 septembre. Ils étaient ainsi parvenus à reconstituer leurs groupe et majorité parlementaires après l’exclusion de la Plateforme de gauche, ainsi qu’à se faire relégitimer sur une politique qui désormais n’était plus de changement mais seulement d’un supposé moindre mal.
Tout cela a changé, très vite, au début de 2016. La grève générale du 4 février a été la plus massive depuis la fin 2011 et une série de mobilisations sociales se développent, la plus spectaculaire étant celle des agriculteurs, coupant durant des semaines les principaux axes routiers du pays et s’affrontant durement, notamment le 12 février à Athènes, à la police du régime mémorandaire.
Les extraits publiés ici du blog de Panagiotis Grigoriou donnent une idée du désastre social qui ne cesse d’empirer, comme de la haine qui croît au sein des couches populaires à l’égard des « tsiprosaures ». Ils mettent aussi en relief le second versant de la grande crise actuelle, induit par la situation des migrants qui se rendent en Grèce comme porte d’entrée dans l’Union européenne alors même que ses autres Etats, dans les Balkans et ailleurs, ferment leurs frontières. La réponse du gouvernement Tsipras à la vague migratoire est à la hauteur de sa politique économique et sociale : collaboration avec l’UE, appel à l’OTAN et à ses navires pour décourager et refouler les migrants, qui commenceront par être parqués dans les dits « hot spots » installés sur les îles.
Un autre aspect est celui de la dynamique des luttes actuelles, tournées directement contre Tsipras dans une situation – changement total – où il n’y a plus de perspective d’un « gouvernement de gauche » parlementaire. Du coup, pour autant bien sûr que le mouvement actuel perdure et se développe, les enjeux vont devenir extraordinairement élevés.
La nécessité d’une alternative politique, qui cette fois représente les travailleurs, leurs revendications et aspirations, en devient encore plus aiguë. Un point de départ obligé pour commencer à la construire est de répondre à la question : que s’est-il passé ? Comment les espoirs initiaux ont-ils pu tourner au cauchemar en moins de six mois ? Les éléments d’analyse et de bilan contenus dans le texte d’Antonis Ntavallenos (extraits d’une interview plus longue publiée aux Etats-Unis) sont en ce sens d’une grande utilité1. D’autant que des problèmes de même type sont ou pourraient se trouver posés (évidemment sous des formes différentes) ailleurs en Europe.
Deux autres conclusions méritent à ce titre d’être soumises au débat. La première a trait aux ressorts de la politique de Tsipras, dès sa première victoire électorale, le 25 janvier 2015. Il a été beaucoup dit, dans la gauche radicale, qu’elle était le produit « d’erreurs » dues à une mauvaise compréhension ou à des illusions sur l’Union européenne et la zone euro. Sans doute, si l’on n’avait en tête qu’un relâchement de l’austérité. Mais ce que montre surtout la trajectoire de cette direction, c’est qu’elle n’avait dès le départ aucune intention de s’attaquer aux intérêts capitalistes et au pouvoir bourgeois, que ce soit en Europe ou, tout d’abord, en Grèce.
Une autre leçon concerne l’essence du gouvernement Tsipras, c’est-à-dire des intérêts sociaux qu’il défend fondamentalement. « Gouvernement de gauche » est un terme descriptif de la sociologie politique. En termes de classe, il s’est agi dès le début d’un gouvernement « bourgeois » (certes de type particulier), comme en témoignait notamment la présence des nationalistes procapitalistes d’Anel, le parti des Grecs Indépendants. Décider d’y participer, ainsi que l’avait fait le Courant de gauche de Panayotis Lafazanis (aujourd’hui une composante centrale d’Unité populaire), ne pouvait qu’engendrer de la démobilisation et de la confusion,et affecter son profil politique. On espère pour Unité populaire, comme plus généralement pour les anticapitalistes grecs, qu’il pourra être renforcé dans la nouvelle phase qui s’ouvre.
Jean-Philippe Divès