Publié le Samedi 21 décembre 2024 à 17h00.

Moyen-Orient : « Il y a maintenant un espace, avec ses contradictions et ses défis, pour que les SyrienNEs essaient de reconstruire une résistance populaire civile »

Entretien. Joseph Daher, docteur en science politique, enseignant à l’Université de Lausanne, en Suisse, chercheur et militant internationaliste.

En quoi la chute de Bachar al-­Assad s’inscrit-elle dans la suite des ­printemps arabes ?

La chute de Bachar al-Assad s’inscrit dans la continuité des processus révolutionnaires débutés au Moyen-Orient et en Afrique du Nord en 2011 car le régime despotique syrien a de nombreuses caractéristiques similaires aux autres États autoritaires régionaux, c’est-à-dire une absence de cadre démocratique et une économie politique néolibérale qui a mené à l’appauvrissement croissant des masses populaire, dans un climat de corruption et d’inégalités sociales croissantes. Plus de 90 % de la population syrienne vit sous le seuil de pauvreté, et les richesses de la Syrie étaient concentrées dans le palais présidentiel et les hommes d’affaires affiliés à Bachar al-Assad et sa famille. 

Pour rappel, en Syrie, de larges segments de la population sont descendus dans la rue avec les mêmes exigences que celles soulevées par d’autres révoltes en 2011 : liberté, justice sociale et égalité. La grande majorité des organisations et forces sociales démocratiques qui ont été à l’origine du soulèvement populaire syrien en mars 2011 ont été réprimées de manière sanglante. Tout d’abord et en premier lieu par le régime syrien, mais aussi par diverses organisations armées intégristes islamiques. Il en va de même pour les institutions ou entités politiques alternatives locales mises en place par les manifestantEs, comme les comités de coordination et les conseils locaux, en fournissant des services à la population locale. Il existe néanmoins quelques groupes civils, bien que majoritairement liés à des organisations de types ONG à travers le territoire syrien, et particulièrement dans le Nord-Ouest syrien, mais de dynamiques différentes de celles du début du soulèvement. 

Dans ce cadre, il y a beaucoup de défis à relever pour l’avenir, mais au moins l’espoir est revenu. Après l’annonce historique de la chute de la dynastie Assad, qui dirige la Syrie depuis 1970, nous avons vu des vidéos de manifestations populaires dans tout le pays, à Damas, Tartous, Homs, Hama, Alep, Qamichli, Souïeda, etc. de toutes les confessions religieuses et ethnies, détruisant des statues et des symboles de la famille Assad. Les slogans des débuts du soulèvement populaire ont été chantés à nouveau « la Syrie veut la liberté » et « le peuple syrien est un et uni ». Et bien sûr, il y a une grande joie pour la libération des prisonniers politiques, en particulier de la prison de Saidnaya, connue comme le « massacre humain » et qui pouvait contenir 10 000 à 20 000 prisonnierEs. 

Quelle est ton appréciation de la nature des forces en présence ?

HTC (Hayat Tahrir al-Cham) est maintenant l’acteur dominant dans les régions d’Idlib et les principales villes — Alep, Hama, Homs et Damas et Deir ez-Zor. HTC a entamé une évolution politique relativement importante depuis sa rupture avec Al-Qaïda en 2016 et a démontré une grande capacité d’adaptation et de pragmatisme selon les conditions matérielles existantes pour maintenir son pouvoir et l’étendre. HTC a aussi clairement manifesté ces dernières années une volonté de se présenter comme une force rationnelle face aux puissances régionales et internationales afin de normaliser leur domination. Cela se poursuit aujourd’hui, avec un certain succès initial.

Néanmoins, HTC reste une organisation autoritaire, avec une idéologie intégriste islamique, et compte toujours des combattants étrangers dans ses rangs. Ces dernières années, de nombreuses manifestations populaires ont eu lieu à Idlib pour dénoncer son régime et ses violations des libertés politiques et des droits humains, notamment les assassinats et la torture d’opposants. 

HTC cherche maintenant à consolider son pouvoir sur les zones mentionnées plus haut et le pouvoir central. Il a notamment nommé un Premier ministre issu du gouvernement de salut national. L’administration civile de HTC gérait Idlib ces dernières années, avec un gouvernement d’orientation islamique conservateur, composé uniquement d’hommes issus ou proches de ses rangs. Le nouveau Premier ministre assurera ses fonctions en tout cas jusqu’au 1er mars 2025 et dans l’attente du lancement du processus constitutionnel. 

HTC jouit d’une relative autonomie par rapport à la Turquie, contrairement à l’ANS (armée nationale syrienne), qui est contrôlée par Ankara et sert ses intérêts. Dans les campagnes militaires récentes, l’ANS sert une fois de plus principalement les objectifs turcs en ciblant les zones contrôlées par les FDS (Forces démocratiques syriennes) dirigées par les Kurdes et comptant d’importantes populations kurdes. L’ANS a, par exemple, capturé la ville de Tall Rifaat et la région de Chahba dans le nord d’Alep, ainsi que la ville de Manbij, auparavant sous la gouvernance des FDS, entraînant le déplacement forcé de plus de 150 000 civilEs et provoquant de nombreuses violations des droits de l’homme contre les Kurdes, notamment des assassinats et des ­enlèvements. 

De leur côté, les FDS, malgré leurs ouvertures à HTC, sont sous la menace toujours plus importante de la Turquie, dont l’influence s’est accrue en Syrie à la suite de la chute du régime Assad. La Turquie a deux objectifs principaux. Tout d’abord, elle veut procéder au retour forcé en Syrie des réfugiéEs syrienNEs en Turquie. Deuxièmement, nier les aspirations kurdes à l’autonomie et, plus particulièrement, saper l’administration dirigée par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie, l’Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES), ce qui créerait un précédent pour l’autodétermination kurde en Turquie, une menace pour le régime tel qu’il est actuellement constitué.

Il y a aussi divers groupes d’opposition armés dans le sud de la Syrie, séparés de HTC et de l’ANS, et qui ont joué un rôle dans la capture de la capitale Damas avant la chute du régime, tandis que le contrôle par HTC des régions de la côte syrienne, notamment Lattaquié et Tartous, n’est pas total.

Quel avenir pour la Syrie ?

Tout dépendra de la capacité des groupes démocratiques et progressistes à s’organiser face aux menaces à la fois internes des organisations armées autoritaires comme HTC et l’ANS, et externes (Turquie, Israël, et monarchies du Golfe, puissances occidentales et autres). L’étirement des forces de HTC et de l’ANS est potentiellement un avantage pour s’organiser au niveau local. Seule l’auto-­organisation des classes populaires luttant pour des revendications démocratiques et progressistes créera cet espace et ouvrira la voie à une véritable libération. Pour cela, il faudra surmonter de nombreux obstacles, de la fatigue de la guerre à la répression en passant par la pauvreté et la dislocation sociale. Pour faire avancer ces revendications, ce bloc démocratique progressiste devra construire et reconstruire des organisations populaires, des syndicats aux organisations féministes en passant par les organisations communautaires et des structures nationales pour les rassembler. Cela nécessitera une collaboration entre les acteurs démocratiques et progressistes de l’ensemble de la société. En outre, l’une des autres tâches essentielles consistera à s’attaquer à la principale division ethnique du pays, celle entre les Arabes et les Kurdes.

Il y a maintenant un espace, avec ses contradictions et ses défis, pour que les SyrienNEs essaient de reconstruire une résistance populaire civile à partir de la base et des structures alternatives de pouvoir. Et cela est déjà un grand espoir comparé au passé.

Propos recueillis par la rédaction