Le déclenchement des frappes aériennes russes en Syrie a ouvert une nouvelle phase dans le conflit. Cet article, qui en analyse le contexte et les conséquences, est repris du site de l’ISO étatsunienne (texte original http://socialistworker.o…, traduit par Jérôme Beuzelin)1.
L’intervention russe dans la guerre civile en Syrie ouvre un chapitre inquiétant dans un conflit qui a déjà coûté des centaines de milliers de vies et éparpillé plus de dix millions d’habitants dans et hors les frontières du pays.
Vladimir Poutine a dépeint l’entrée de la Russie dans le conflit comme « une coalition anti-hitlérienne », aux côtés des États-Unis et des autres pays occidentaux, contre les forces de l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EI) qui contrôle la Syrie orientale.
Cependant, les premières frappes russes, le 30 septembre, ne ciblaient pas l’EI mais d’autres groupes rebelles, qui ont combattu dernièrement sur deux fronts : contre le régime syrien du dictateur Bachar al-Assad et contre l’EI. Depuis, des rapports se multiplient, faisant état de civils tués sous les bombes russes.
Ces premières frappes ont non seulement révélé le véritable objectif de Poutine – renforcer le régime d’Assad, dernier allié significatif des Russes dans la région – mais également jeté une lumière crue sur la possibilité d’une confrontation musclée entre les Etats-Unis et la Russie, malgré les efforts des deux puissances nucléaires pour éviter d’entrer en conflit. Pour sa part, le gouvernement étasunien, ennemi proclamé du régime d’Assad […] n’a jamais fourni aux rebelles de soutien suffisant pour affronter l’armée syrienne.
L’entrée de forces armées russes aux côtés du régime a en réalité laissé le gouvernement US totalement à court de solution – et pendant ce temps, le bilan humain s’alourdit.
Ainsi la réémergence de l’affrontement entre empires rivaux de Russie et des Etats-Unis vient aujourd’hui s’ajouter comme une couche supplémentaire aux multiples conflits qui ravagent aujourd’hui la Syrie. Les racines en remontent à l’insurrection populaire contre Assad, inspirée des luttes du Printemps arabe de 2011 et des révolutions en Tunisie et en Egypte.
Là où d’autres dictateurs furent balayés, Assad put contre-attaquer, massacrant des manifestants pacifiques, forçant la militarisation du conflit et dressant le portrait d’une résistance toute entière aux mains des Etats-Unis, d’Israël et/ou de groupes rebelles sunnites décidés à éradiquer les Chiites et les autres minorités religieuses. Pour contribuer à diaboliser son opposition, Assad a cyniquement relâché des extrémistes sunnites de ses prisons, faisant le pari que ces combattants s’attaqueraient aux mêmes forces démocratiques que lui, tout en servant simultanément d’ennemi parfait à désigner aux fins de rassembler du soutien.
Un affrontement à trois
Le conflit en Syrie est en réalité un affrontement à trois entre le gouvernement d’Assad, des forces rebelles de différentes origines et l’EI. S’y ajoutent celui des kurdes syriens à la fois contre l’EI et la Turquie, ainsi que des escarmouches incessantes entre diverses factions armées rebelles ou djihadistes, aux soutiens tout aussi divers, des Etats-Unis à l’Iran, en passant par l’Arabie Saoudite et d’autres pays du Golfe. Dorénavant, avec les frappes aériennes russes en couverture, les troupes iraniennes pourront rejoindre les combattants du Hezbollah aux côtés des forces gouvernementales syriennes, dans une escalade militaire destinée à rendre le pouvoir au gouvernement central […]
Depuis le début du soulèvement syrien, en 2011, les représentants US ont publiquement déclaré que toute solution politique au conflit ne pouvait qu’entraîner la destitution d’Assad. Mais tant les Etats-Unis qu’Israël sont soucieux de préserver l’appareil d’Etat syrien. La raison en est simple : du point de vue de l’impérialisme occidental, toutes les autres options sont pires.
En 2012, la Russie aurait selon certaines sources proposé un départ négocié du clan Assad. Avec le régime apparemment sur le point de tomber, les Etats-Unis et les autres puissances occidentales ont rejeté cette offre, et passé leur temps à promouvoir les forces politiques et militaires qu’elles pensaient à mêmes de faire émerger un régime post-Assad stable.
Mais ce dernier réussit contre toute attente à tenir, par la répression la plus féroce et violente qui soit : barils de TNT largués des airs et autres tactiques de terre brûlée, dévastant des quartiers et régions entières, comme avertissement à tous que la résistance serait réprimée avec une poigne de fer.
Pendant ce temps, l’Etat Islamique – produit de la guerre civile barbare dans l’Irak voisin, elle-même largement le produit de l’invasion puis occupation militaire US – s’est constitué une place forte dans l’est de la Syrie, où avaient fui des millions de sunnites irakiens persécutés. Agrégeant des restes d’Al Qaeda en Irak, EI a recruté des combattants, acquis de l’expérience sur le champ de bataille et saisi suffisamment d’armes et d’argent pour devenir une force redoutable.
Aujourd’hui, si Assad a pu s’accrocher au pouvoir, son régime ne contrôle plus que 25 % du territoire syrien, une bande de terre très peuplée dans le tiers occidental du pays – pendant que l’EI, basé à l’Est, en contrôle près de la moitié.
