Publié le Mercredi 4 mars 2020 à 13h39.

Le « plan Trump » pour le Proche-Orient ou la consécration d’un projet colonial et raciste

Le « plan Trump » pour le Proche-Orient, pompeusement baptisé « Deal of the Century » (« Accord du siècle »), a été présenté le 28 janvier dernier. À ses côtés lors de la conférence de presse, Benyamin Netanyahou : tout un symbole, tant les propositions du Président des États-Unis sont en parfaite harmonie avec les positions israéliennes. Le plan Trump vient ainsi légitimer et parachever un processus qui a couru tout au long du XXe siècle et qui s’est poursuivi dans le cadre du prétendu « processus de paix » : l’expulsion et la cantonisation des PalestinienEs par un État colonial aux fondements ethniques. 

Contrairement à une assertion couramment admise, qui affirme que « le conflit israélo-palestinien est une question complexe », les données du problème sont en réalité relativement simples : l’instabilité permanente dans l’ancienne Palestine mandataire résulte, en dernière analyse, de l’indépassable contradiction entre le projet sioniste d’établir un « État des juifs » en Palestine et la présence sur cette terre d’un peuple autochtone refusant d’abandonner ses droits nationaux. De la grande révolte arabe de 1936, provoquée par l’accélération de l’immigration sioniste et des acquisitions de terres par les colons juifs, aux manifestations récurrentes contre les expropriations qui ont cours en Cisjordanie et à Jérusalem, en passant par la grande expulsion de 1947-1949 (Nakba, plus de 800 000 PalestinienEs expulsés), c’est cette contradiction essentielle qui demeure le moteur du conflit.

Le projet des dirigeants du mouvement sioniste n’a jamais été de partager la terre de Palestine avec les PalestinienEs. De David Ben Gourion, père fondateur de l’État d’Israël (« Les frontières des aspirations sionistes sont les affaires des Juifs et aucun facteur externe ne pourra les limiter ») à Benjamin Netanyahou, partisan de l’annexion des blocs de colonies et d’un contrôle indirect sur l’ensemble des zones palestiniennes, la souveraineté israélienne sur l’ensemble de la Palestine du mandat britannique est demeurée l’objectif.

Pour y parvenir, le mouvement sioniste a eu (et a encore) besoin du soutien des grandes puissances. Mais ce soutien a toujours eu un prix : pour des raisons diplomatiques, l’État d’Israël devait avoir, au moins en apparence, les attributs d’une démocratie. Une seconde contradiction a donc rapidement fait son apparition, qui a résulté de la nécessité de préserver simultanément le caractère juif et le caractère démocratique de l’État. La solution envisagée par les dirigeants du mouvement sioniste, puis de l’État d’Israël, a été de s’assurer que les citoyens de l’État soient dans leur très grande majorité, sinon dans leur totalité, des Juifs. Ils ont donc dû rapidement trouver, avant même la Déclaration d’indépendance d’Israël en 1948, une solution au « problème » palestinien, sachant pertinemment que, contrairement au mensonge qu’ils avaient sciemment répandu, la Palestine n’était pas une « terre sans peuple » et que la seule immigration ne pourrait suffire à assurer la suprématie démographique juive.

 

De l’expulsion aux cantons

Le peuple palestinien, du fait de son existence même, a toujours été et demeure aujourd’hui encore un obstacle à la pleine réalisation du projet sioniste. De l’annihilation pure et simple de l’obstacle (l’expulsion de 1947-49) à son contournement/containment (le Plan Allon de 1967), le but reste le même : le plus de territoire et le moins de PalestinienEs possible sous juridiction israélienne. La philosophie générale du Plan Allon, du nom d’un général travailliste, établi après la guerre de 1967 et l’occupation de l’ensemble des territoires palestiniens, était de résoudre la contradiction État juif/État démocratique en prenant acte du fait que, contrairement à ce qui s’était passé en 1947-1948, les PalestinienEs ne quitteraient pas leurs terres pour les États voisins. Pour Allon, la solution consistait donc en l’évacuation, par Israël, des zones palestiniennes densément peuplées (agglomérations de Cisjordanie et intégralité de la bande de Gaza) et au renoncement à toute prétention de souveraineté directe sur ces zones, tout en annexant à Israël le reste de la Cisjordanie et en contrôlant les « frontières » de Gaza. Des enclaves palestiniennes seraient ainsi établies, avec un statut qui resterait à définir (placées sous souveraineté jordanienne ou exerçant une forme ou une autre d’auto-administration avec des attributs de souveraineté très limités), permettant à Israël de résoudre simultanément le problème démographique et le problème démocratique tout en étendant au maximum sa superficie.

