Par Yann Cézard
Si l’Etat sioniste a toujours été une enclave coloniale et raciste, il n’avait pas au départ ce caractère religieux fanatique qui, sans être partagé par tous les juifs qui l’habitent, n’a cependant cessé de se développer depuis des décennies. Comment cela a-t-il surgi et quelle en est la fonctionnalité ?
Juin 2011. Des centaines d’étudiants d’écoles talmudiques prennent d’assaut la Cour suprême israélienne pour défendre deux rabbins, accusés d’incitation à la haine raciale pour avoir écrit dans leur livre, La Torah du roi, que selon la Halakha (la Loi juive), l’interdiction « Tu ne tueras point » ne s’applique « qu’à des Juifs tuant des Juifs », de même que « porter atteinte à des enfants [non juifs] en bas âge peut être permis s’il est clair qu’ils grandiront pour nous attaquer. » L’Etat renonce aux poursuites.
Décembre 2010. Des rabbins, salariés par des municipalités de grandes villes, interdisent aux Juifs de louer un logement à des Arabes.
Le premier ministre Netanyahu s’indigne : « C’est inadmissible ! Des choses pareilles ne sauraient être dites sur des Juifs ou des Arabes ! Nous sommes en démocratie ! » Les rabbins gardent leurs emplois publics.
Dans un sondage, 44 % des Juifs israéliens interrogés les soutiennent, 48 % se disent hostiles.
Trente femmes de rabbins publient alors une lettre demandant aux fi lles juives de ne pas sortir avec des Arabes, ni de fréquenter les mêmes lieux : il faut « sauver les fi lles d’Israël de l’assimilation ». Et du péché en général d’ailleurs, puisque dans l’armée israélienne, sur ordre de leurs rabbins, de plus en plus de soldats refusent tout contact avec les femmes soldates, notamment… si elles chantent dans des cérémonies. Car la Torah interdirait à un juif d’écouter le chant d’une femme qui n’est pas son épouse.
Quelques coups de sonde dans la folie religieuse montante en Israël, qui mêle l’ultra-bigoterie, l’ultra-nationalisme, le racisme. Le journaliste Charles Enderlin, de France 2, conclut ainsi son livre Au Nom du Temple1 : « La droite religieuse est persuadée que le temps travaille pour elle. Elle a le plus fort taux de natalité. Au sein de l’armée, ses jeunes, de plus en plus nombreux, parviennent à des grades élevés au sein des principales unités. Un nombre non négligeable d’offi ciers supérieurs habitent dans des colonies et autres avant-postes.
Les partis politiques religieux jouent un rôle de premier plan dans les coalitions gouvernementales. Les colons disposent de relais et de soutiens au sein de la plupart des grandes institutions de l’Etat qu’ils ont, au fi l des ans, infi ltrées. Les rabbins les plus militants – et les plus extrémistes – bénéfi cient d’une impunité judiciaire de fait. »
Comment expliquer cette emprise grandissante de la droite religieuse sur la société israélienne ?
Après tout, à son origine, le projet sioniste était colonialiste, mais aussi majoritairement laïc.
Aux débuts du sionisme
Herzl, le fondateur du mouvement à la fi n du 19e siècle, partageait toutes les conceptions coloniales de son époque. « Nous devrions former là-bas [en Palestine] une partie du rempart de l’Europe contre l’Asie, un poste avancé de la civilisation s’opposant à la barbarie. » Comme tous les nationalistes, il voulait fonder un « Etat-nation ». Il prétendait trouver dans la Bible le mythe national susceptible de le légitimer, et comme un titre de propriété imaginaire sur la Palestine. Mais c’était un bourgeois « moderniste », qui dans son livre L’Etat des Juifs de 1896 s’exprime ainsi : « Aurons-nous une théocratie ? Non !
