Publié le Lundi 14 janvier 2013 à 13h00.

GOUVERNEMENTS « PROGRESSISTES » D’AMERIQUE LATINE : De l’indépendance, mais pas de socialisme

Par Virginia de la Siega

Révolution par les urnes ? Socialisme du XXIe siècle ? Il circule dans nos contrées beaucoup d’idées fausses et d’illusions sur les gouvernements dits de gauche ou progressistes en Amérique latine. Pour pouvoir se donner une politique, qui n’a nul besoin d’être sectaire et propagandiste, il faut d’abord essayer de comprendre la réalité.

 

 

Les patriotes qui ont arraché l’indépendance par rapport à l’Espagne rêvaient d’une « Grande patrie latino-américaine », mais il n’y a pas aujourd’hui une seule Amérique latine.

Le Brésil ne partage ni la langue ni l’histoire du reste du continent. Le Cône Sud ou le Mexique ont un développement économique différent de la Communauté andine ou de l’Amérique centrale. Des guerres ayant opposé les pays latino-américains, il reste des méfiances ou des proximités qui jouent un rôle dans les relations entre les peuples comme entre les gouvernements. L’Amérique latine luso-hispanophone a en commun de constituer « l’arrière-cour » des Etats-Unis, mais ni les rapports entre les classes, ni ceux que les bourgeoisies nationales entretiennent avec l’impérialisme et le capital financier, ne sont identiques d’un pays à l’autre.

Tout au long des années 1980, à la suite du changement de politique de l’impérialisme US, les gouvernements démocratiques ont succédé aux dictatures. Dans les années 1990, tous les gouvernements ont accepté le Consensus de Washington et appliqué les mesures exigées par le FMI et la Banque mondiale. L’ordre du jour était de freiner l’inflation et de faire payer aux peuples la dette que les dictatures militaires avaient contractée sous la pression des Etats-Unis.

Le paiement de la dette extérieure a servi de prétexte aux privatisations, depuis les entreprises d’Etat jusqu’à des ressources telles que l’eau. Un pays comme l’Equateur a fait du dollar son moyen de paiement obligatoire. En Argentine, le gouvernement a décrété que le dollar et la monnaie nationale avaient la même valeur. Dans les deux cas, l’indépendance monétaire a été perdue, avec un coût brutal pour les secteurs les plus pauvres de la population. L’imposition de ces mesures a conduit à un chômage massif et constitué une défaite pour le mouvement ouvrier et populaire.

 

Mobilisations de masse et gouvernements indépendants

Alors que les guerres d’Afghanistan et d’Irak conduisaient les Etats-Unis à négliger leur « arrière-cour », les masses de certains pays latino-américains, appuyées sur une longue tradition d’organisation et de lutte et confrontées à des conditions de vie devenues insupportables, tirèrent parti de cette situation pour réagir violemment, en interrompant ou en sapant les continuités institutionnelles. C’est ainsi que surgirent dans plusieurs pays des mouvements anti-impérialistes de masse, incluant des secteurs de la bourgeoisie ou de la petite-bourgeoisie aspirant à une politique de développement national indépendant de l’impérialisme, ce qui les amène à se confronter à lui.

Pour se maintenir au pouvoir, ces gouvernements sont obligés de s’appuyer sur la mobilisation des travailleurs et de la population, et ils doivent en conséquence leur faire des concessions. Chávez (Venezuela), Morales (Bolivie) et Correa (Equateur) répondent à ce modèle. Un tel phénomène a conduit certains à estimer que l’on se trouvait face à des situations pré-révolutionnaires. D’autres, plus osés, ont pris pour argent comptant les déclarations sur « le socialisme du XXIe siècle ».

Dans le même temps, au Brésil et en Uruguay, deux partis réformistes – respectivement le Parti des travailleurs et le Front élargi – parvenaient au pouvoir par la voie électorale. Il semblait alors qu’il y avait en Amérique latine une radicalisation telle que l’on pourrait conquérir le socialisme par les urnes.

 

Réformismes néolibéraux

Lula (Brésil) et Tabaré Vasquez (Uruguay) étaient arrivés au pouvoir « à froid », dans le cadre d’un faible niveau de mobilisation d’un mouvement ouvrier qui n’avait pas encore récupéré de sa défaite devant l’offensive néolibérale. Ils purent ainsi continuer à appliquer, et même approfondir, les mesures néolibérales et anti-ouvrières des gouvernements précédents.

Le cas du Brésil est particulièrement éclairant. Au niveau national, tirant parti de la démobilisation du mouvement ouvrier, Lula puis Roussef ont accentué la subordination du modèle d’accumulation à la logique du capital international, tout en abandonnant leurs promesses de réforme agraire et en renforçant le latifundium et l’extractivisme.

