Entretien. La section turque de la Quatrième Internationale, Sosyalist Demokrasi için Yeniyol [Cours nouveau pour une démocratie socialiste] a décidé de rejoindre le Parti Ouvrier de Turquie (TIP). Nous reproduisons ci-dessous l’entretien conduit par le site-info de TIP, İleri (En Avant) avec notre camarade Uraz Aydın, aujourd’hui membre de « l’assemblée du parti », l’instance de direction du TIP, élu lors de la conférence nationale des 29-30 janvier 2022.
Provenant d’une autre tradition politique, vous avez décidé de continuer votre combat dans le TIP. Comment s’est déroulé votre processus d’adhésion, comment avez-vous été accueilliEs ?
Nous avions déjà milité avec des camarades du TIP à diverses occasions. Déjà dans le Parti socialiste unifié (BSP) de 1994, puis dans le Parti de la liberté et de la solidarité (ÖDP) ; dans le Mouvement unifié de juin formé à la suite de la révolte de Gezi, ensuite dans la plateforme de soutien au HDP « Le Palais s’effondrera, Le Peuple vaincra » à l’occasion des élections de novembre 2015, et dans la Coordination unifiée du travail dans le but de former des assemblées ouvrières dans les usines en 2017. Depuis plus d’un an, nous sommes aussi engagés ensemble avec quelques autres courants révolutionnaires dans « Solidarités des travailleurs urbains » en vue d’organiser les secteurs les plus précaires du tertiaire.
Nous avons toujours privilégié la construction d’initiatives unitaires, et tenté qu’elles prennent un caractère permanent avec la perspective qu’elles débouchent sur la formation d’entités politiques. Nous sommes obligés de chercher les moyens de combattre ensemble, sans bien entendu oublier ce qui nous sépare au niveau des divergences stratégiques dans l’histoire du mouvement ouvrier international, mais sans non plus en faire des frontières indépassables. Nous ne défendons pas ceci par fétichisme de l’unité mais parce que nous pensons que la gauche radicale a besoin d’une recomposition pluraliste afin de contribuer à la construction d’un parti révolutionnaire de masse qui s’enracinerait au sein des masses laborieuses et deviendrait un acteur déterminant dans la lutte de classe. C’est ce que nous avons tenté de faire dans le BSP, dans l’ÖDP et aujourd’hui dans le TIP. Donc ce n’est pas parce que nous abandonnons une quelconque partie de notre héritage et de nos objectifs, mais c’est justement parce que le TIP correspond à notre perspective de construction organisationnelle que nous le rejoignons.
Peu de temps après votre adhésion au TIP, la Conférence préparatoire du « Congrès d’intervention » s’est tenue. Le processus du congrès s’est achevé le 13 février. La délégation de la conférence a lancé un appel au public : « Venez, prenons en main le destin de notre pays ». Quelle était la signification de cette conférence selon vous ?
Je pense que nos camarades qui ont été impliqués dans la construction du parti depuis le tout début l’apprécieraient mieux, mais en tant que quelqu’un qui a suivi avec intérêt l’évolution du parti, je l’ai vu comme une conférence où le TIP a réorganisé sa structure organisationnelle et sa stratégie politique selon un tournant politique qui sera probablement très tumultueux. Pour faire référence à son nom, on pourrait peut-être la désigner comme une conférence au cours de laquelle un parti tendant à être un foyer d’attraction pour les travailleurEs et les oppriméEs, a manifesté sa volonté d’intervenir dans l’histoire en fonction des besoins, des revendications et des aspirations de ceux d’en bas. Cependant, outre la question de l’intervention, mon impression de la conférence était qu’elle faisait également partie d’un processus de construction. Le Parti ouvrier de Turquie a réussi à s’imposer en peu de temps, a montré qu’il était candidat à être un acteur agissant dans la lutte des classes et a fait des pas substantiels dans cette direction. Cependant, je suis absolument d’accord avec ce qu’a dit le porte-parole et député du parti Erkan Baş : « Nous grandissons, il est important de grandir, bien sûr, mais l’essentiel est de s’organiser ». Par conséquent, à mon avis, cette conférence a souligné l’importance de mener ensemble l’intervention politique et la construction organisationnelle, en ne considérant jamais la construction comme achevée, et en la rendant permanente dans les interventions requises par la conjoncture et, bien sûr, dans les luttes de masse.
