Publié le Mercredi 2 mars 2016 à 09h38.

Françafrique, la « french touch » de l’impérialisme

La « Françafrique », ce système de domination de l’impérialisme français sur ses anciennes colonies d’Afrique noire, est toujours bien présente. Même si ses modalités ont connu une série d’évolutions.

Au tout début ce ne fut qu’un refus, celui d’admettre l’idée d’indépendance des colonies africaines. En janvier 1944, au Congo Brazzaville, alors que des centaines de milliers d’Africains sont mobilisés contre l’occupant nazi en France, de Gaulle rejette expressément la perspective d’indépendance pour les colonies africaines : « toute idée d’autonomie, toute possibilité d’évolution hors du bloc français de l’Empire : la constitution éventuelle, même lointaine, de self-governments dans les colonies est à écarter »1.

Après la guerre, Paris va s’accrocher désespérément à sa politique d’Union Française proclamée en 1946. Ce nouvel oripeau de l’empire colonial prendra fin en 1958 sous la pression des luttes anticoloniales qui prennent de l’ampleur en Indochine, mais aussi en Afrique avec le soulèvement de Madagascar, sauvagement réprimé : « la répression est typique de celle des guerres coloniales : nombreux massacres touchant largement la population civile dont les femmes et les enfants. Un haut fonctionnaire évoquera un «Oradour malgache» à propos du massacre commis dans la petite ville de Moramanga (dans le centre-Est). »

En réponse,  le gouvernement gaulliste va proposer le projet de « Communauté française », accepté par l’ensemble des élites africaines. Seul Sékou Touré refusera et son pays, la Guinée, sera l’objet d’un sabotage où les colons vont détruire archives, écoles et hôpitaux. Le seul avantage de ce projet mort-né de « Communauté française » sera de  gagner du temps pour concocter un plan qui sera d’une effroyable efficacité. L’idée est simple : tout changer pour que rien ne change. La Françafrique était née. 

Indépendance néocoloniale

Pour fonctionner, ce système va d’abord et avant tout s’appuyer sur les élites africaines qui vont hériter d’une indépendance pour leur pays qu’ils ne voulaient pas. Ces élites (dé)formées par l’administration coloniale sont avant tout redevables et fidèles à Paris. L’Ivoirien Houphouët-Boigny restera dans l’histoire comme le grand organisateur de la Françafrique. C’est d’ailleurs lui qui a inventé ce néologisme, nullement négatif à cette époque. Il servira d’abord la France au détriment de son pays et de l’Afrique. Il sera toujours avec Foccart pour lutter contre le communisme, contre les dirigeants nationalistes africains ou simplement contre des pays qui pouvaient faire ombrage à la France. D’où le soutien de Paris à une guerre, perdue d’avance, des sécessionnistes du  Biafra au Nigeria qui fit deux millions de morts.

A côté d’Houphouët-Boigny, on trouve les autres « pères de l’indépendance » qui tous ont appelé à voter Oui pour le référendum de De Gaule. Au Congo Brazzaville, Fulbert Youlou était déjà en 1947 considéré comme le « candidat des blancs » et perdit  les élections dans la région du Pool. Il bénéficiera par la suite du soutien de l’Union du Moyen Congo, regroupement des colons blancs.

Le Centrafricain Boganda était député à l’Assemblée Nationale, sur la liste du parti démocrate-chrétien MRP, et lui aussi aura l’appui des colons blancs. Maurice Yameogo, premier président de la Haute Volta (actuellement le Burkina Faso), était un arriviste fasciné par les « évolués »2. Dirigeant de la branche locale de la CFTC,  il fondera plus tard l’Union Africaine et Malgache, une organisation africaine anticommuniste qui fonctionnait sous le modèle de l’OTAN avec un pacte de défense.

Hamani Diori au Niger, artisan de la francophonie, accédera au pouvoir avec le soutien de l’administration coloniale, de la chefferie traditionnelle et des parachutistes français. Quant à Léon Mba, premier Président du Gabon, il se battit pour la départementalisation de son pays.  Bref on le voit, ils ont tous en commun leur fidélité à La France, leur combat contre les nationalistes et un anticommunisme viscéral, à tel point que Houphouët-Boigny demanda une base de l’armée US en Haute Volta pour prévenir l’éventuelle invasion communiste chinoise.3 Danger qui lui semblait être sous-estimé par… Foccart. Un véritable tour de force : être plus anticommuniste que le fondateur du SAC.

Ceux qui refuseront ce cadre néocolonial seront éliminés. Au Togo, Sylvanus Olympio sera assassiné par Eyadema. Au Mali, Modibo Keita sera renversé et trouvera la mort dans sa cellule, empoisonné. Au Zaïre (maintenant République démocratique du Congo) Lumumba sera assassiné par Mobutu, un grand ami de la France. Quant au Cameroun, c’est une véritable guerre à laquelle va se livrer la France, qui n’hésitera pas à utiliser le gaz napalm contre les maquis nationalistes.

