Entretien. Député du Front populaire de Tunisie, Fathi Chamkhi milite également depuis sa fondation à RAID (Attac et Cadtm en Tunisie). Il a joué un rôle moteur dans le dépôt, le 14 juin, de la proposition de loi sur l’audit de la dette publique.
Quels sont les objectifs de la proposition de loi pour un audit de la dette publique ?
Cette initiative fait partie d’un programme plus large comprenant également la question du moratoire sur le service de la dette, ainsi que l’annulation souveraine de toute dette illégitime qui sera prouvée par l’audit.
Comment déterminer le caractère illégitime d’une dette ?
On dispose d’un certain nombre de références et d’expériences internationales à ce sujet. Nous avons notamment toute une batterie d’arguments juridiques, par exemple en vérifiant si la réglementation en vigueur a bien été respectée, si l’argent a bien été affecté conformément à ce que stipule le contrat, etc.
Je vais donner un exemple très concret qui a été débattu à la commission des finances de l’Assemblée. Il y a quelques jours, on nous a présenté un projet de loi concernant un prêt de la Banque africaine de développement (BAD). Son titre indiquait qu’il s’agissait d’un prêt de 268 millions d’euros qui sont supposés aller à un programme de renforcement du marché financier en Tunisie. Je suis intervenu pour dire notamment : « Tout d’abord, la commission n’est pas au courant de ce programme. Et ensuite, dans l’exposé des motifs, vous dites qu’il va servir à éponger le déficit budgétaire. Vous mentez, vous faites n’importe quoi ». Le ministre a alors déclaré : « Nous sommes un gouvernement qui dit la vérité, et effectivement, l’argent sera utilisé pour éponger le déficit budgétaire ». J’ai répondu : « Il s’agit d’une supercherie. Que va dire la BAD ? » Il m’a répondu : « Mais la BAD est au courant ! »
Ce genre de prêt fait partie de ceux que nous déclarons illégaux. Imaginons que l’objet d’un prêt soit la construction d’un hôpital, d’un barrage ou d’une école... et qu’il soit utilisé pour acheter des armes !
Quelles sont les différences entre les pratiques du gouvernement actuel et celles du régime Ben Ali ?
Tout ce qui était mauvais du temps de Ben Ali a été multiplié par 2, 5 ou 10. C’est paradoxal et pénible à dire, mais c’est la vérité. Ainsi, à la chute de Ben Ali en janvier 2011, le taux d’endettement était de 40 % du PIB. Il dépasse maintenant 62 %. De plus, avant 2011, la Tunisie s’enfonçait dans l’endettement et le caractère de la dette était odieux, mais ce que nous connaissons maintenant est pire : le solde de la dette a plus que doublé, passant de 25 milliards de dinars en 2010 à 56,6 milliards.
Et c’est la même chose à tous les niveaux. Si on prend l’exemple de la corruption, celle-ci existait sous Ben Ali. Mais elle était circonscrite à quelques familles de son entourage. Aujourd’hui, la corruption existe partout, avec le développement de véritables « seigneurs de guerre » dirigeant des réseaux mafieux, faisant de la contrebande en corrompant des douaniers. Certains ont mis la main sur des régions entières. Ils ont leurs propres députés qu’ils payent.
L’État tunisien est maintenant découpé en petits morceaux, partagé entre certains partis politiques, notamment les islamistes ou Nidaa, ainsi que par des réseaux criminels. Sous Ben Ali, l’État était unifié sous une même direction politique, celle du dictateur. Depuis février 2015, Ennahdha participe au gouvernement au côté de Nidaa, et il n’y a plus de centre unique de l’État. Une portion de l’État est avec les islamistes, et à travers eux, plus ou moins complaisante avec des salafistes, voire même des djihadistes : lorsqu’une opération est organisée contre une cellule djihadiste, il est déjà arrivé que celle-ci reçoive depuis le même appareil d’État des informations lui disant de ficher le camp.
À quoi est due l’aggravation de la dette ?
La Tunisie, comme beaucoup de pays, utilise en fait deux monnaies : la monnaie locale qui est utilisée pour les échanges sur le marché intérieur, et les devises pour les échanges avec l’extérieur.
Ces trente dernières années, on assiste au développement spectaculaire de la sphère de l’économie néocoloniale. Celle-ci a besoin de devises, car le dinar n’est pour elle qu’une « monnaie transitoire ». L’essentiel de la grande distribution est par exemple entre les mains de sociétés étrangères comme Carrefour, Géant, Bricorama, Ikea bientôt, etc. Ces sociétés réalisent leur chiffre d’affaires en dinars et ont en permanence besoin de devises pour convertir leurs dinars. Cette économie néocoloniale a pour cette raison besoin continuellement de devises. Avant 2011, ce stock de devises était alimenté par les exportations de phosphate, d’huile d’olive, le tourisme et l’argent envoyé par les Tunisiens travaillant à l’étranger. Aujourd’hui, ces ressources ont considérablement baissé, et c’est la dette qui les remplace. Son maintien est indispensable à la poursuite du régime en place.
Mais, pour permettre à la Tunisie d’augmenter considérablement son niveau d’endettement, les nouveaux emprunts ont été tous assortis de délais assez longs : « on vous donne l’argent aujourd’hui, et vous payerez dans 5, 7, voire 10 ans »... Nous sommes arrivés maintenant à l’heure de vérité : ces dernière années, nous étions en effet en train de payer les dettes laissées par Ben Ali. À partir de 2017, nous entrons dans l’ère du remboursement de celles contractées après 2011.
Les choses vont donc se corser. La Tunisie connaîtra en 2017 un premier défaut de paiement sur un emprunt fait auprès du Qatar. Le gouvernement tunisien a fait connaître son incapacité à rembourser cet emprunt de 1 milliard de dollars. Finalement les échéances ont été repoussées de quelques années. On ne connaît pas les termes de l’accord, mais il est certain que les Qataris ont obtenu en retour des contre-valeurs politiques.
Quel sort sera donné à cette proposition de loi ?
Les conditions objectives plaident en sa faveur : un tiers des députés a signé ce texte. Ils appartiennent à tous les groupes politiques sauf Ennahdha. Les islamistes sont en effet pris entre deux feux.
D’une part, ils cherchent à s’implanter dans une société qui les rejette. En novembre 2011, un certain nombre de Tunisiens avaient voté pour eux en grande partie parce qu’ils avaient été persécutés sous Ben Ali. Mais avec le temps, ils ont compris qu’il s’agissait d’un corps étranger à la société tunisienne, professant une idéologie dangereuse et pouvant également être corrompus. De plus, la répression subie en Égypte par les islamistes depuis juillet 2013 a fait une sacrée peur à Ennahdha qui redoute un rejet ou même une politique d’extermination à son encontre.
D’autre part, les islamistes savent que les pays occidentaux ne sont pas très confiants envers eux. Pour cette raison, Ennahdha veut donner des garanties fermes et solides en disant aux pays occidentaux : « vous pouvez nous faire confiance, nous sommes à fond pour les restructurations néo-libérales, on ne fera rien pour les entraver, vous pouvez nous faire confiance ».
C’est une position politique centrale d’Ennahdha. Si le choix leur était laissé, un certain nombre de députés d’Ennahdha signeraient la proposition de loi. Mais ce parti est doté d’une véritable direction, contrairement à Nidaa où chaque député n’en fait qu’à sa tête...
Propos recueillis et transcrits par Bertold du Ryon, Freddy Mathieu et Dominique Lerouge