Publié le Samedi 20 décembre 2014 à 09h51.

Le « mouvement des parapluies » à Hong Kong

Naissance d’une nouvelle génération sous les gaz lacrymogènes

Le mouvement des parapluies, qui implique toutes les couches sociales de Hong Kong, est complètement différent des mouvements de masse des décennies précédentes, par ses méthodes de lutte pacifiques, sa spontanéité et la perturbation massive de l’ordre public. Si la question politique en a été l’élément déclencheur,  de profondes tensions sociales et économiques sous-tendent le mouvement. 

L’élection du conseil législatif (Legco) et du président au suffrage universel fait partie du programme des mouvements pro-démocratie depuis la rétrocession de Hong Kong à la Chine en 1997. La loi fondamentale, qui est appelée la mini-constitution de Hong Kong, stipule que le président de Hong Kong sera éventuellement élu au suffrage universel. Mais le gouvernement de Pékin a retardé l’échéance de sa promesse de mise en œuvre.

En mai 2013, une coalition, Occupy Central, dirigée par le juriste Benny Thai, le sociologue Chan Kin-Man et le pasteur Zhu Yao Ming, a officiellement lancé un plan de campagne pour une élection directe du président en 2017, menaçant d’organiser l’occupation du centre de Hong Kong (le centre commercial et financier) et de le paralyser si nécessaire. Près de 800 000 personnes ont participé a une votation citoyenne (un simili plébiscite) pour laisser le peuple choisir entre trois modes d’élection du président, en votant en ligne ou dans des bureaux de vote. La nomination civile, qui implique un droit des citoyens de proposer les candidats à l’élection du président, a été majoritaire.

 

L’explosion

En août 2014, le comité permanent de l’assemblée populaire nationale (CPAPN) de la République populaire de Chine (RPC) décidait que les électeurs n’auraient que le choix parmi une liste de deux ou trois candidats, après une sélection par un comité de nomination formé par l’actuel comité électoral (qui est actuellement responsable de « l’élection » du président). Le comité électoral est composé de 1 200 personnes, qui sont des capitalistes pro-chinois et des politiciens... L’actuel président, C.-Y. Leung, a été « élu » par la clique de ce comité antidémocratique en 2012. Il est l’un des plus purs et durs soutiens de Pékin et est largement considéré comme un membre discret du PC Chinois.

Le 22 septembre, la fédération des étudiants de Hong Kong (HKFS, qui regroupe les syndicats de huit instituts d’enseignements supérieurs) a appelé à une grève étudiante de cinq jours. Scholarism, un groupe militant de lycéens dont le leader est Joshua Wong, a appelé les lycéens à rejoindre la grève. Le 26 septembre, ils ont lancé une manifestation afin d’occuper la « place civique » (Civic Square), qui est proche du siège du gouvernement, après que C.-Y. Leung et d’autres dirigeants aient refusé d’accéder à leurs revendications. La police a réprimé le mouvement et arrêté deux dirigeants de la HKFS ainsi que Joshua Wong. Mais de plus en plus de gens les ont rejoints sur la place pour les soutenir.

Ce n’est qu’à partir de là que les trois leaders du mouvement ont annoncé le lancement de l’occupation du centre de Hong Kong, quelques jours avant ce qui était prévu dans leurs plans, à cause de la poussée de l’action de masse. De manière inattendue, ils avaient été hués par une partie des manifestants, alors que les protestataires étaient sortis du parc pour demander à la police de relâcher les trois représentants étudiants.

La police a utilisé du gaz au poivre et finalement du gaz lacrymogène pour disperser le rassemblement. La brutalité policière sur des étudiants pacifiques a initié une vague de colère débouchant sur un mouvement de masse. Des milliers de personnes sont sorties pour soutenir les manifestants, mais les routes menant à la « place civique » étaient bouclées par la police. Les protestataires étaient coincés près de l’Amirauté, bloquant les routes et montant spontanément des barricades. Les protestations se sont aussi étendues à  Mong Kok, un quartier de Kowloon (partie de Hong Kong). La confédération des syndicats de Hong Kong (HKCTU, un syndicat indépendant appartenant au camp démocratique) a appelé à une grève générale pour le 29 septembre, dont l’effet fut limité.

