Publié le Mardi 5 juillet 2011 à 12h06.

Où va la Bolivie de Morales ? Une révolution en débat

Autrefois synonymes de résistance aux réformes néolibérales, les conflits sociaux n’ont guère cessé depuis qu’Evo Morales est arrivé au pouvoir, en 2005. La tendance est même plutôt à la hausse, un niveau record ayant été atteint en 2010 avec 811 conflits recensés1. Le chiffre a de quoi surprendre : le nouveau gouvernement n’était-il pas un gouvernement populaire, à l’écoute des revendications du mouvement social ?

N'oublions pas que le premier mandat de Morales (2006-2010) s’est caractérisé par une confrontation durable opposant le gouvernement à l’oligarchie de Santa Cruz et à la droite en général, principalement autour de la nouvelle Constitution : aux mobilisations de l’opposition visant à bloquer l’adoption d’un texte pouvant remettre en cause ses privilèges, ont succédé les marches paysannes chargées d’assurer la bonne tenue des sessions de l’Assemblée. Aujourd’hui, cependant, il s’agit bien d’une frange du mouvement populaire, proche de Morales par le passé, qui réinvestit la rue contre « son » président. Depuis la promulgation du nouveau texte constitutionnel, le 7 février 2009, c’est la question sociale qui refait surface.

Illustration des nouveaux contours de la contestation sociale en Bolivie, un mouvement en faveur d’une hausse des salaires a donné lieu en avril à une mobilisation significative sous l’égide de la Centrale ouvrière bolivienne (COB). Portées par des syndicats tels que ceux de l’éducation et de la santé, ces revendications ne sont pourtant pas nouvelles. Mais c’était dans une relative marginalité, jusqu’à récemment, que ces organisations arpentaient les rues de La Paz ou Cochabamba en défense des services publics – parfois même sans l’approbation de la majorité de la direction de la COB.

L’écho positif rencontré par le mouvement lancé par la COB, le 6 avril dernier, pour une hausse des salaires de 15 % montre que la défiance des secteurs populaires à l’égard de ces syndicalistes, taxés de « radicaux » par le passé, n’est plus de mise : la mobilisation a été nationale et plusieurs organisations sociales telles que les fédérations indigènes (CONAMAQ, CIDOB) lui ont publiquement apporté leur soutien.

Le mouvement social divisé

Et si les syndicats paysans restent majoritairement acquis au Mouvement vers le socialisme (MAS), le parti de Morales, le trouble est semé au sein du mouvement social. Alors que les organisations populaires avaient semblé unies tout au long du premier mandat de Morales (2006-2010), que ce soit pour défendre ensemble la constitution comme pour faire face à l’agressivité d’une opposition prête à se livrer à la politique du pire, certaines d’entre elles sont pourtant désormais en conflit ouvert. Autrefois membres à part entière du MAS, les enseignants exerçant dans les campagnes (maestros rurales) qui prenaient part à la grève de la COB ont ainsi fait l’objet d’une répression organisée par les syndicalistes paysans acquis au gouvernement : le 16 avril dernier, à Cochabamba, la fédération locale donnait l’ordre à ses affiliés d’exclure les professeurs grévistes de leur communauté au terme d’un délai de 48 heures2.

Les secteurs populaires favorables au MAS n’ont guère fait que relayer la criminalisation de la contestation sociale initiée depuis les plus hauts sommets de l’État : mi-février déjà, le vice-président Álvaro García accusait les dirigeants trotskistes à la tête des syndicats de l’éducation et de la santé de constituer « l’avant-garde politique de la droite […], l’extrême droite camouflée »3. Le 8 mai dernier, c’était au tour du président Morales de juger que la COB était « un instrument du néolibéralisme » en raison de ses revendications « irrationnelles »4.

Un développement économique « sous contrainte »

Cette analyse à charge contre le récent mouvement ignore pourtant que, si celui-ci a bénéficié d’une inhabituelle popularité, c’est parce que la population bolivienne fait face à une inflation record, sous l’ère Morales, de 11 % – et 18,5 % si l’on ne tient compte que des denrées de première nécessité5. Cette inflation galopante trouve ses origines dans l’annonce faite par le gouvernement de vouloir en finir, via un décret connu comme le gazolinazo, avec la subvention du diesel actuellement en vigueur. Sous la pression de la rue, la mesure a été finalement retirée dès le 31 décembre, mais le secteur agro-industriel en a tout de même profité au passage pour spéculer sur les prix des aliments6. Opposé dans un premier temps à toute compensation par les salaires, Morales a finalement concédé, le 18 avril, un « coup de pouce » de 11 % au terme d’une âpre négociation avec la COB.