Comment pensez-vous que la conférence s’est déroulée ?
Personnellement, j’ai trouvé cela extrêmement enthousiasmant. Tout d’abord, le fait qu’elle ait eu lieu dans des jours où une série de résistances et grèves ouvrières ont surgi les unes après les autres a créé une atmosphère enthousiaste à la conférence. Pour moi, surtout la jeunesse de la délégation était vraiment surprenante. Bien que le TIP se démarque par ses interventions dans la lutte ouvrière, les discours des jeunes féministes, LGBTI+, des défenseurs des droits des personnes handicapées et des militants végétaliens à la tribune et leur volonté d’inclure les revendications de leur combat dans l’agenda du parti était impressionnant. Il valait également la peine de voir l’enthousiasme dans la salle lorsqu’un camarade de la région kurde, un employé d’une société de distribution d’électricité, a adressé ses salutations aux prisonniers politiques et à Selahattin Demirtaş (ex-porte-parole du HDP emprisonné depuis plus de cinq ans) à la fin de son intervention.
J’avais probablement assisté pour la dernière fois à un grand congrès il y a environ 15 ans, celui de l’ÖDP, un parti qui pourrait être considéré comme important (selon nos propres mesures). C’était le congrès d’un parti qui tendait à perdre, voire à amputer son pluralisme, un parti qui préférait se consolider dans les limites d’une affiliation politique unique. C’est un parti pour lequel nous avons travaillé dur pendant de nombreuses années, que nous n’avons pas hésité à critiquer tout en continuant à le construire, et ce fut une expérience vraiment douloureuse. Maintenant, des années plus tard, je viens d’assister à une conférence où un langage complètement différent, même plusieurs langages, était de mise ; certaines luttes, qui étaient encore très faibles à l’époque, se sont exprimées avec confiance en termes de force qu’elles ont acquise, et où la critique et l’autocritique ne manquaient pas. Il était également important pour moi de rencontrer un certain nombre de personnes que je connais de ma génération, du mouvement étudiant des années 1990, ou de différentes luttes et milieux politiques, ici dans les rangs du Parti ouvrier de Turquie.
Que signifient pour vous les résolutions prises à la conférence ?
Bien sûr, il y a une volonté de renverser ce régime et au-delà, de régler ces comptes avec l’ordre du capital, mais il semble qu’il y ait une volonté renforcée du fait d’avoir suscité beaucoup plus d’intérêt que ce qui était espéré lors de la création du parti. Face au soutien dont il bénéficie, venant non seulement d’individus déjà révolutionnaires et issuEs de différents courants du mouvement socialiste, mais aussi de personnes venant d’autres bords de l’échiquier politique, des ouvriers, des femmes et des jeunes, il tend à ouvrir encore plus ses rangs à la participation. Du moins c’est comme ça que je l’ai lu. Ceci, bien sûr, crée un terrain propice à l’approfondissement d’une culture politique pluraliste.
Les dirigeants du TIP expriment depuis un moment qu’ils sont pour une troisième alliance face à celles des deux camps bourgeois, celle d’Erdogan et celle de l’opposition. Il est question d’une alliance populaire qui se formerait avec le HDP et, si possible, avec d’autres partis de la gauche radicale en vue des élections présidentielle et législatives prévus pour 2023. Cette invitation est ici renouvelée et, plus largement, elle est adressée à tous les mouvements sociaux. Je pense que nos camarades députés, bien sûr, avec les efforts de tous les militantEs qui portent le fardeau du parti, ont établi un bon rapport entre le parlement et la rue. Et je suis d’avis que la volonté de porter les acteurEs des diverses luttes sociales à l’assemblée – à travers ses propres listes de candidatEs – est une perspective très cohérente, bien sûr, tant que le lien organique avec la base est préservé et qu’il nourrit les luttes dans la rue.
Propos recueillis par Tugay Candan