Entretien. Nous avons rencontré Mulyandri Alisyah, représentante en France du Tribunal international des peuples sur le génocide et les crimes contre l’humanité en Indonésie en 1965.
Pourquoi l’année 2015 est-elle marquante pour les Indonésiens ?
Cette année, on commémore trois événements fondateurs : le 50e anniversaire du massacre de 1965, le 60e anniversaire de la conférence de Bandung et le 70e anniversaire de l’indépendance de l’Indonésie. Le rêve d’indépendance et de décolonisation a été réalisé par la lutte armée, ainsi que par la diplomatie. En août 1945, l’Indonésie était finalement déclarée indépendante. Les leaders indonésiens de l’époque ont compris qu’il fallait non seulement gagner leur indépendance, mais aussi lutter contre la colonisation. Cela s’inscrit dans la politique du gouvernement indonésien de Soekarno. Ainsi la conférence de Bandung a été organisée en 1955 afin de s’allier avec des pays nouvellement indépendants, sortir de l’influence des pays colonisateurs et de la guerre froide. Tout a basculé en 1965 après l’événement tragique nommé aujourd’hui « G30S ». Dès lors, l’Indonésie est devenue le bon élève du capitalisme.
Peux-tu expliquer ce qu’est le G30S ?
Gerakan (mouvement) 30 September est l’enlèvement et l’exécution de la haute hiérarchie de l’armée par des colonels de l’armée de terre. Le général Soeharto, le seul général de haut rang qui n’ait pas été enlevé, accusa le Parti communiste indonésien d’en être l’auteur. Il a ensuite planifié l’exécution des membres des organisations de gauche. Selon les estimations, un million de personnes ont été assassinées, la plupart de fin 1965 à mi-1966. Des centaines de milliers de personnes ont été pourchassées et détenues sans procès, assassinées. L’armée a construit le mythe de jeunes filles communistes qui auraient séduit et castré les généraux enlevés pour les assassiner. Ce mensonge a enflammé des milices de jeunes qui ont commis la plupart des assassinats sous la coordination de l’armée.
Depuis, communisme et socialisme sont associés à l’athéisme et à la perversion. Le président Soekarno a été balayé par Soeharto en 1966. Les centaines de personnes qui ont refusé de soutenir le « Nouvel Ordre » de Soeharto ont été confrontées aux harcèlements et ont perdu leurs passeport indonésien.
Depuis la fin de la dictature en 1998 et la période de réforme démocratique qui a suivi, où en est-on ?
Pendant les 32 ans de règne de Soeharto, l’évocation de ce massacre et d’autres crimes contre l’humanité n’a pas été possible. Même aujourd’hui, différents groupes anticommunistes (ultra-nationalistes, religieux) empêchent la recherche de la vérité et de la justice. La société indonésienne, jeunes y compris, reste mal informée sur ce moment crucial de son histoire. Les auteurs jouissent toujours de l’impunité.
Le déclin de Soeharto a permis d’établir la Commission nationale indonésienne des droits de l’homme. En juillet 2012, la Commission a publié un rapport sur les crimes contre l’humanité de 1965-1966. La Commission reconnaît que les victimes ont été ciblées pour leurs liens présumés avec le Parti communiste indonésien (PKI) et reconnaît l’État indonésien comme instigateur des crimes.
La Commission a recommandé une enquête par le procureur général ; la création d’un tribunal « ad hoc » des droits de l’homme pour juger les auteurs présumés ; l’établissement d’une « Commission vérité et réconciliation ».
Malgré les données accablantes, le procureur général a rejeté le rapport, arguant que les conclusions de la Commission n’étaient pas juridiquement solides. Le ministre de la coordination des politiques judiciaires et de sécurité a rejeté les preuves, ajoutant que ce massacre était justifié car il visait à « sauver le pays »... La Commission des droits de l’homme indonésienne a transmis le dossier à la Commission des droits de l’homme de l’ONU. En 2013, cette dernière a proposé au gouvernement indonésien une médiation, sans réponse à ce jour.