Si la foi maintient notre unité, la science nous libère. C’est pourquoi nous ne permettrons pas aux velléités théocratiques de nos chefs religieux d’émerger. Nous saurons les cantonner dans leurs temples, de même que nous cantonnerons l’armée de métier dans les casernes. L’armée et le clergé ont droit aux honneurs que leur confèrent leurs nobles fonctions et leurs mérites. Ils n’ont pas à s’immiscer dans les affaires de l’Etat. »
Quant au judaïsme, il n’était pas plus identifi able au sionisme. C’était un univers très divers, où toutes sortes de positions existaient sur l’idée d’un Etat juif, y compris en Europe centrale, là où le sionisme recruta le plus de partisans, là où la misère et les persécutions antisémites étaient les plus effroyables. Il existait, et il existe toujours, par exemple, un courant ultra-orthodoxe qui considère l’Etat d’Israël comme une oeuvre de Satan, car on ne saurait refonder un Etat juif avant le retour du Messie. De manière générale, l’idée de fonder un Etat en Palestine n’était pas la préoccupation centrale des autorités religieuses juives de la première moitié du 20e siècle2.
Entre les deux guerres mondiales, les socialistes (très réformistes) sont devenus hégémoniques dans le mouvement sioniste en Palestine. Ils voulaient un « Juif nouveau », débarrassé de l’obscurantisme.
1948 : la fondation de l’Etat d’Israël
Pourtant, en 1948, les socialistes ont coopté au pouvoir les partis religieux qui étaient minoritaires. Ils renoncèrent à donner une constitution à l’Etat, car ces partis ne reconnaissent pas d’autre loi fondamentale que celle de la Torah et des traditions rabbiniques consignées dans le Talmud. Ils reconnurent le pouvoir des tribunaux rabbiniques sur toutes les affaires d’état-civil, de mariage et de divorce des « Juifs »… même athées. L’enseignement de la religion fut rendu obligatoire dans les écoles, les transports publics interdits le jour de Shabbat.
Ces faveurs s’expliquent par la nature même du projet sioniste.
Shlomo Sand, dans son livre Comment le peuple juif fut inventé3, décrit ainsi la situation de 1948 : « La première mission importante du futur Etat était d’éloigner (…) ceux qui, explicitement, ne se considéraient pas comme juifs. (…) parmi les neuf cent mille Palestiniens qui étaient censés rester en Israël (…) environ sept cent trente mille s’enfuirent ou furent expulsés, soit plus que l’ensemble de la population juive à cette même époque (640 000 personnes). Et ce qui est beaucoup plus important pour l’histoire de la région, il fut possible, en raison du principe idéologique selon lequel ‘‘Eretz Israël’’ est la terre historique du ‘‘peuple juif’’, d’empêcher sans remords inutiles le retour de ces centaines de milliers de réfugiés dans leurs foyers et sur leurs terres après les combats. Cette épuration partielle ne régla pas totalement les problèmes d’identité dans le nouvel Etat. Environ 170 000 Arabes y demeuraient encore, et de nombreux déracinés étaient arrivés d’Europe avec leur conjoint non juif. »
Or le projet sioniste était de construire un Etat juif, ce qui se traduisit par la « loi du retour » de 1950, qui affi rme : « Tout Juif a le droit d’immigrer en Israël ». Ben Gourion ouvrit ainsi le débat au parlement : « Israël n’est pas un Etat juif uniquement parce que la majorité de ses citoyens sont juifs. C’est un Etat pour tous les Juifs quels qu’ils soient, et pour tout Juif qui le souhaite. »
Mais comment défi nir le « Juif » ? Shlomo Sand cite avec émotion, dans son récent livre Comment j’ai cessé d’être juif, le poème de 1944 d’un Juif polonais qui se disait « juif par le sang versé », celui des assassinés. Mais les dirigeants sionistes ne voulaient pas défi nir leur nouvel Etat comme l’asile des persécutés et des survivants du génocide, européens. Il fallait plus large et plus « essentialiste ». Mais quoi de commun entre un juif de Marrakech et un Juif de Lodz, sinon la religion ?
Les autorités décidèrent de laisser aux rabbins la haute main sur l’attribution de la « judaïté ». Etaient juifs ceux dont la mère était juive. Et il n’y aurait pas de mariage civil! Le conjoint d’un juif pouvait être juif à condition de se marier, religieusement, donc en se convertissant à la religion juive. En 1970 la loi du retour fut précisée : « Est Juif celui qui est né d’une mère juive ou s’est converti et n’est plus rattaché à une autre religion. »
C’est pourquoi, aujourd’hui encore, les cartes d’identité israéliennes portent une mention de nationalité… qui ne peut pas être israélienne. On peut donc être « juif », « arabe », « russe », mais pas « israélien ». 25 % des citoyens de « l’Etat juif » ne sont pas juifs (dont quatre cinquièmes « d’Arabes »).