Ni les frappes étasuniennes contre l’EI, ni le soutien aux Kurdes et à d’autres combattants n’ont pu changer l’équilibre des forces. Un autre volet de la stratégie de Washington – un programme de 500 millions de dollars visant à entraîner une force de 5000 combattants contre l’EI – a échoué de manière encore plus spectaculaire. Le mois dernier, témoignant devant le comité des forces armées du Sénat, le général Lloyd Austin, chef du commandement central US, a avoué que le programme n’avait jusqu’ici produit que « quatre ou cinq » combattants […]
Forces et faiblesses de Poutine
Et c’est là que Poutine fait son entrée […] Son coup d’audace a fortement inquiété Washington, les « faucons » aux affaires étrangères faisant pression sur Obama afin qu’il réagisse avec force aux « ingérences » poutiniennes en Syrie – comme si les Etats-Unis avaient seuls un droit inaliénable à désigner les pays autorisés à y opérer.
On se mit également à spéculer dans les médias : la Russie agissait-elle par force, faiblesse ou désespoir ? La réponse est probablement : les trois à la fois. Poutine a dans une certaine mesure été forcé d’entrer dans la partie suite au récent accord nucléaire entre les Etats-Unis et l’Iran, qui a normalisé les relations de ce dernier pays avec le reste du monde – le poussant ainsi hors de l’orbite de la Russie. Pour cette dernière, l’importance stratégique du régime Assad s’en trouve accrue d’autant.
Même si l’objectif le plus ambitieux de Poutine, celui de restaurer l’empire Russe, reste pour le moment hors de portée, son intervention syrienne lui a tout de même acquis une place à la table des discussions autour d’une éventuelle fin de partie en Syrie. Mais quels que soient ses handicaps actuels, l’emprise US sur le Moyen-Orient a été sévèrement affectée depuis sa désastreuse invasion de l’Irak en 2003, et l’occupation qui s’en est suivie.
En renversant Saddam Hussein, la guerre a bien donné un début de régime fantoche pro-US, mais elle n’aura ensuite abouti qu’à une retraite humiliantes des troupes combattantes en 2011 et à un renforcement involontaire de la domination régionale de l’Iran. Al Qaeda, qui n’existait pas en Irak avant l’invasion étatsunienne, a proliféré au sein de la résistance à l’occupation, et ré-émergé de la guerre civile et religieuse attisée par les Etats-Unis sous la forme de l’Etat Islamique […]
Le dernier coup de force de Poutine en Syrie est révélateur de l’affaiblissement du pouvoir US. Quelques-unes des réalisations de Poutine sont résumées ainsi par Ross Douthat, chroniqueur au New York Times : « Son annexion de la Crimée a par exemple soulevé pour Moscou une foule de nouveaux problèmes, à court et à long terme. Mais elle a également par un précédent significatif, posé des limites à la puissance américaine et occidentale. Contre-exemple à la première guerre du Golfe, elle a démontré que les frontières reconnues pouvaient toujours être redessinées par la force. Ses machinations syriennes, de la même manière, n’ont pas restauré le contrôle du régime d’al-Assad sur ce pays malheureux. Elles n’en ont pas moins tendu à prouver que la ligne américaine ‘‘Assad doit partir’’ n’est qu’un bluff vide de contenu, et qu’un régime peut franchir les lignes rouges tracées par Washington et néanmoins perdurer. »
Les limites d’une analogie
L’intervention russe en Syrie montre également les limites de l’analogie historique avec la « guerre froide » entre les Etats-Unis et l’URSS, à laquelle se sont référés des commentateurs de tous horizons.
The Economist, par exemple, réclame la reprise d’une offensive américaine, plus énergique et musclée, de la Syrie jusqu’en Afghanistan. « Même si tout cela ne relève encore que du théâtre politique, la Russie mène tout de même à sa plus grande offensive au Moyen-Orient, jusqu’ici domaine de l’Amérique, depuis que l’Union Soviétique en avait été évincée dans les années 70, » argumente le magasine.
Au même moment, Patrick Cockburn, chroniqueur au journal The Independant et expert du Moyen-Orient, célébrait le retour de la Russie dans le grand jeu diplomatique : « La guerre froide entre les Etats-Unis et les Soviétiques, et la compétition globale qui l’accompagnait, bénéficiait à la plus grande partie du monde. Les deux superpuissances s’efforçaient de soutenir leurs propres alliés et de prévenir le développement de tout vide politique que son adversaire pourrait exploiter. On ne laissait pas s’enkyster des crises comme aujourd’hui, car les Russes, comme les Américains étaient conscients du danger à les voir leur échapper totalement et provoquer une crise internationale. »
La vérité est que ce face-à-face entre superpuissances menaçait à l’époque le monde d’anéantissement nucléaire, et que la « compétition globale qui accompagnait » cette menace était loin d’être positive pour les pays où elle se déroulait. Tout cela mis à part, le désir de voir revenir cet affrontement est fondé sur l’illusion d’un retour vers le passé, et passe par pertes et profits les morts et destructions occasionnées par l’escalade du conflit au présent […]
Le vieux slogan « Ni Washington ni Moscou » est redevenu pertinent. Comme l’a écrit le révolutionnaire syrien Joseph Daher : « Il peut y avoir des contradictions entre différents acteurs régionaux, mais à la fin, les États-Unis voudront toujours maintenir un statu quo impérialiste au Moyen-Orient, puisque leur intérêt pour la région reste entier. C’est pourquoi nous devons nous opposer à tous les impérialismes (Etats-Unis, Russie ou autres), et à toutes les puissances sous-impérialistes (Arabie Saoudite, Iran, Qatar et Turquie) parce qu’ils sont tous opposés aux intérêts des classes populaires, et ne pas en choisir l’un contre l’autre en pensant viser le moindre mal. »
Eric Ruder
- 1. Le texte a été réduit pour les besoins de sa publication (coupes indiquées entre crochets). Les intertitres sont de notre rédaction.