Publié le Samedi 15 décembre 2012 à 13h24.

Obama, les espoirs trahis de l’Amérique d’en bas

Par Henri Wilno

 

Barack Obama : un homme plein de bonnes intentions, mais bloqué à partir de la fin 2010 par une Chambre des représentants hostile ? Ou bien un président qui n’a jamais voulu se couper des classes dirigeantes et imposer des réformes, même limitées, qui leur déplairaient ? La balance pèse en faveur de la deuxième interprétation. Dès le début de sa présidence, Obama a commencé à tergiverser alors qu’il avait une majorité parlementaire.

Certes, le système politique américain est tout entier conçu pour protéger les intérêts en place. Le système de désignation des présidents favorise totalement ceux qui peuvent s’appuyer sur les grands partis et mobiliser des sommes d’argent pharamineuses pour se faire désigner candidat d’abord lors des primaires de chaque parti, ensuite durant la campagne présidentielle elle-même. Un président élu qui voudrait faire des réformes même limitées se trouverait confronté à trois verrous dans les institutions : le Congrès (représentants et sénateurs) aux majorités pas forcément accordées avec la couleur politique du président, la Cour suprême devant laquelle les opposants peuvent déférer ses réformes comme « contraires à la Constitution », et enfin les membres de son propre parti liés au business. Les campagnes électorales sont chères et sans plafond de dépenses, les candidats recherchent des sponsors et ceux-ci les tiennent ensuite.1

Roosevelt, lors de la crise des années 1930, se trouva confronté à tous ces obstacles. Il réussit à en surmonter quelques-uns, poussé par la profondeur de la crise économique qui mettait en péril le capitalisme, et par la pression des grèves et des manifestations. Roosevelt agissait pour sauvegarder les intérêts fondamentaux du système capitaliste mais, pour cela, il n’hésita pas à affronter certains des intérêts immédiats de l’establishment. Malgré le New Deal la crise perdura jusqu’à ce que l’Amérique mobilise son économie pour la Seconde Guerre mondiale. Mais la mise en scène de son action et quelques réformes sociales aux effets concrets lui donnèrent une popularité dans de larges secteurs populaires et lui permirent d’être réélu président à quatre reprises (dont trois en temps de paix). 

Une politique de renoncement

Comparé à Roosevelt, Obama a tout faux. Il a reculé sur tous les sujets, décevant les espoirs de 2008. L’abstention, notamment parmi les catégories populaires, a été un des facteurs de la victoire des Républicains aux élections parlementaires de la fin 2010. Obama souhaitait gouverner au « centre », il s’est en fait comporté comme un des fondés de pouvoir de Goldman Sachs.

En février 2009, il a fait adopter un plan de relance de 787 milliards de dollars. Limité au regard de l’importance de l’économie américaine, ce plan était aussi fondamentalement marqué par une logique libérale. Il excluait, par exemple, la création directe d’emplois par l’état fédéral comme ce fut le cas durant les années 1930 (ceci alors que sous l’impact de la crise et des restrictions budgétaires, le nombre d’employés du secteur public a diminué de 662 000 depuis septembre 2008 – dont 328 000 dans l’éducation)2. Par contre, 40 % des sommes du plan étaient constitués d’exemptions fiscales et de crédits aux particuliers et aux entreprises, inutiles du point de vue de l’emploi. Au final, ce plan a atténué la récession mais s’est révélé inefficace contre le chômage. Aujourd’hui, l’économie américaine compte encore près de cinq millions d’emplois de moins qu’avant le début de la crise. L’échec du plan Obama a ensuite été utilisé par les Républicains pour discréditer toute politique de soutien à l’emploi.

En mars 2009, Obama a reçu les dirigeants des treize principales banques américaines. Un des PDG reçus s’est confié à un journaliste : « Au point où on en était, il aurait pu nous ordonner n’importe quoi et on l’aurait fait. Mais il ne l’a pas fait : il voulait juste nous aider à nous en sortir, calmer la foule. » Les banquiers étaient soulagés : bien que les banques fussent encore sous perfusion de fonds publics (dans le cadre d’un programme lancé par Bush en octobre 2008), Obama n’avaient pas l’intention de leur imposer des réformes drastiques. Rassurés et sauvés, ils ont recommencé à distribuer d’énormes bonus à leurs dirigeants et traders et sont partis en guerre en 2010 contre les propositions, mêmes limitées, de régulation de la finance.

A ce moment, le déséquilibre entre la façon de traiter le dossier bancaire et celui de l’automobile devint évident. Les banquiers sauvés purent reprendre leurs affaires quasiment comme avant. Par contre, le gouvernement, en contrepartie de l’aide accordée à Chrysler et General Motors, fit pression pour une restructuration qui supprima des milliers d’emplois et remit en cause les salaires et avantages sociaux obtenus par les luttes des générations précédentes. Obama a sauvé les entreprises et sacrifié les travailleurs3.