« Une ethnocratie sans frontières »
Ce qui fait dire à Shlomo Sand : « Je vis dans une étrange société ; j’ai expliqué (…) la diffi culté à défi nir Israël comme un Etat démocratique, parce qu’il se présente comme l’Etat du peuple juif, et non pas comme le représentant du corps social existant à l’intérieur de ses frontières reconnues (sans les territoires occupés) (…) L’esprit de ses lois fait qu’Israël doit encore répondre aux besoins des Juifs du monde, et non pas à ceux des Israéliens, qu’il doit oeuvrer pour le bien des descendants imaginaires d’un ‘‘ethnos’’, plutôt que pour celui des citoyens qui vivent sur son sol et s’expriment dans la langue du lieu. Toute personne née d’une mère juive peut, effectivement, demeurer en toute quiétude à New-York ou à Paris, tout en ayant l’assurance qu’Israël lui appartient, même si elle n’a aucune intention de venir s’installer sous sa souveraineté.
Parallèlement, celui qui n’est pas issu du monde juif et qui pourtant est né et réside en permanence à Jaffa ou à Nazareth, ressentira toujours que l’Etat dans lequel il vit s’oppose constamment à lui. Du fait de la conception spécifi que de la nation portée par le sionisme, l’Etat d’Israël » est « une ethnocratie sans frontières pratiquant une sévère discrimination à l’encontre d’une partie de ses citoyens ».
La loi du retour a bien sûr pour pendant l’interdiction faite aux centaines de milliers de Palestiniens expulsés en 1948 de revenir sur la terre de leur naissance. Les Arabes restés sur le territoire israélien furent soumis à un dur régime militaire, levé en 1966. Ils reçurent la citoyenneté israélienne mais continuèrent de subir de multiples discriminations. Ils ne pouvaient acheter des terres appartenant à des juifs, alors que l’Etat, au nom de la « judaïsation » de la Palestine, avait le droit de le les exproprier. Non mobilisables par l’armée, ils furent privés d’un grand nombre de droits sociaux conditionnés par le fait d’effectuer le service militaire. Ecoles juives et arabes sont séparées et les moyens des écoles arabes sont plus limités.
Sur le plan symbolique, tout aussi fondamental, ils doivent toujours se soumettre à un Etat offi ciellement dédié à une hégémonie « juive », qui s’exprime à travers son drapeau, son hymne, et son refus d’appartenir formellement à tous ses citoyens.
On aurait tort cependant d’imputer ce racisme d’Etat à la « religion juive ». Bien entendu, les pires racistes peuvent trouver dans la Bible toutes sortes de délires et d’horreurs (et leur contraire), comme dans tous les livres « saints » des « grandes religions ».
Mais les traditions religieuses ont justement le dos large. Les dirigeants israéliens n’étaient en rien prisonniers de leurs préjugés religieux, ou de la puissance des rabbins dans la société. Ils instrumentalisèrent la religion, ses codes et ses prêtres, pour construire leur projet, qui n’était pas théocratique, mais ethnocratique.
Ils surent moduler selon leurs intérêts du moment leur révérence pour la Torah. Quand il s’avéra que la loi du retour n’attirait pas magiquement tous les juifs du monde, ils l’amendèrent pour ouvrir les portes d’Israël non seulement aux juifs mais aussi aux enfants, petits-enfants et époux des juifs. Le mythe national oscillait ainsi entre les deux fantasmes du peuple-foi et du peuple-race.
Puis le gouvernement israélien mit à profi t l’effondrement de l’Union soviétique pour organiser une grande vague d’immigration russe. 300 000 immigrants des années 1990 sur un million ne furent pas défi nis comme « juifs ». Au moins ils n’étaient pas arabes, c’était l’essentiel !
