Publié le Samedi 6 octobre 2012 à 11h20.

Grèce : Une brève histoire de la gauche grecque

Les forces les plus importantes de la gauche grecque sont toute issues de l’histoire relativement récente et chaotique du parti communiste. L’auteur en a proposé une synthèse – reproduite ici – dans un article en date du 16 mai dernier, abordant également des thèmes plus actuels et plus vastes, publié initialement sur le site australien Links et intitulé « Syriza, le parti communiste et le besoin vital d’un front unique ».1

 

Ayant dirigé la résistance contre les nazis lors de la Deuxième Guerre mondiale, le parti communiste grec (KKE)2 a longtemps bénéficié d’un large soutien et de scores électoraux à deux chiffres, le plaçant juste derrière la droite et le bloc des partis du centre. De longue date, il a joué un rôle dans la vie politique du pays. En 1968, suite à l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’URSS et alors qu’émergeaient de nouveaux courants radicaux à gauche, les partis communistes ont connu des scissions. Le parti communiste grec n’a pas été en reste : la majorité pro-Moscou est devenue le KKE (Extérieur)3, la minorité plus critique, rattachée de manière souple au courant eurocommuniste, le KKE (Intérieur). C’est la majorité d’alors qui a conservé à ce jour le nom KKE.

Le KKE (Intérieur), tiraillé entre la dynamique réformiste du courant eurocommuniste et celle d’une nouvelle gauche radicale antistalinienne, connut à son tour une scission dans les années 80. Cette contradiction était difficilement surmontable alors qu’existait en Grèce un vaste milieu militant, fortement politisé. La gauche du parti, majoritaire, conserva le nom de KKE (Intérieur). Elle voulait maintenir et rénover une perspective authentiquement communiste. La droite du parti fit scission et créa la Gauche Grecque (EAR) qui  « modernisa » son discours, abandonnant au passage la lutte de classes et autres « vieilleries ».

Le KKE (Extérieur) se rapprocha de l’EAR, malgré leurs positions opposées sur  l’URSS, et en 1989, ils formèrent la Coalition de la gauche et du progrès (Synaspismos)4 pour se présenter aux élections. Ils obtinrent le score honorable de 13 %, pour l’essentiel grâce à la base ouvrière du KKE (Pour une meilleure compréhension des recompositions ultérieures, c’est le noyau dur de l’EAR qui a donné naissance récemment à la Gauche démocratique, Dimar, fondée en 2010.)

 

Au gouvernement avec la droite

Alors qu’aucun parti n’apparaissait assez fort pour former un gouvernement, et que les médias de droite s’acharnaient contre la corruption du gouvernement PASOK, Synaspismos donna alors (en avril 1989) son accord pour  participer à une coalition gouvernementale sous la férule de Constantin Mitsokatis, leader de la Nouvelle Démocratie, le parti néolibéral de la droite réactionnaire. Ils promirent d’œuvrer jusqu’aux élections suivantes (celles de novembre 1989) à « nettoyer » la société grecque de la corruption, attribuant celle-ci au seul PASOK, au demeurant réellement corrompu.

Cependant, les résultats de ces nouvelles élections ne furent pas plus probants. Synaspismos, dont la base ouvrière s’était tournée vers le PASOK, était en perte de vitesse, mais participa à nouveau à un gouvernement « œcuménique » avec la Nouvelle Démocratie et un PASOK soi-disant « nettoyé ». Lors de ses deux participations gouvernementales, Synaspismos fut l’otage du programme néolibéral émergent, visant à soumettre l’économie grecque à de vastes restructurations. Lors d’une troisième élection, en 1990, la Nouvelle Démocratie obtint la majorité à elle seule. 

Néanmoins, la coalition formée par la Nouvelle Démocratie et le KKE conduisit à une scission. Celle-ci, minoritaire au sein du parti et de la direction, fut majoritaire au sein de l’organisation de jeunesse, le KNE, qui s’opposa fermement à la collaboration de classes. Ces forces formèrent un nouveau parti communiste, le NAR (Nouveau courant de gauche), qui est aujourd’hui une des composantes principales de la coalition de la gauche radicale, Antarsya, aux côtés de trotskystes, de « capitalistes d’Etat » (qui analysent l’ex-URSS comme un pays capitaliste) et d’écologistes radicaux. Depuis lors, les ponts ont été totalement coupés avec le KKE. A cette époque, les futurs membres du NAR furent présenté de manière grotesque par les médias comme des staliniens endurcis, pour avoir refusé l’idée ô combien « moderne » consistant à collaborer avec la Nouvelle Démocratie. C’était d’autant plus ironique que la même année le KKE, qui participait à une coalition gouvernementale avec la Nouvelle Démocratie, saluait le massacre de la place Tienanmen, tandis que le KNE et les dissidents du KKE condamnaient vigoureusement ces faits d’un point de vue de gauche, en soulignant la tendance des dirigeants chinois à  restaurer le capitalisme.

