La Turquie est un pays qui, dans les luttes d’hégémonie actuelles, s’est fixé des objectifs qui dépassent largement sa capacité. Ankara n’avait jusqu’à ces dernières années jamais eu recours à des moyens militaires lors des tensions avec ses voisins, à l’exception de la crise chypriote de 1974. Mais aujourd’hui, elle dispose de troupes en Syrie, en Irak et en Libye.
L’AKP (Parti de justice et de développement) qui aspirait à devenir le centre économique et politique de la région et avait adopté au départ une politique étrangère qu’il avait baptisée de « zéro problème avec les voisins », a changé de cap avec le commencement du Printemps arabe et est devenu le protecteur des Frères musulmans. À partir de 2012, Erdoğan avait pour but premier de renverser Assad et cherchait seulement ensuite à en finir avec la présence politique des Kurdes en Syrie par des moyens militaires. Ensuite, il a qualifié Haftar1 – qui bénéficie du soutien de la Russie en Libye – de terroriste et fourni un soutien logistique à Tripoli selon les termes de l’accord signé avec le gouvernement de Fayez el-Sarraj2, envoyé des mercenaires djihadistes recrutés en Syrie et a récemment visité l’Ukraine et signé un accord d’aide militaire de 200 millions de dollars. Pendant que tout cela se produit et que des problèmes s’accumulent avec toutes les puissances régionales, la diplomatie turque fait la navette entre la Russie et les États-Unis.
Avant le Printemps arabe les gouvernements turc et syrien se réunissaient ensemble, Erdoğan et Assad partaient en vacances ensemble. Avec le début du soulèvement, Erdoğan, qui était confiant dans sa force économique et politique, est soudain devenu le champion de la cause des Frères musulmans et a commencé à forcer Assad à accepter ses propositions en faveur de l’Ikhwan3. Quand ce dernier les refusées, il n’a pas hésité à qualifier son vieil ami de dictateur sanglant et s’est décidé à le renverser. Il disait : « Avec l’aide du Dieu tout puissant, nous entrerons à Damas dans les plus brefs délais, visiterons la tombe de Salah ad Din et feront nos prières à la Grande Mosquée des Omeyyades ». La photo de Poutine avec Assad devant cette mosquée lors de sa dernière visite à Damas représente la réalité amère à laquelle Erdoğan a dû faire face.
Pourtant, il y a huit ans, la Russie ne s’était pas encore installée en Syrie. D’autre part, la zone kurde qui s’étend actuellement sur environ 30 % du territoire syrien n’existait pas non plus. À la suite de la résistance à l’État Islamique à Kobané, les Kurdes ont émergé comme un acteur non négligeable sur le plan militaire.
Quand les États-Unis avaient joué la carte kurde contre l’Iran, Erdoğan s’était rapproché de la Russie et avait conclu les accords de Sotchi et d’Astana avec la Russie et l’Iran. Erdoğan, qui avait obtenu l’accord de Poutine, avait envoyé ses troupes de l’autre côté de la frontière pour établir une zone de sécurité dans le district d’Efrin à majorité kurde. Par la suite l’armée turque a traversé de nouveau la frontière (à Djerablus et à Al Bab) afin d’établir une ceinture de sécurité d’une longueur de 400 km et d’une profondeur de 32 km. Ces trois régions étaient sous contrôle des Forces démocratiques syriennes au sein desquelles les Kurdes sont majoritaires. Cette fois-ci Erdoğan a rencontré d’abord le rejet des américains et encore plus fort celui des Russes. Maintenant, il essaie de tenir un territoire (Idlib) contre l’avancée de l’armée syrienne soutenue par les Russes qui ont le contrôle de l’espace aérien. Il s’agit d’une région dont la population avait quadruplé et s’est élevée à 4 millions d’habitants suite aux transferts des groupes djihadistes selon les accords de Sotchi et d’Astana. Selon ces accords, Ankara s’était engagée à désarmer les djihadistes durs et à les séparer des dissidents « modérés ». La Turquie n’a pas rempli ses engagements et Heyet Tahrir al Sham (le groupe djihadiste qui regroupe les résidus de Al-Nusra qui était la branche syrienne d’Al Qaida) a fini par contrôler environ quatre-vingt-dix pour cent de la région. La Turquie, sous prétexte d’empêcher une vague d’immigration d’un million de personnes à ses frontières, a déployé des troupes fortes de dix mille soldats (y compris les combattants de « l’Armée nationale syrienne ») équipés d’armes lourdes.
On est arrivé au dernier virage dans la guerre que Erdoğan menait à la fois contre Damas et les Kurdes, alors qu’il est coincé par les Russes et les américains. Le sort des forces djihadistes (y compris les militants d’Al Qaida qui ont changé de nom) considérées comme terroristes par les États-Unis et par la Russie n’est pas encore déterminé.
Erdoğan essaie de rétablir la crédibilité qu’il a perdu au pays par le chauvinisme et le militarisme. Pendant de nombreuses années, il a soutenu son capitalisme de copinage par d’énormes projets d’infrastructure visant principalement à l’enrichissement d’entreprises de construction appartenant à ses partisans. Maintenant, il compte sur l’industrie de guerre et le militarisme.
Traduction : Osman S. Binatlı