On peut gager que ce mouvement ne restera pas sans lendemain car, au-delà des conditions de vie toujours plus difficiles, c’est bien la politique énergétique du gouvernement qui est la cible d’un feu nourri, tant de la part des organisations sociales que des experts qui critiquent la nationalisation des hydrocarbures entreprise par le gouvernement depuis le 1er mai 2006. En effet, si le gazolinazo était présenté comme une mesure nécessaire pour réguler le marché noir, ce décret avait surtout pour but à peine dissimulé de stimuler de nouveau le secteur des hydrocarbures, alors même que les multinationales sont suspectées d’avoir abandonné toute prospection et entraîné de fait une revue à la baisse des réserves de gaz estimées dans le pays7. Vue sous cet angle, la fin de la subvention du diesel constituait un véritable appel du pied à ces firmes en leur offrant un cadre de nouveau favorable à l’investissement, après une nationalisation pourtant modérée qui s’est résumée pour l’essentiel à une renégociation des contrats les liant à l’État, illustrée par la formule « Queremos socios, no patrones » (« Nous voulons des associés, pas des patrons »), chère à Morales.

Si la mesure phare du premier mandat de l’ex-dirigeant syndical a permis de garnir les caisses de l’État après vingt années de néolibéralisme débridé, et de financer par ce biais une série de politiques sociales à impact immédiat8, le secteur reste largement sous le contrôle des compagnies étrangères, qui ont constitué un frein à toute avancée sérieuse quant à l’industrialisation du gaz et n’ont guère cessé d’agir en « patrons » en Bolivie, dans les faits. Symbole d’une telle politique, le Brésil – dont l’entreprise nationale Petrobras est devenue la première opératrice du secteur des hydrocarbures en Bolivie dans les années 1990 (63 % des réserves boliviennes se trouvent sous son contrôle actuellement)  – a obtenu du gouvernement Morales que l’exportation de gaz bolivien, « à prix solidaire » et avec un volume fixe et garanti par contrat depuis 1996, soit maintenu. Il en résulte que la Bolivie continue à alimenter le voisin brésilien dans les grandes largeurs (par exemple, à hauteur de 80 % des besoins de l’État de São Paulo, le cœur de l’industrie brésilienne) pour un prix systématiquement en dessous des moyennes du marché mondial (de moins d’un dollar en 1992 à 4,3 dollars le million de mètres cube de nos jours). Cruelle ironie que de voir la Bolivie, pays où les connexions domiciliaires n’existent pas et où les bombonnes de gaz viennent à manquer de temps à autre, se « solidariser » avec le développement du Brésil...

La conséquence pratique de cette situation est que, loin de toute perspective d’industrialisation, le gouvernement a concentré l’essentiel de ses efforts vers le respect d’engagements pris par ses prédécesseurs – perpétuant de la sorte une politique économique fondée sur l’exportation des ressources naturelles, néfaste aussi bien au développement qu’au respect de l’environnement. De quoi s’interroger sur la possibilité de mener une politique « développementiste » en suivant les règles d’un jeu largement défini par des groupes capitalistes et des pays voisins qui agissent dans la région comme des « sous-impérialismes ».

Une opportunité pour l’émergence d’une gauche critique ?

La revendication d’une « vraie nationalisation » des hydrocarbures pourrait, aujourd’hui, constituer une bannière politique autour de laquelle structurer une gauche porteuse d’une critique anticapitaliste – une gauche qui, tout en faisant bloc avec le gouvernement lorsque celui-ci s’attaque aux privilèges des élites économiques, serait également capable de proposer une voie alternative face aux renoncements de l’exécutif, comme face à la bureaucratisation rapide de la nouvelle élite politique qui a accompagné Morales au pouvoir.

Une telle perspective n’a pourtant rien d’évident. La « vieille gauche », divisée entre l’opportunisme des courants communistes et le sectarisme des organisations trotskistes, ne semble pas avoir achevé la traversée du désert entamée dans les années 1980. En dépit de sa visibilité médiatique, la COB est quant à elle paradoxalement prisonnière de son propre corps militant, essentiellement composé de salariés, dont les préoccupations demeurent somme toute distinctes d’autres catégories pourtant majoritaires au sein de la population, tels les travailleurs de l’économie informelle, les paysans et les indigènes.

C’est pourquoi les défections au sein du MAS, qui se multiplient tant chez les intellectuels que parmi certains dirigeants, ne contribuent pas à l’émergence d’une gauche anticapitaliste. La tâche des militants de gauche en Bolivie, dès lors, s’apparente de plus en plus à un périlleux exercice d’équilibriste : s’il ne faut pas désespérer que la mobilisation actuelle puisse constituer le point de départ d’un renouveau de la gauche, elle doit d’abord et en premier lieu imposer à Morales et au processus actuel un indispensable « coup de barre » à gauche.

Hervé Do Alto