De son côté, le KKE (Intérieur) s’opposa aussi à la coalition gouvernementale avec la Nouvelle Démocratie, puis à la suivante, dessinant ainsi des convergences partielles avec les dissidents du KKE.

De leur côté, les deux composantes du Synaspismos se séparèrent. L’EAR se rapprocha du PASOK qui était parvenu à « nettoyer » son image de parti corrompu par sa « modernisation ». Opération qui consista à jeter par dessus bord ses références sociales-démocrates pour ne conserver qu’un substrat humaniste censé lui permettre de mener à bien la restructuration de l’économie grecque, répondant ainsi aux vœux du capital mondialisé, en particulier après son retour au gouvernement en 1994. Comme ce fut le KKE qui se désolidarisa de Synaspismos, ce fut le parti minoritaire, l’EAR, qui en conserva le nom, quoique que ce ne fût plus une coalition.

 

La KKE redécouvre Staline

En 1995, le KKE se replia alors dans une carapace néostalinienne. Après avoir fidèlement suivi Khrouchtchev, Brejnev, puis Gorbatchev, il fit subitement de Staline l’un des plus grands penseurs du marxisme, et poussa l’absurde dans divers domaines, glorifiant par exemple les purges des années 1930. Cela ne répondait qu’à une logique : dresser un cordon sanitaire entre son milieu et le reste de la gauche radicale. Celle-ci était alors composée d’une constellation de trotskystes, de maoïstes, d’anarchistes et autres révolutionnaires qui donnait le tournis, fournissant ainsi une justification à son refus sectaire de travailler avec quiconque à gauche.

A ce moment, l’attitude à l’égard de l’Union européenne divisa la gauche. En dépit des critiques à l’encontre du traité de Maastricht, Synaspismos (EAR) défendit l’idée que la participation de la Grèce à l’UE contribuerait à sa « modernisation », ce qui, à l’entendre, ne pouvait que profiter à la gauche en matière de droits sociaux, malgré les « dommages collatéraux » sur le terrain économique. Le KKE, en revanche, transforma la sortie de l’UE en vache sacrée, s’en servant comme moyen pour justifier sa propre existence. Quoique juste d’un point de vue formel, cette obsession à faire de la sortie de l’UE l’alpha et l’oméga de sa politique revêtait un caractère nationaliste. D’autant que le KKE fait traditionnellement de la Grèce une colonie de l’impérialisme occidental (alors qu’il s’agit d’une puissance impérialiste de seconde zone) et qu’il prône une alliance populiste et nationaliste contre les monopoles.

Le KKE se rallia alors au chauvinisme. Pourtant, au début des années 1990, il avait défendu des positions correctes, prenant à rebrousse poil le nationalisme ambiant, notamment au sujet de la Macédoine5, ce qui lui valut de vives attaques de la part de la réaction nationaliste, alors très puissante.

Le KKE se fit, par exemple, l’écho du soutien au nationaliste serbe Milosevic prodigué par l’extrême-droite, l’Eglise orthodoxe, le PASOK et la Nouvelle Démocratie qui prônaient un axe « orthodoxe » contre les « Turcs »6 dans un style islamophobe digne des Croisades. Chacun y participa, à l’exception de l’extrême gauche. Il n’y avait là rien de radical. D’autant que Milosevic avait pour amis tant le leader de la Nouvelle Démocratie, Mitsotakis, que celui du PASOK, Papandreou. L’un comme l’autre lui firent visiter la Grèce sur leurs bateaux, l’invitèrent dans leurs demeures. De leur côté, les fascistes grecs prenaient fièrement part aux campagnes de nettoyage ethnique, dont le massacre de Srebrenica. Lorsqu’en 1999, les bombardements de l’OTAN visant la Serbie suscitèrent des manifestations monstres soutenues par tous les partis grecs de l’extrême droite à l’extrême gauche, en passant par la Nouvelle Démocratie et le PASOK, le KKE se positionna au côté de l’église orthodoxe et des fascistes, en demandant que seuls les réfugiés serbes orthodoxes soient acceptés en Grèce, et non les Albanais musulmans qui formaient le gros des réfugiés.

Tout cela se mariait à merveille avec sa campagne contre l’UE aux forts relents nationalistes. A l’inverse, la gauche radicale s’opposa à l’Union européenne en défendant une Europe des travailleurs, de la libre-circulation, de la protection de l’environnement, prôna des liens accrus entre travailleurs du continent pour faire face à la lutte de classe que le patronat menait, quant à lui, de manière unifiée.