Les Accords d’Oslo (1993-1994), inspirés du Plan Allon, participaient de cet objectif : abandonner la gestion des zones palestiniennes les plus densément peuplées à un pouvoir autochtone tout en gardant le contrôle de la quasi-totalité du territoire, en poursuivant les déplacements de population et en accélérant la colonisation. Le « retrait unilatéral » de Gaza (2005) s’est inscrit dans cette logique, de même que la construction du mur, dont le tracé délimite les cantons palestiniens.

Il y a donc, par-delà les nuances entre Travaillistes et Likoud, entre les généraux et les civils, une nette continuité dans les politiques des gouvernements de l’État d’Israël, qui a produit une réalité fort éloignée des fantasmes diplomatiques :

• Malgré le « retrait » israélien de l’été 2005, les frontières terrestres de Gaza sont quasi-hermétiquement fermées, tant avec l’Égypte qu’avec Israël. La façade maritime et l’espace aérien sont sous contrôle israélien. L’asphyxie est totale et les incursions et bombardements sont quotidiens ;

• Jérusalem, proclamée en 1980 « capitale une et indivisible de l’État d’Israël », a fait l’objet d’une politique spécifique de judaïsation et de dépalestinisation. Les quartiers palestiniens sont en outre totalement isolés de la Cisjordanie par les colonies et le mur. Dans le cadre du projet « Grand Jérusalem », Israël n’a eu de cesse de repousser les limites municipales de la ville vers l’Est en y intégrant les blocs de colonies pour aujourd’hui couvrir plus de 10 % de la Cisjordanie ;

• La Cisjordanie est coupée en deux par le « Grand Jérusalem », fragmentée en de multiples zones isolées les unes des autres par les colonies, les routes de contournement, les différentes sections du mur et les checkpoints israéliens. Plus de 40 % de sa superficie est aujourd’hui couverte par les infrastructures israéliennes (colonies, routes, camps militaires…). On y dénombre plus de 250 colonies et plus de 600 000 colons juifs.

Tandis que Gaza est isolée du monde, la Cisjordanie n’est pas seulement « occupée par Israël » mais « intégrée à Israël ». La « Cisjordanie » et la « Ligne Verte » n’existent plus que sur les cartes et chaque jour la superficie intégrée augmente. Le plan de cantonisation est donc en voie d’achèvement. La superficie totale de l’État d’Israël comprenant les plus de 40 % de la Cisjordanie qui sont de facto annexés représente plus de 23 000 km2, contre à peine 3 000 km2 de cantons palestiniens isolés dont les entrées et sorties sont sous contrôle israélien.

Au terme du processus, Israël exercera sa souveraineté sur approximativement 90 % de la Palestine mandataire, desquels environ 90 % des 12 millions de PalestinienEs seront exclus. Les cantons de Cisjordanie et de Gaza (10 % de la Palestine) seront le lieu de résidence des 5 millions de PalestinienEs « de l’intérieur ». En concertation avec Israël, une infime partie des réfugiéEs de l’extérieur se verra offrir la possibilité de s’installer dans les îlots palestiniens. Nul doute que la pression s’accentuera sur les Palestiniens de 1948 (les mal nommés « Arabes israéliens ») pour qu’ils quittent Israël et aillent eux aussi rejoindre les réserves.

Telle est la vision qui a servi de fil conducteur, depuis 1967, à l’essentiel de l’establishment sioniste lorsqu’il a compris que l’expulsion de 1947-1949 ne pourrait se renouveler. Une vision qui est aujourd’hui devenue une quasi-réalité, et que le plan Trump est venu couronner.

 

Des négociations pour « deux États » ?

Mais pourtant, objectent encore certains, depuis 1993 Israël a renoncé à ses prétentions sur l’ensemble de la Palestine du mandat britannique et a reconnu la nécessité de rechercher une solution négociée autour du compromis historique « deux États pour deux peuples ». Telles sont en effet les apparences, au-delà desquelles il faut aller chercher les motivations profondes des dirigeants israéliens. Mis sous pression par les États-Unis après la chute de l’URSS, ils ont su faire preuve d’un indéniable sens tactique et ont donné l’impression, au cours des années 1990 et 2000, d’accepter l’idée de « pourparlers de paix » et d’adopter le mot d’ordre des « deux États » : un État palestinien pourrait voir le jour, au côté d’Israël, au terme d’un processus négocié. Ils ont ainsi donné l’impression d’ouvrir la porte à une sortie de conflit puisque la direction du Mouvement national palestinien, au nom du « réalisme », du « pragmatisme politique », et d’une « volonté de compromis », s’était rangée à la solution « à deux États » dès le milieu des années 1970 et l’avait officialisée durant les années 1980. 