Par contre, il n’entreprit rien pour supprimer les allègements des impôts des plus hauts revenus hérités de l’ère Bush. A partir de 2010, il bascula vers une politique d’austérité négociée avec les Républicains, répétant que dans ce cadre « tout devait être mis sur la table », indiquant par là qu’aucune dépense, même les programmes de protection sociale, n’avait vocation à échapper aux coupes budgétaires.

La nécessité d’un accord bipartisan devint un leitmotiv des interventions d’Obama qui se posait désormais en dirigeant responsable face aux ultralibéraux du Tea Party d’une part, et à la base démocrate d’autre part. Paul Krugman (économiste keynésien, prix Nobel d’économie) lui-même s’est indigné à cette époque de l’énergie mise par Obama à dénoncer les « puristes » de la gauche refusant des compromis allant prétendument dans le sens de l’intérêt national, mais en fait surtout favorables aux Républicains4.

A l’approche des élections, constatant l’intérêt suscité par le mouvement Occupy Wall Street (né en septembre 2011), Obama fit en 2011 un tournant verbal à gauche, essayant de ressusciter les fantômes de sa campagne de 2008.

La réforme de la santé

Le seul point sur lequel Obama a bataillé, c’est la réforme de la santé. En 2011, environ 58 millions d’Américains n’étaient pas couverts par une assurance-santé. Le texte adopté n’instaure pas une sécurité sociale pour tous : le système continuera de reposer sur un mélange d’assurances privées (liées à l’emploi) et de programmes publics. Il garantira désormais une couverture santé à environ 30 millions d’Américains supplémentaires, tout en en laissant 27 millions au bord de la route.

Les Américains auront l’obligation de s’assurer avant 2014, sous peine de se voir infliger des pénalités. Des subventions seront accordées par le gouvernement fédéral pour aider les familles aux plus bas revenus à payer leurs cotisations. Les entreprises de plus de 50 salariés qui ne fourniront pas de couverture devront également acquitter des pénalités. 

Le secteur des assurances privées va ainsi bénéficier de millions de nouveaux assurés subventionnés par les contribuables. Resteront non assurés, ceux qui ne se seront pas vus proposer une assurance correspondant à leurs moyens financiers, même avec les aides publiques, ainsi que les immigrés en situation régulière récents et les sans-papiers.

Ce dispositif, compliqué à comprendre pour l’Américain moyen, a permis à la droite républicaine de mener une campagne d’agitation, car pour une moitié des Américains au moins, il ne change rien. Cerise sur le gâteau : face aux manœuvres d’obstruction et pour que le texte soit adopté, en réponses aux demandes d’un sénateur du Nebraska, Obama a annoncé qu’il signerait un décret garantissant que la réforme ne modifierait en rien les restrictions interdisant l’utilisation de fonds fédéraux pour des avortements, ce qu’il a fait le 24 mars au lendemain de la promulgation de la loi. Au total, souligne Andrea Louise Campbell, professeur au MIT (Masssuchets Institute of Technology), même si la loi était appliquée en totalité, « du fait de ses carences, les États-Unis resteraient la seule nation industrialisée à ne pas avoir de vrai système national d’assurance-maladie ».5

Ceux d’en bas ont continué à subir le poids de la crise

Plus de cinq millions d’Américains ont perdu leur logement depuis le début de la crise immobilière en 2007. Ils étaient incapables de rembourser des dettes souvent assorties de taux d’intérêt prohibitifs. De plus, un certain nombre de ces saisies ont été faites à la va-vite dans des conditions juridiques douteuses. Obama aurait pu s’appuyer sur la colère populaire pour imposer aux banques des mesures énergiques d’aide aux propriétaires en difficulté. Mais il n’a rien fait en ce sens : il a préféré s’en tenir à un programme incitant les banques (sans aucune contrainte) à accorder des modifications de leurs prêts aux personnes en difficulté. Inutile de dire que ça n’a pratiquement pas marché, d’autant que l’administration n’a pas vraiment sanctionné les banques qui ne respectaient pas leurs engagements dans ce cadre6. Comme l’écrit Paul Krugman : « l’entreprise tout entière a tourné à la plaisanterie de mauvais goût : très peu d’emprunteurs ont été aidés, d’autres ont même fini encore plus endettés »7.

Du point de vue des inégalités la présidence d’Obama n’a pas signifié une rupture avec les tendances antérieures. Les inégalités sociales ont continué de s’accroître au détriment des couches populaires et notamment des Noirs. Ceux-ci sont presque deux fois plus affectés par le chômage que la moyenne (en septembre 2012, 13,4 % des Noirs sont au chômage contre 7,8 % pour l’ensemble de la population). La part de la richesse américaine détenue par la moitié la plus pauvre de la population a été pratiquement divisée par trois de 2001 à 2010, chutant de 2,8 % à 1,1 % en 2010 selon un rapport du Centre de recherche du Congrès des États-Unis. Parallèlement, les Américains les plus fortunés se sont enrichis : 1 % de la population possède désormais près de 35 % de la richesse nationale (+2 points de pourcentage) et les 10 % les plus riches en détiennent 75 % (+5 points). La récession a encore creusé le fossé. L’appauvrissement de la moitié la moins riche de la population s’est fortement accéléré à partir de 2007 et jamais depuis 1993, le pays n’a compté autant de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (15 % de la population en 2010). 