 

Les dynamiques du mouvement

En général, les médias de Hong Kong se référent au mouvement Occupy Central (OC), campagne initiée une année auparavant par les trois figures politiques mentionnées ci-dessus. Même si la HKFS et Scholarism ont rejoint la coalition OC, ils ont organisé leur propre campagne de manière indépendante. Les jeunes étudiants sont la force motrice du mouvement et ils ont fait attention à garder leurs distances vis-à-vis des trois leaders de OC et d’autres courants pan-démocrates. Ce mouvement dépasse donc le mouvement OC tel qu’il avait été conçu au départ par les trois leaders : un plan strictement centralisé de protestation du haut vers le bas. Au contraire, un mouvement massif a rapidement jailli des protestations étudiantes après que la police eut utilisé des grenades lacrymogènes. C’est une sorte de désobéissance civile, avec des caractéristiques importantes en comparaison des précédents grands mouvements sociaux de Hong Kong : la spontanéité et la décentralisation des méthodes de luttes. Les manifestants ont fait preuve dans leurs actions d’une autonomie exceptionnelle.

Le mouvement a été surnommé « la révolution des parapluies » par les médias étrangers. Ce n’est clairement pas une révolution. Le symbole du parapluie a été une belle coïncidence. A l’origine, les manifestants utilisaient le parapluie pour se protéger tant du soleil que de la pluie, mais ils s’en sont servis aussi pour se protéger des gaz au poivre. Ils utilisaient également des équipements standards comme des lunettes de protection ou des foulards.

Dans ce qui est donc un mouvement de masse spontané, les manifestants ont fait preuve d’autodiscipline sur les sites occupés, organisant le ramassage et le tri des déchets, le nettoyage des rues... De nombreux petits forums de discussions se sont tenus, avec des possibilités égales d’expression pour tous les participants. De plus, un appel a été lancé à tous les protestataires pour qu’ils manifestent leur soutien aux petits commerçants locaux de manière à s’attirer leur sympathie, particulièrement à Mong Kok (un district populaire de la ville). Les gens ordinaires ont été émus par l’esprit de sacrifice que montraient les étudiants pour l’avenir de Hong Kong. Ils leur ont constamment fourni de l’eau, de la nourriture et d’autres provisions. Ils ont protégé les étudiants quand des membres de la mafia ou des laquais pro-Pékin (certainement enrôlés par des partisans de C.-Y. Leung) ont attaqué les manifestants, harcelé sexuellement certaines femmes, détruit les barricades, les stands et les tentes – pendant que la police se contentait de regarder.

 

Des tensions sociales

Selon un rapport de l’ONU de 2008-2009, Hong Kong est, de toutes les zones capitalistes développées,  la région qui connaît depuis une dizaine d’années les plus grandes inégalités économiques entre les riches et les pauvres. Un rapport du Crédit Suisse Research Institute de 2010-2011 a montré que 1,2 % de la population détient 53 % du patrimoine de Hong Kong. La plupart sont des magnats de l’immobilier et des oligarques financiers. Le gouvernement de Hong Kong a rarement pris des mesures effectives pour limiter les problèmes de polarisation sociale. La moitié des sièges du Legco (le parlement) est occupée par des « électeurs fonctionnels », désignés plus par leur secteur économique que par le suffrage universel. De manière générale, ces membres du parlement se sont toujours et avec véhémence opposés au suffrage universel. D’un autre côté, ils opposent régulièrement leur veto à tout projet de loi qui pourrait protéger le droit du travail et les gens ordinaires. Ils préfèrent soutenir les projets visant à privatiser les services publics dans l’intérêt des consortiums.

L’hégémonie des promoteurs immobiliers est un problème social sensible à Hong Kong. L’énorme oligarchie des promoteurs, qui monopolise le marché immobilier, pratique des prix de vente et des loyers très élevés. Selon le FMI, en 2013, la hausse des prix de l’immobilier a été la seconde au monde. Il est désormais quasi impossible, pour un jeune couple, d’acheter un petit appartement. Une autre cause désastreuse de ces prix démentiels est la spéculation immobilière, qui est principalement due à l’afflux de capitaux de Chine. Cette oligarchie de promoteurs n’a pas seulement dominé le marché immobilier, mais aussi investi la vie quotidienne des gens pour faire des profits dans les transports, les télécommunications, les biens domestiques... Les conditions de vie de la classe ouvrière se  sont détériorées car les salaires stagnants ne peuvent compenser une inflation galopante. Les petits commerçants ont été expulsés des quartiers à cause de l’envolée des loyers au profit de chaînes de supermarchés, fast-food, etc.

En mars 2012, la grève de 40 jours des dockers, une des plus grandes grèves qu’ait connue Hong Kong ces dernières décennies,  a rencontré un large soutien populaire, avec des actions de solidarité des jeunes. Elle avait été appelée par le syndicat des dockers de Hong Kong (affilié à la HKCTU) pour obtenir des augmentations de salaire et de meilleures conditions de travail. Les grévistes travaillaient pour des filiales de Hutchison Whampoa Ltd qui appartient à l’empire économique de l’homme le plus riche d’Asie, Li Ka-shing. 