Centré sur son propre développement, le Brésil est devenu le « sous-impérialisme » de la région. Au plan politique, il utilise sa relation « privilégiée » avec les Etats-Unis et agit comme leur courroie de transmission lors de situations critiques – par exemple à Haïti ou en Bolivie. Au vu de ce rôle, il aspire et demande un poste de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Ses multinationales, telles que Petrobras (hydrocarbures) ou Odebrecht (construction), mènent une politique économique agressive qui a provoqué des conflits avec la Bolivie et l’Equateur. Cette influence s’étend désormais en Afrique, ou les capitaux brésiliens entrent en compétition avec ceux de Chine pour l’extraction des matières premières.

 

Le cas argentin

L’Argentine est une sorte de cas intermédiaire. Les Kirchner (Nestor puis, après son décès, Cristina) sont parvenus au pouvoir après les mobilisations semi-insurrectionnelles de la fin 2001. Sans appareil politique propre, ils ont bénéficié de la haine populaire envers Menem (le président péroniste des années 1990) mais aussi de l’incapacité des partis de gauche, des piqueteros (organisations de chômeurs), des assemblées populaires et des syndicats combatifs à présenter une alternative politique crédible.

Leur plan était de reconstruire l’économie argentine en suivant le modèle néolibéral exportateur et extractiviste, tout en se dégageant de l’emprise étatsunienne. Ils ont développé les mines géantes à ciel ouvert, en passant des accords avec de grandes multinationales minières telles que Rio Tinto, Areva ou Cœur d’Alene, et étendu la culture du soja transgénique à des niveaux prédateurs, notamment au moyen d’accords avec Monsanto.

Arborant comme une décoration leur appartenance durant les années 1970 à la gauche péroniste (les Montoneros), les Kirchner ont rouvert en grand le dossier des crimes de la dictature militaire – que le mouvement de masse avait su interdire de refermer complètement. Par cette politique, spectaculaire mais qui ne coûtait rien, ils ont pu coopter un secteur des Mères de la Place de Mai et du mouvement démocratique.

Afin de freiner les mobilisations, ils ont utilisé le niveau très élevé des prix du pétrole et du soja sur le marché mondial pour mettre en place des politiques d’assistance qui leur ont permis de, là aussi, coopter des secteurs entiers de piqueteros et acheter des dirigeants péronistes, politiques et syndicaux. Ils ont passé des accords avec la bureaucratie syndicale péroniste pour limiter les conflits sociaux et, ainsi, mettre à profit la brutale baisse des salaires qui avait résulté de la dévaluation du peso au tiers de sa valeur, avant leur accession au pouvoir.

C’est ainsi qu’ont pu être maintenus pendant des années des taux de croissance annuelle –appartenant désormais au passé – de 8 ou 9 %.

 

Ce qui est commun au « progressisme »

Ces gouvernements se sont gagnés le qualificatif de « progressistes » parce que pour palier la misère et éviter de nouvelles explosions populaires, ils ont procédé – à des degrés divers selon les pays – à une certaine redistribution de la rente, auparavant accaparée exclusivement par l’impérialisme, les classes dirigeantes et quelques secteurs privilégiés. Ont ainsi surgi le plan « Faim Zéro » au Brésil, l’« Assignation universelle par enfant » ou les plans « Travailler » en Argentine, le « bon scolaire Juancito Pinto » et la « rente Dignité » en Bolivie, et naturellement les Missions au Venezuela. Mais il s’agit d’une redistribution de surface, qui permet à de larges secteurs de la population de sortir la tête de l’eau mais peut être menacée à tout moment par une détérioration de la situation économique.

Les gouvernements « progressistes » ont pour objectif de contrôler le mouvement de masse, en l’empêchant de s’organiser de manière indépendante. La tâche leur est facilitée par le fait que, même si ces masses luttent objectivement contre le capitalisme, elles manquent d’une conscience anticapitaliste et d’un programme propre.

Chávez en est une illustration très claire. Il améliore les conditions de vie de la population en redistribuant une partie de la rente pétrolière, fait une série de concessions et se gagne le soutien des travailleurs sans sortir du cadre du capitalisme. Chaque fois que des secteurs de masse tentent de s’organiser de façon indépendante, leur mouvement est coopté ou désarticulé. On l’a vu se produire avec les Cercles bolivariens, avec l’UNETE et avec le PSUV.

L’UNETE est la centrale syndicale fondée en 2003 pour s’opposer au syndicalisme traditionnel de la CTV putschiste. La plupart des syndicats qui la composaient, parmi eux ceux liés à Marea Socialista, ont subi une pression telle qu’ils l’ont finalement abandonnée pour rejoindre la CSBT, la nouvelle centrale pro-gouvernementale. Le PSUV, qui avait été lancé comme un parti de masse offrant de grandes possibilités de discussion interne, est devenu un appareil électoral et bureaucratique auquel ses meilleurs militants s’opposent dans les luttes quotidiennes. Mais à l’heure des élections, ces mêmes militants votent à nouveau pour le PSUV, et toute tentative de s’organiser politiquement de façon indépendante se heurte à l’incompréhension populaire.