Selon le ministère américain de l’agriculture, 48,8 millions d’Américains subissent l’insécurité alimentaire, c’est-à-dire se trouvent dans l’incertitude d’avoir une alimentation suffisante. Le taux d’insécurité alimentaire s’est accru de manière dramatique entre 2007 et 2008, montant de 11,1 % à 14,6 %. Depuis, ce taux est resté relativement stable (14,5 % en 2010). April Morgan, responsable des services de proximité pour une organisation de lutte contre la faim située à Raleigh (Caroline du Nord), souligne : « II n’y a aucune raison que la faim persiste dans notre société, du moins dans ses proportions actuelles. Notre pays manque de la volonté politique de s’attaquer à la faim et à la pauvreté. Nos politiciens préfèrent le replâtrage aux solutions à long terme. La faim et la pauvreté sont des problèmes très graves, au niveau individuel, bien sûr, mais aussi pour la nation toute entière. Mais les crises de la faim et de la pauvreté ne sont pas considérées aussi importantes que les échecs de Wall Street, par exemple. La rapidité avec laquelle le Congrès en 2008 trouva 700 milliards pour secourir Wall Street est ahurissante, alors que des associations d’action contre la faim et la pauvreté militent sans cesse pour éviter la réduction des budgets des programmes bénéficiant aux Américains à faible revenu. »8

L’OCDE, non particulièrement suspecte de progressisme, souligne que les inégalités ne cessent de se creuser depuis 40 ans du fait de la stagnation des salaires bas et moyens et d’un système fiscal qui favorise les hauts revenus et les revenus du capital. Dans son rapport sur les USA9, elle note que « le taux d’imposition de la classe moyenne est resté relativement constant ou a légèrement augmenté, alors que le taux d’imposition moyen sur les revenus a sensiblement diminué pour les ménages les plus aisés, surtout pour les 1 % les plus riches et, au sein de cette catégorie de population, pour le nombre relativement restreint de ménages aux revenus extrêmement élevés. ». 

« Rien d’étonnant à ce que le soutien populaire à Obama se soit érodé. Les votants potentiels pensent que « le gouvernement » ne s’occupent pas vraiment de leurs problèmes alors que ce « gouvernement » est démocrate. Si encore les démocrates avaient défendu des réformes audacieuses perçues comme capables d’améliorer rapidement les conditions de vie, par exemple un programme de création d’emplois ou un vrai projet d’assurance-maladie universelle, les « gens ordinaires » leur auraient su gré d’avoir essayé même si ces projets avaient été rejetés par les républicains. Mais cela aurait supposé un parti démocrate ayant la volonté de remettre en cause au moins partiellement le statu quo, alors qu’en fait le projet d’Obama et de son entourage de financiers est de donner à ce statu quo et au néo-libéralisme une chance de survivre malgré la crise. »10 

1. Une conséquence de cette financiarisation de la politique est particulièrement frappante : sur 534 membres du Congrès (Sénat et Chambre des représentants), désormais 250 sont, selon le New York Times, millionnaires. La richesse moyenne des législateurs s’élève à 913 000 dollars – et augmente ; celle de l’Américain moyen est de l’ordre de 100 000 dollars – et descend. Source : blog de Michael C.  Behrent,  http://alternativesecono…

2. Center on Budget and Policy Priorities, http://www.cbpp.org/

3. Dianne Feeley, Sauver les entreprises, sacrifier les travailleurs, article publié sur le site de Solidarity (USA), traduction sur le site NPA Auto critique, http://www.npa-auto-crit…

4. Paul Krugman, Obama’s Hostage Deal, New York Times, 9 décembre 2010.

5.  Andrea Louise Cambell, Il a démocratisé l’assurance-maladie, Alternatives internationales, n° 56, septembre 2012.

6. Dans Immergluck, Il a laissé la crise immobilière au second plan, Alternatives internationales, n° 56, septembre 2012.

7. Paul Krugman, Sortez-nous de cette crise MAINTENANT !, Flammarion, 2012.

8. L’Amérique qui a faim, blog de Michael C. Behrendt, http://alternativesecono…

9. Études économiques de l’OCDE, États-Unis, Synthèse, juin 2012.

1. Lance Selfa, From Hope to Hopeless : The Democrats in the Obama Era, International Socialist Review, septembre-octobre 2012, http://newpol.org/node/4…