L’indépendance du drapeau

La France va aider ces pères de la nation, devenus tous dictateurs, à mater leur opposition. L’accès à l’indépendance devient désormais sans danger pour Paris. L’administration coloniale va être maintenue et les accords bilatéraux entre la France et chaque pays vont contractualiser l’exploitation et la soumission qui existaient auparavant. 

Cette relation de vassalité va se construire autour de quatre axes principaux :

1) Economique. Les dirigeants français tiennent à tout prix à maintenir leur indépendance énergétique. Le gaz pour l’Algérie, le pétrole au Gabon et plus tard au Congo Brazzaville, et l’uranium au Gabon puis ensuite au Niger. La France créera, à cet effet, des complexes industrialo-étatiques pour mener à bien les pillages. 

2) Financier. Le maintien du franc CFA, au départ appelé « franc des colonies françaises d’Afrique », dont le nom est désormais, pour l’Afrique de l’Ouest, le « franc de la communauté financière d’Afrique » et, pour l’Afrique Centrale, le « franc de la coopération financière d’Afrique centrale ». En termes clairs, l’ensemble de la politique monétaire des pays africains de la Zone CFA est géré directement par le ministère du budget français.

3) Militaire. La pérennité des bases de l’armée française, représentant trente mille hommes dans les années 1960,  va décroître mais sera compensée par un quadrillage de conseillers à la défense. Les  accords de coopération militaire, dont certaines clauses resteront secrètes, prévoyaient explicitement une intervention contre les déstabilisations des pouvoirs en place. Etaient visées, en premier lieu, les mobilisations populaires qui commençaient à voir le jour contre les dictatures.

4) Diplomatique et politique. La France va conserver son poids d’empire dans le « concert des nations », pour reprendre l’expression consacrée, grâce aux voix acquises par ses anciennes colonies africaines et sa présence au Conseil de sécurité de l’ONU. La mise en place de la francophonie va lui permettre de légitimer son ingérence en Afrique. Enfin Foccart, en charge des affaires africaines et malgaches, va créer un véritable réseau de conseillers français des présidences africaines, lui permettant d’orienter les décisions des anciennes colonies.

Soyons honnêtes, deux éléments vont réellement changer pour les pays africains devenus indépendants : les couleurs du drapeau et l’hymne national.

La fin de la Deuxième Guerre mondiale ouvre l’ère de la guerre froide avec l’obsession de la lutte contre le communisme. Au regard de la doctrine Monroe, qui fait de l’ensemble du continent américain la chasse gardée des Etats-Unis, la France va développer une politique identique pour l’Afrique. Cette division du travail entre France et USA va contribuer à maintenir la répression des mouvements populaires dans ces deux continents. Ce qui n’empêchera pas les USA d’agir en Afrique, comme au Congo dans l’assassinat de Patrice Lumumba , tout comme la France participera au Plan Condor d’extermination de la gauche latino-américaine.

Evolution et mutation

Cette politique initiée à l’indépendance des pays africains va permettre aux grandes entreprises françaises d’engranger de formidables profits liés à leur situation de quasi monopole. 

La politique africaine de la France va être différenciée selon les pays. En Côte d’Ivoire, Houphouët-Boigny a l’entière confiance de la France dans la gestion de son pays qui combine l’achat d’une paix sociale liée à l’exploitation du cacao et du café et la répression contre les oppositions. Cette confiance, le dirigeant ivoirien l’a aussi pour régler les conflits en Afrique de l’ouest, au profit de la France, tout comme le Gabonais Omar Bongo, ancien des services secrets français, le fera pour l’Afrique centrale. Pour d’autres pays c’est différent, ainsi en Centrafrique c’est un colonel français, Jean-Claude Mantion, qui gère le pays à la place du président Kolingba. Voilà ce qu’en dit le Congolais Sassou Nguesso : « Lui ne faisait même pas semblant de diriger. Quand nous, chefs d’Etats voisins, arrivions à l’aéroport, c’est un certain commandant français, Mantion, qui se présentait en short et en chemisette, pour nous accueillir».