Les effets négatifs du programme de visite individuelle (IVS), qui permet aux Chinois du continent de visiter plus librement Hong Kong, ont entraîné des conflits entre les habitants de Hong Kong et les continentaux chinois aux habitudes sociales différentes. Les continentaux chinois achetaient de très grandes quantités de biens domestiques, comme des produits pour bébés, ce qui a causé des désagréments à la population locale. Début 2013, le gouvernement de Hong Kong a finalement restreint les quantités de produits que les voyageurs peuvent ramener. Ce tourisme déformé par l’IVS a entraîné des situations paradoxales : ainsi, certains quartiers comptent plus de bijouteries que de boulangeries.

Une droite locale, qui prétend défendre le mode de vie et la culture locale, a émergé ces dernières années et attisé les haines entre la population locale et les continentaux chinois. Cette droite qualifie les continentaux chinois de « sauterelles » et attaque aussi les militants de gauche. Certains des plus extrêmes défendent même l’indépendance, voire le retour à la colonisation britannique. Ils ont réussi à attirer dans leurs rangs quelques jeunes, désabusés par le gouvernement.

 

A la croisée des chemins

Les jeunes constituent la force motrice du mouvement. Outre les débats qui continuent sur la spontanéité et les critiques envers la direction pan-démocrate, ils sont plus militants et osent s’opposer aux contrôles excessifs des manifestations par la police. Cette forme de militantisme remonte à peu près au mouvement de 2010 contre une ligne à grande vitesse (une LGV entre Hong Kong et Guangzhou, néfaste pour l’environnement mais conforme aux intérêts des promoteurs), quand les manifestants avaient alors bloqué le parlement.

Cela étant, aucune concession n’ayant été faite par le régime de C.-Y. Leung (comme auraient pu le constituer le retrait de la réforme du CPAPN ou sa propre démission), le mouvement est confronté au défi de « que faire après ? » Des débats houleux le traversent pour savoir s’il faut se retirer, y compris du siège de l’amirauté à Mong Kok, pour éviter une nouvelle répression potentiellement meurtrière. 

Comme les protestataires ont une forte volonté d’autonomie, ils s’opposent à l’édification d’une estrade et à la formation de piquets par peur d’une récupération du mouvement dans certains quartiers occupés. Malheureusement, la droite locale peut prendre avantage de cette peur de la récupération et distribue déjà des tracts contre les militants de la gauche alternative avec des slogans tels que « méfiez-vous des idiots gauchistes ! »

Il y a un groupe militant pour une alternative de gauche appelé Left 21. Ses membres se sont engagés très fortement dans le mouvement, sur une base individuelle vue l’atmosphère ambiante. Dans les débats, ils ont mis en avant le fait que la démocratie doit être liée aux droits des travailleurs et aux conditions de vie.

Ce mouvement a des dimensions sociales et économiques. Les jeunes se révoltent contre l’injustice, l’hégémonie des promoteurs, les inégalités sociales, la mainmise du capital de Chine continentale. Ils pensent que tous ces problèmes sont liés à un système non démocratique et ne peuvent pas imaginer leur futur dans une telle société.

Néanmoins, la seule spontanéité du mouvement ne peut le faire avancer. Les questions de stratégie et d’organisation doivent être prises en compte quand des manifestants affrontent un appareil d’Etat aussi puissant (soutenu par le PCC), et qu’il est indispensable d’obtenir le soutien de la classe ouvrière. Pendant ce temps, la droite locale cherche toujours à opposer les habitants de Hong Kong aux continentaux chinois, tandis que les médias pro-Pékin décrivent le mouvement comme étant « sous influence étrangère ». Le PCC serait certainement heureux de voir ce mouvement dégénérer en une campagne contre les continentaux chinois. Pour la gauche radicale locale, il est donc nécessaire de combattre cette tendance et de se lier aux Chinois du continent en les invitant à soutenir le mouvement.

Le mouvement apporte aux gens une expérience importante, en les libérant du poids du « respect de la loi » et en leur donnant des possibilités de se politiser au travers des nombreux forums et réunions.

Quel que soit le résultat final, ces jeunes déterminés, pacifiques et ingénieux ont gagné par leur combativité le soutien de la majorité de la population de Hong Kong. Dans tous les cas, il y aura à l’avenir une formidable force de résistance à la classe dirigeante de Hong Kong (les capitalistes pro-Pékin et les oligarques) ainsi qu’au PCC.

 

Vincent Sung