Au cours des années 1970 et 1980, les discussions entre les partisans d’une solution « à deux États » et ses adversaires se focalisaient notamment autour de deux de ses principales implications : la reconnaissance de la légitimité de l’État d’Israël comme État juif et la non-prise en compte, dans la solution proposée, des réfugiéEs et des PalestinienEs de 1948. Un relatif consensus s’est néanmoins dégagé autour de l’idée de l’État palestinien indépendant en Cisjordanie et à Gaza dans la mesure où il était alors conçu, pour une grande majorité des organisations palestiniennes, comme une revendication internationalement plus audible et donc plus populaire que la « libération de toute la Palestine », mais néanmoins avant tout comme une étape plus facile à atteindre avant une solution globale.

Ce choix a eu deux conséquences indirectes et non souhaitées : populariser l’amalgame « question palestinienne = État palestinien » et laisser entendre que les conditions étaient réunies pour trouver un terrain d’entente avec Israël quant à un règlement global du conflit. Mais en réalité les « deux États » de l’OLP puis de l’Autorité palestinienne n’ont jamais été les « deux États » des dirigeants israéliens. La réalité du terrain et les conditions posées lors des négociations ne laissent planer aucun doute : des Accords d’Oslo au Plan Trump-Netanyahou en passant par les propositions de Barak à Camp David (2000), pour les Premiers ministres israéliens « l’État palestinien » n’a jamais signifié autre chose que les cantons, et le processus négocié a été utilisé comme un moyen de rendre irréversible la situation sur le terrain tout en prétendant rechercher un compromis.

C’est cette évidence de plus en plus palpable qui a fait ressurgir, au cours des dernières années, le débat sur la pertinence du mot d’ordre de l’État indépendant, et ce à une large échelle : dans la population palestinienne, dans le Mouvement national, dans le mouvement de solidarité, dans la presse arabe et, de plus en plus, notamment par le biais de tribunes d’intellectuels, dans la presse « occidentale ». Un débat actualisé à la lumière des récentes dynamiques politiques et des évolutions « sur le terrain » : échecs à répétition des négociations, écrasement du soulèvement de septembre 2000, écroulement de la direction de l’Autorité palestinienne, identifiée depuis près de 30 ans au projet d’État palestinien, et surtout poursuite de la politique d’expansion qui fragmente et réduit de plus en plus les territoires prétendument alloués à l’État indépendant.

 

Arrive le plan Trump

Le plan Trump vient enregistrer et parachever le processus de colonisation/cantonisation. Ce plan se présente comme un cadre global devant servir de base à la rédaction et la signature d’un « accord de paix israélo-palestinien » mettant un terme définitif au « conflit ». Contrairement aux accords d’Oslo, qui se présentaient comme des « accords intérimaires » ouvrant une période de cinq ans qui devaient déboucher sur des « négociations sur le statut final », le plan Trump se veut donc la base d’un texte d’accord définitif, et c’est pourquoi il prétend répondre à la quasi-totalité des problématiques du « conflit » : les colonies, les frontières, Jérusalem, les prisonniers, les réfugiéEs, etc. Et le moins que l’on puisse dire est que, contrairement à la « Déclaration de principes » de septembre 1993 – qui avait donné lieu à la poignée de mains entre Arafat et Rabin sur la pelouse de la Maison blanche – et aux textes intérimaires qui avaient suivi, qui contournaient soigneusement l’ensemble des questions cruciales et/ou se contentaient de formules floues, le plan Trump a le mérite de la clarté.

Ainsi, « l’État » palestinien proposé par Trump se compose de petits bouts de territoires, fragmentés, sans continuité et souvent sans contiguïté, qui font immanquablement penser aux bantoustans de l’Apartheid sud-africain. Ces territoires forment un archipel dans un océan israélien, avec une seule « frontière » directe avec un autre État, l’Égypte (à Gaza), sur laquelle Israël aurait un droit de regard. Pas à une outrance près, les États-Unis évoquent dans leur plan « un réseau innovant de routes, de ponts et de tunnels favorisant la liberté de mouvement des Palestiniens » entre les bantoustans, dont chaque entrée et sortie serait contrôlée par Israël. L’État d’Israël, quant à lui, annexerait – entre autres – les blocs de colonies et la vallée du Jourdain, soit plus de 40 % de la Cisjordanie, l’essentiel des terres fertiles et des réserves d’eau, avec – évidemment – une continuité territoriale.