La Françafrique va connaître une évolution majeure avec la chute du mur de Berlin, qui ouvre une nouvelle période. Il devient difficile pour la France de célébrer les peuples qui retrouvent la liberté dans les pays de l’Est et de continuer à soutenir ouvertement les pires dictatures en Afrique. D’autant que ces dictatures ont fini de remplir leur rôle historique de rempart contre la menace communiste. L’impérialisme français va imposer un changement à tous les gouvernements africains lors du discours de Mitterrand à la Baule, en 1990. Cette réponse aux bouleversements historiques et aux mouvements de masses pour la démocratie en Afrique se fera via les conférences souveraines qui ne changeront pas radicalement les choses, si ce n’est l’instauration d’un espace de liberté, parfois précaire. Syndicats et partis politiques vont s’y engouffrer avec l’émergence de la société civile qui va, dans certains cas, jouer un rôle décisif dans les luttes sociales et politiques. 

Quelle politique de la France en Afrique ? 

On assiste depuis ce tournant des années 1990 à un profond changement de la politique  française confrontée à deux éléments majeurs : une concurrence des pays émergents et une menace djihadiste.

Au niveau économique, il convient de souligner la volonté du gouvernement français de se tourner vers des pays africains anglophones dont le poids économique reste déterminant, comme l’Afrique du Sud, le Nigeria et, dans une moindre mesure, des pays d’Afrique de l’Est. En effet l’Afrique francophone « pèse d’un poids relativement faible, d’environ 240 milliards de dollars de PIB global pour une population inférieure à 300 millions d’habitants ».4 Pour certains groupes, comme Total, Bolloré, Orange ou Castel, l’Afrique reste un marché important : « en 2014, les exportations françaises vers l’Afrique subsaharienne dans son ensemble ont représenté 12 milliards d’euros, dont 7 milliards à destination des pays francophones (…) et permettent de réaliser un excédent enviable d’un milliard d’euros sur l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, et, si l’on considère uniquement les pays francophones, de 4,5 milliards d’euros. »

Mais il faut relativiser ces chiffres, car l’Afrique ne représente que 1 % du commerce extérieur de la France, bien loin de ce qui existait dans les années 1970, et l’arrivée des pays comme la Chine ou l’Inde ont profondément modifié la donne : « la part de marché de la Chine en Afrique est passée de moins de 2 % en 1990 à plus de 16 % en 2011, tandis que celle de la France déclinait de 10,1 % en 2000 à 4,7 % en 2011 .»

Cette mutation de la Françafrique n’est pas seulement perceptible par la réduction du poids économique de la France, elle l’est surtout par sa politique qui vise à libéraliser totalement le marché en Afrique via les Accords de partenariat économique (APE). A cela s’ajoute une financiarisation de l’économie qui fait des ravages sur le continent en termes de fuite des capitaux et d’évasion fiscale. « Le mouvement a pris des proportions inédites : l’Afrique aurait perdu près de 54 milliards de dollars par an en moyenne durant cette période (2001-2008), et même 90 milliards en 2007 et 2008. » A cela s’ajoute une corruption massive des élites, mise en lumière par les enquêtes judiciaires, longtemps entravées par les gouvernements français, sur les biens mal acquis des dictateurs africains.

Au niveau militaire, on assiste à une autonomisation de l’état-major militaire, qui est décrite ainsi par Laurent Bigot, ancien responsable de l’Afrique de l’ouest au Quai d’Orsay, lors de son audition par la mission parlementaire précédemment citée : « il y aurait aujourd’hui une surreprésentation des militaires dans la prise de décision sur les questions africaines, qui ont pris une place laissée vacante par les diplomates du Quai d’Orsay ou même de l’Élysée. L’état-major particulier du président de la République occupe aussi un espace sans cesse croissant et beaucoup de décisions sont prises par des acteurs hors la sphère diplomatique. »

Cette prise de pouvoir des militaires sur le politique a eu des conséquences catastrophiques, la pire étant certainement la participation de la France au génocide des Tutsis au Rwanda (avril 1994). Totalement impliqué dans le soutien au gouvernement Habyarimana, l’état-major s’est approprié en quelque sorte cette guerre contre le FPR de Kagamé au point de soutenir les pires extrémistes de la dictature rwandaise (ceci dit sans rien ôter aux terribles responsabilités de dirigeants tels que Mitterrand et Juppé). A tel point que la France a reçu difficilement l’aval des Nations Unies pour l’opération Turquoise.5 Deux journalistes du Figaro, Isabelle Lasserre et Thierry Oberlé6, mettent en lumière le poids de la hiérarchie militaire dans l’opération Serval au Mali. Une opération prévue dès 2009 sous le nom de code « Requin », qui sera plusieurs fois refusée par Nicolas Sarkozy et finalement acceptée par François Hollande. La continuité de cette politique est d’autant plus facilitée que François Hollande a gardé le chef d’état-major particulier de Sarkozy, Benoît Puga, un ancien directeur du Renseignement militaire.