Comment le sionisme a transformé le Judaïsme
Or si le judaïsme, comme religion, a été utilisé par le sionisme, qui lui a donné une place centrale dans son Etat, inversement le sionisme a transformé profondément le judaïsme. Car une religion n’est pas une chose statique, réductible à des textes fi gés dans l’éternité. C’est une réalité sociale vivante. Comme le dit encore Shlomo Sand : « Ie sionisme s’est chargé d’une mission presque impossible : fondre en un ethnos unique une myriade d’unités ‘‘ethniques’’, de groupes culturels et linguistiques d’origines diverses et variées (…) Le judaïsme a donc cessé aux yeux du sionisme d’être une culture religieuse riche et variée, pour devenir un peuple circonscrit, aux frontières déterminées comme le Volk allemand ou le narod polonais (…) » Le sionisme « prit à la tradition religieuse juive son aspect le plus orgueilleux et le plus refermé sur soi-même. »
Le fondamentalisme messianique
En Israël, il a donné de plus en plus de force à une mouvance au départ marginale : le fondamentalisme messianique. Cette nébuleuse de rabbins, d’étudiants en religion et de militants d’extrême-droite, considère comme sacrilège de renoncer à un pouce de la terre d’Eretz Israël qui va selon eux de la Méditerranée… à l’Euphrate. Pour elle, tous les Palestiniens doivent être expulsés (« transférés »), la société israélienne doit être « judaïsée» c’est-à-dire soumise à la loi religieuse, l’esplanade des mosquées, au coeur de Jérusalem, doit être dynamitée pour permettre la reconstruction du « Troisième Temple » !
Cette extrême-droite a pris son essor à partir de 1967. En juin, l’armée israélienne occupe Gaza et la Cisjordanie. Jour de gloire pour le sionisme… qui se heurte cependant à un problème inédit : le gouvernement israélien n’a pas expulsé massivement le million et demi de Palestiniens qui y vivent. Rendre les territoires ? Il n’en sera jamais réellement question. Les annexer ? Ce serait bouleverser les équilibres démographiques, mettre en péril le caractère juif de l’Etat ! Une politique hypocrite va s’imposer au fi l des années : Jérusalem-Est est annexée, les territoires sont dits ni « occupés » ni « libérés », mais « administrés ». Un long processus de colonisation commence, qui transformera la Cisjordanie en cette « peau de léopard » qui rend impossible l’existence d’un Etat palestinien indépendant.
L’extrême-droite religieuse a été l’aile marchante de cette colonisation. Des colons, une Bible à la main, un fusil dans l’autre, ont imposé leurs implantations, et les gouvernements israéliens les ont à chaque fois blâmés… puis protégés, armés, subventionnés et légitimés, dans une logique de confrontation- complicité.
Des rangs de ces religieux fascisants est sorti le meurtrier du premier ministre Rabin en 1995. Ariel Sharon lui-même fi nit par se heurter à eux, lorsqu’il entreprit de démanteler les colonies de Gaza (7 000 colons) pour mieux développer celles de Cisjordanie (350 000 colons). Qualifi é de « traître au peuple juif » par ces fanatiques, il tenta ainsi de les raisonner : « D’où vient ce langage irresponsable ? J’ai déclaré au cours d’une discussion avec des militants de Goush Emounim [le « Bloc de la Foi », une de leurs principales organisations] que je les aimais et continuerais à les aimer demain.
Je leur ai dit : vous êtes de formidables pionniers (…) Mais vous avez une faiblesse : vous souffrez d’un complexe messianique ! [D’autres avant votre naissance] ont risqué leur vie et fait leur devoir sans l’ombre d’un complexe messianique (…) Nous n’avons pas besoin de superviseur de la cacherout de notre engagement envers la terre d’Israël. »
Ce vieux colonialiste cynique rendait ainsi hommage, à sa façon, à ces « enfants terribles du sionisme »…
Notes
1. Charles Enderlin, Au Nom du temple, Israël et l’irrésistible ascension du messianisme juif, Seuil, 2013.
2. On peut d’ailleurs lire, à propos de l’absence d’obsession sioniste de certains milieux juifs religieux, le beau livre Sur la frontière (Stock 2002), de notre camarade Michal Warschawski, dont le père fut grand rabbin de Strasbourg et qui partit à 16 ans à Jérusalem pour y poursuivre des études talmudiques, sans être pour autant un nationaliste forcené…
3. Shlomo Sand, Comment le Peuple juif fut inventé, 2008 (Champs-Flammarion, 2010)