L’élection du nouveau président a-t-elle fait changer les choses ?
Le problème des violations des droits de l’homme a été pris en compte par le candidat présidentiel Joko Widodo durant sa campagne. Élu président en 2014, il a promis cette année de résoudre sept anciennes affaires de violation des droits de l’homme, y compris ce massacre. Mais simultanément, le gouvernement a déposé une proposition de loi « Commission vérité et réconciliation », qui, malheureusement, ne mentionne pas la responsabilité des auteurs de violations.
La responsabilité première incombe à l’État indonésien, tant pour ses actions que pour son incapacité, ces cinquante dernières années, à poursuivre les auteurs de tous rangs, à s’excuser officiellement et à accorder des réparations et d’autres voies de recours utiles aux victimes et à leurs familles. Cet échec et le manque de volonté d’agir a persisté malgré des demandes répétées de survivants et de chercheurs. Pendant ce temps, les politiques discriminatoires et les violences par des groupes anti-communistes contre les victimes, survivants du massacre de 1965, et leurs familles, persistent. L’épuisement des procédures juridiques nationales oblige et donne le droit au peuple de chercher la justice dans le mécanisme juridique international.
Quelles sont les initiatives en cours pour obtenir justice et réparation aux victimes ?
Les expériences d’autres pays montrent qu’un tribunal du peuple peut contribuer à créer un climat de respect des droits du peuple et un processus de réparation aux victimes. « Le Tribunal international du peuple des crimes contre l’humanité de 1965 » est établi pour que les défaillances de l’État indonésien ne fasse pas taire les voix des survivants, ni ne permettent au gouvernement indonésien d’échapper à ses responsabilités. Il est urgent de remédier à la tendance historique à banaliser, excuser, marginaliser et masquer les crimes contre l’humanité. La reconnaissance et l’attribution de la responsabilité de ces crimes aidera la société indonésienne à vivre en paix et en sécurité.
Une association basée aux Pays-Bas, constituée d’Indonésiens, d’Européens, de chercheurs, de militants des droits de l’homme et de survivants, a été établie pour organiser ce tribunal. Une commission de juges se compose de personnes expérimentées dans divers tribunaux du peuple et tribunaux criminels internationaux. Des Indonésiens de différents pays européens ont soutenu cette initiative en faisant campagne dans leur pays de résidence afin d’élargir le soutien à ce tribunal. Le conseil consultatif est constitué de militants des droits de l’homme, indonésiens la plupart, et des personnes influentes au niveau international ont été proposées pour siéger. Des réalisateurs de cinéma contribuent à ce que les témoignages soient suffisamment représentatifs de chaque accusation. Il y a au moins 9 chefs d’accusation définis : meurtres de masse/extermination, travail forcé, déportation, violences sexuelles, tortures et traitements inhumains, persécution et usage de la propagande, disparitions, complicités de pays étranger et violation du droit de retour en sécurité pour les exilés.
Ce tribunal sera organisé en Hollande en novembre 2015. Pour réussir cet important travail tant historique que juridique, nous avons besoin du soutien politique et financier de décideurs, des associations du mouvement social et la société civile.
Le jugement sera présenté à la Commission de l’ONU qui posera des questions au rapporteur indonésien pendant la session « Questions au gouvernement », en espérant que cela fasse pression pour que le gouvernement indonésien s’engage plus sérieusement.
Propos recueillis par Christine Schneider
The look of silence
Avant-première jeudi 25 juin à 20h30 Au Cinéma Panthéon, 13 rue Victor-Cousin, Paris 5e
Avec Joshua Oppenheimer (réalisateur), Adi (le protagoniste) et Mireille Fanon-Mendès-France (juge du tribunal 1965).
Ophtalmologiste itinérant, Adi enquête sur les circonstances de la mort de son frère aîné, assassiné pendant les grands massacres de 1965 et 1966 en Indonésie. La caméra de Oppenheimer accompagne Adi dans sa confrontation avec les assassins. Patiemment, obstinément, malgré les menaces, ils s’emploient ensemble à vaincre le tabou du silence et de la peur.
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