Comprendre l’impérialisme français en Afrique

Les interventions militaires de la France ne sont pas motivées fondamentalement par la préservation des intérêts économiques de la France. Certes, il peut y avoir des « avantages collatéraux », par exemple il est clair que les entreprises françaises sont particulièrement bien représentées dans la reconstruction de la Côte d’Ivoire. Il est clair aussi que l’intervention au Mali avait indubitablement un volet de sécurisation des investissements importants consentis par Areva pour l’exploitation de l’uranium au Niger voisin.

Mais les coûts des opérations extérieures (OPEX) s’élèvent à 1,25 milliard d’euros en 2013, 1,13 milliard en 2014. On est loin des 340 millions d’euros d’excédent commercial que la France réalise avec le Mali. L’exemple de la République Centrafricaine, où se déroule l’opération Sangaris, est encore plus significatif. Ce pays, au bord du gouffre, ne produit quasiment plus rien et ses seules richesses, l’extraction des diamants et la production de grumes, empruntent des voies maffieuses. De l’aveu du ministère des affaires étrangères : « les échanges commerciaux (55 millions de dollars) sont peu importants et les entreprises françaises peu nombreuses ».

L’exemple du Tchad est tout aussi éclairant : voilà un pays exportateur de pétrole où la France est intervenue à maintes reprises pour préserver les différents régimes en place. A tel point que l’opération militaire Epervier, déclenchée en février 1986 contre les troupes libyennes, est toujours en cours. La dernière intervention date de 2008 et visait à sauver la mise du dictateur Idriss Deby. Mais les interventions françaises ne sont pas liées au pétrole, puisque aucune entreprise française n’exploite l’or noir de ce pays. Les entreprises sont américaines (ExxonMobil et Chevron) et malaisienne (Petronas). En d’autres termes, l’intervention militaire française dans ce pays a pour but, non de préserver ses intérêts économiques, mais ceux des Etats-Unis ! 

La France continue de jouer son rôle, hier contre le communisme, à l’époque de la guerre froide, aujourd’hui contre les menaces djihadistes ou les soubresauts d’Etats faillis, pour préserver l’ordre mondial qui permet l’exploitation et le pillage des pays pauvres par les pays riches. Certes il y a des compétitions, des différences voire des divergences qui s’expriment entre les différents impérialismes au sujet de l’Afrique. Mais quand il s’agit d’assurer sa stabilité et de préserver l’Afrique utile pour le business, le consensus se fait. Croire qu’il y avait une opposition entre impérialisme US et français au Mali, ce qui a poussé certains à soutenir l’intervention française, est une erreur. Preuve en est l’opération Serval, objet des félicitations de l’administration américaine, qui s’est transformée en opération Barkhane permettant ainsi à l’armée française d’intervenir sur toute la bande sahélo-saharienne, en faisant fi des frontières de la Mauritanie, du Mali, du Burkina Faso et du Tchad, comme au temps des colonies.

Si  la Françafrique fait officiellement consensus contre elle, les manifestations concrètes de sa politique sont peu ou pas combattues par les organisations de la gauche. Les interventions sont souvent justifiées par l’urgence humanitaire,  par la solidarité au nom de « notre histoire commune » qui permet d’exonérer la politique française en Afrique, pourtant cause principale des crises qui frappent durement ce continent. Dans l’urgence, les principaux partis de gauche acceptent les interventions militaires en Afrique au motif de sauver les vies, sans jamais se poser la question du pourquoi nous en sommes arrivés là.

Le cas de la Centrafrique est à cet égard significatif : huit interventions militaires, un soutien à tous les gouvernements, avec parfois une gestion directe du pays pendant plus d’une décennie et, au final, le naufrage d’un pays avec des conséquences dramatiques et douloureuses pour la population. Difficile dans cette situation d’expliquer que la France n’y est pour rien. Cet exemple montre que la faiblesse d’une activité anti impérialiste en France laisse une totale liberté aux décideurs, notamment l’armée, pour continuer leur politique néfaste sans être réellement inquiétés.

Paul Martial

 

  • 1. Acte final de la conférence de Brazzaville janvier/février 1944.
  • 2. Appellation qui désigne soit des personnes métisses, soit des Africains vivant à l’occidentale, occupant le plus souvent des postes dans l’administration coloniale.
  • 3. Pierre-Michel Durand, L’Afrique et les relations franco-américaines des années soixante, Paris, Éditions L’Harmattan, 2007 p307
  • 4. L’ensemble des données chiffrées de ce paragraphe vient du projet de rapport de la commission de l’Assemblée Nationale intitulé «Sur la stabilité et le développement de l’Afrique francophone».
  • 5. Cinq membres du Conseil de Sécurité se sont abstenus : la Chine, le Nigéria, la Nouvelle-Zélande, le Pakistan et le Brésil.
  • 6. Isabelle Lasserre et Thierry Oberlé, «Notre guerre secrète au Mali» (Fayard).