 

« État-nation du peuple juif »

Concernant Jérusalem, pas davantage de surprises : « Jérusalem demeurera la capitale de l’État d’Israël, et restera une ville non divisée ». Dans la continuité de la décision de déplacer l’ambassade US à Jérusalem en novembre 2017, le plan Trump entérine donc le caractère irréversible de l’annexion de la ville. Et il va même un peu plus loin en affirmant que c’est à l’État d’Israël d’assurer la protection de l’ensemble des lieux saints, et donc d’y exercer une pleine souveraineté. Provocation ultime, le « Deal du siècle » précise que « la capitale souveraine de l’État de Palestine pourra se trouver dans la partie de Jérusalem-Est située dans les zones à l’est et au nord de l’actuelle barrière de sécurité [le mur], comprenant Kafr Aqab, la partie orientale de Shufat et Abu Dis, et pourra être nommée al-Qods [Jérusalem en arabe] ou un autre nom choisi par l’État de Palestine ». En d’autres termes, les PalestinienEs pourront rebaptiser des villes et villages du nom de Jérusalem et en faire leur capitale, alors qu’ils se situent à peine dans les faubourgs de la ville. Kafr Aqab, par exemple, est plus proche du centre de de Ramallah que de celui de Jérusalem… 

L’alignement sur les positions israéliennes est donc total, et il en va de même sur les autres questions. Concernant les réfugiéEs, on peut ainsi lire « [qu’]il n’y aura ni droit au retour ni absorption d’un seul réfugié palestinien en Israël ». Les États arabes sont sommés d’intégrer les réfugiéEs et, si ces derniers sont invités à « retourner » dans le futur « État » de Palestine – alors qu’ils et elles revendiquent le retour sur leurs terres sises aujourd’hui en Israël –, c’est à la condition que ce « retour » soit régulé par un comité conjoint israélo-palestinien. Autant dire, au vu de l’expérience des « comités conjoints » établis après les accords d’Oslo, que les États-unis offrent à Israël la possibilité de s’opposer à tout moment à l’entrée de réfugiéEs… sur un territoire qui n’est pas supposé être le sien. Et l’on pourrait encore allonger la liste des outrances contenues dans la « Vision » de Trump, de l’exigence d’un « État » palestinien totalement démilitarisé au maintien du contrôle israélien sur l’espace aérien, en passant par les promesses d’injection de milliards de dollars dans les territoires palestiniens à la condition que ceux-ci renoncent définitivement à l’ensemble de leurs droits. Élément notable : le plan Trump entérine non seulement le statut d’israël comme « État-nation du peuple juif », mais préconise en outre le « transfert » forcé de 260 000 PalestinienEs citoyenEs d’Israël, dont les villes et villages deviendraient un bantoustan sous administration palestinienne… 

 

Et maintenant ?

Une chose est certaine : le plan Trump est certes rejeté par les PalestinienEs, mais il va servir de caution à une accélération des politiques coloniales israéliennes, avec notamment une rapide annexion des blocs de colonies et de la vallée du Jourdain, déjà discutée dans les couloirs de la Knesset. Reste à savoir si le nouveau pas qu’Israël s’apprête à franchir avec les encouragements des États-Unis va contraindre les principales forces d’un Mouvement national palestinien moribond et en crise à faire le « grand saut » et à mettre à exécution une menace maintes fois agitée : annoncer la dissolution, au moins politique, de l’Autorité palestinienne, étape indispensable pour en finir avec la fiction de « l’autonomie » ou du « proto-État » palestinien, et pour mettre Israël devant ses responsabilités de puissance occupante. Une décision qui, loin de tout régler, participerait au moins de la redéfinition des termes du conflit et ouvrirait la possibilité d’une refonte, à terme, du mouvement national, incluant l’ensemble des forces palestiniennes autour d’objectifs de libération, et non de gestion d’un pseudo appareil d’État. Au vu de la situation actuelle et de l’état de décomposition du mouvement palestinien, de telles perspectives peuvent ressembler à des vœux pieux. Mais il ne fait cependant guère de doute que la page de la lutte « pour un État palestinien indépendant au côté d’Israël au terme d’un processus négocié » est définitivement tournée, et que les PalestinienEs auront besoin d’un puissant mouvement de solidarité internationale dans leur combat contre le régime d’apartheid israélien.