Comme l’explique Haris Golemis, membre du comité central de Syriza, il faut s’opposer à « l’alternative selon laquelle la Grèce ne pourrait que se plier au cadre politique et économique actuel de l’UE ou rompre volontairement avec l’UE – comme le préconisent le KKE, mais aussi quelques groupes au sein de Syriza – car nous pensons que les luttes et la désobéissance à l’échelle nationale doivent se combiner et se coordonner à l’échelle européenne afin de refonder l’Europe ». Pour Golemis, la crise grecque démontre que « des évènements, même dans un petit pays de la périphérie, peuvent créer un “effet papillon” de vaste envergure et impacter le centre de l’Europe où se prennent toutes les décisions ».

En faisant abstraction de son caractère chauvin, la position anti-UE du KKE était défendable au regard des positions pro-européennes de Synaspismos. En revanche, Synaspismos a profité de son ouverture pour recruter du monde, y compris à gauche de sa direction, et attirer ces nouveaux membres dans une organisation relativement large, là où le KKE était incapable de faire de même.

Cela créa une dynamique, au sein de Synaspismos, qui entra en conflit avec l’évolution droitière de la direction. La gauche de Synaspismos chercha par la suite à coopérer avec des militants d’extrême gauche à l’extérieur, afin de contrebalancer l’évolution droitière de la direction et de la mettre en minorité. Sa participation au mouvement altermondialiste contribua à élargir plus avant sa base militante.

 

Syriza

C’est dans ce contexte qu’en 2004, Syriza (acronyme de « Coalition de la gauche radicale ») fut formée par Synaspismos, sa composante dominante et la plus réformiste, et une myriade de partis à sa gauche. Parmi les groupes à sa gauche, on retrouvait la nouvelle incarnation du KKE (Intérieur) devenue la Gauche du renouveau écologique et communiste (AKOA), la Gauche internationaliste des travailleurs (DEA, un groupe « capitaliste d’état » lié à l’ISO (International Socialist Organisation) étasunienne), le Mouvement de la gauche unifiée dans l’action (KEDA, une scission non sectaire du KKE), et Citoyens actifs, un parti formé par le héros de la résistance au nazisme Manolis Glezos. Ils furent ultérieurement rejoint par l’Organisation communiste de Grèce (KOE, un groupe militant non sectaire issu de la tradition maoïste), le groupe « Intervention écologique », le Mouvement social démocratique (DIKKI, une scission populiste de gauche du PASOK), un autre petit groupe issu du PASOK appelé le Mouvement unitaire, et pour un temps par Xekimina (la section grecque du CIO dirigé par le Socialist Party britannique), ainsi qu’une constellation d’autres petits groupes de gauche. 

Percevoir Syriza uniquement comme l’extension de l’ancien Synaspismos ne permet donc pas d’en saisir les contours. Dès le départ, il y a eu des tensions entre la direction de Synaspismos et ses alliés de la gauche radicale. Ces tensions ont conduit à l’élection à la tête de Synaspismos d’Alékos Alavanos (qui avait fermement soutenu l’alliance avec les groupes de la gauche radicale), en remplacement de Nikos Konstantopoulos, le dirigeant qui plus que quiconque était associé au cours droitier de Synaspismos depuis sa fondation. L’émergence sur le devant de la scène d’Alexis Tsipras, qui a un long passé militant non sectaire, est un pas de plus dans cette voie.

Ces tensions à l’intérieur de Synaspismos se sont résorbées lorsque Konstantopoulos, à la tête des « refondateurs » (en fait, l’ancien noyau de l’EAR converti à la gauche « moderne »), a quitté Synaspismos et Syriza pour former la Gauche démocratique (Dimar) en 2010. De ce fait, ce qui existe encore de Synaspismos ne ressemble guère au vieil EAR. A présent, les courants de la gauche radicale maintiennent sur sa direction une forte pression. O

 Par Michael Karadjis

1. http://links.org.au/node…. Links est une publication électronique de la Socialist Alliance d’Australie. L’article a été traduit pour TEAN La Revue par Jihane Halsambe.

2. Jusqu’en 1974 (chute de la dictature des colonels), le parti communiste grec a été, sauf durant de courtes périodes, un parti illégal.

3. Il s’agit d’un qualificatif moqueur attribué par les eurocommunistes à cette branche du PC, tant elle était soumise aux aléas politiques de l’extérieur, à savoir l’URSS.

4. Synaspismos signifie « coalition » en grec

5. En 1991, la Macédoine devient indépendante de l’ex-Yougoslavie. Le nouvel État fait alors face à l’hostilité de la Grèce qui lui reproche, en employant le nom de « Macédoine », d’usurper son patrimoine historique. S’ensuivent des sanctions économiques et diplomatiques qui dureront jusqu’en 1995.

6. Les musulmans des Balkans.