 

Un phénomène nouveau ?

La question se pose de savoir si l’on se trouve face à un phénomène nouveau. Et la réponse est non. Nous avons déjà connu en Amérique latine des gouvernements de ce type : Lázaro Cárdenas au Mexique, Perón en Argentine (avec lequel Chávez se compare) ou Getulio Vargas au Brésil, pour n’en citer que quelques-uns.

Dans son article de 1938 « L’industrie nationalisée et la gestion ouvrière », Léon Trotsky écrivait à propos de Lázaro Cárdenas, le président du Mexique qui avait nationalisé le pétrole et les chemins de fer, distribué aux paysans pauvres 12 millions d’hectares de terres, et était allé jusqu’à appeler les syndicats à administrer les entreprises nationalisées :

« Dans les pays industriellement arriérés, le capital étranger joue un rôle décisif. D’où la faiblesse relative de la bourgeoisie nationale par rapport au prolétariat national. Ceci crée des conditions particulières du pouvoir d’Etat. Le gouvernement louvoie entre le capital étranger et le capital indigène, entre la faible bourgeoisie nationale et le prolétariat relativement puissant. Cela confère au gouvernement un caractère bonapartiste sui generis particulier. Il s’élève pour ainsi dire au-dessus des classes. En réalité, il peut gouverner, soit en se faisant l’instrument du capital étranger et en maintenant le prolétariat dans les chaînes d’une dictature policière, soit en manœuvrant avec le prolétariat et en allant même jusqu’à lui faire des concessions et conquérir ainsi la possibilité de jouir d’une certaine liberté à l’égard des capitalistes étrangers. La politique actuelle du gouvernement [de Lázaro Cárdenas] en est au second stade : ses plus grandes conquêtes sont les expropriations des chemins de fer et de l’industrie pétrolière. »

Il est certain que Cárdenas et Perón ont fait beaucoup plus de concessions aux masses que les gouvernements actuels. Sous Perón, la part des salaires dans le PIB est passée de 39 % à 46 % entre 1946 et 1950. Il a fallu à la bourgeoisie argentine près de trois décennies pour revenir aux taux de répartition antérieur. Mais Perón vivait à l’époque des Trente Glorieuses tandis que Chávez est un « bonaparte sui generis » de nos temps de crise systémique générale.

 

Quel avenir pour le « progressisme » ?

L’Histoire montre que les gouvernements « progressistes » se maintiennent tant qu’ils bénéficient du soutien populaire, mais tombent devant l’alliance de l’impérialisme et de l’oligarchie lorsqu’ils le perdent.

Et le danger est présent en permanence. Si Correa conserve autour de 40 % de popularité, Morales est tombé sous ce seuil après avoir tenté d’augmenter de 78 % le prix des carburants, sous la pression des multinationales pétrolières. Les grandes manifestations antigouvernementales du 8 novembre en Argentine et les résultats des dernières élections vénézuéliennes montrent que des secteurs de la population, fatigués de la corruption, de la pauvreté et de l’insécurité, s’éloignent.

Toute la question est de savoir pourquoi de grandes mobilisations anti-impérialistes peuvent finir dans ce type de frustrations. C’est la grande contradiction que l’avant-garde ouvrière et de gauche en Amérique latine traîne avec elle depuis des décennies. Les avant-gardes latino-américaines sont en général très fortes sur le terrain syndical et social, elles sont profondément anti-impérialistes et très combatives, mais n’ont pas de claire conscience anticapitaliste et leur indépendance politique est limitée. Elles recherchent le changement, mais pensent qu’il peut être obtenu à l’intérieur du système. La politique des gouvernements « progressistes », de redistribution de la rente nationale par le biais de plans clientélistes et de concessions au mouvement ouvrier, et en même temps de préservation des plus-values des grandes entreprises nationales et multinationales, leur paraît « juste ».

C’est la raison pour laquelle les luttes ne génèrent pas d’issues politiques indépendantes et restent canalisées dans les voies électorales, en faveur de la variante réformiste ou de droite qui a cours.

La première tâche de tout parti anti-impérialiste et socialiste en Amérique latine est d’aider le mouvement ouvrier à conquérir son indépendance politique de toute idéologie et de tous dirigeants bourgeois ou petit-bourgeois. Mais pour cela, il faut comprendre la contradiction qu’affrontent ceux et celles qui luttent tout en continuant de suivre ce type de directions. Cette compréhension est indispensable pour faire avancer la conscience que les luttes syndicales ne suffisent pas et qu’il faut leur donner une expression politique, pour le renversement du système capitaliste.