Publié le Mercredi 4 mars 2020 à 13h26.

Turquie : signes d’épuisement de l’hégémonie islamo-nationaliste et défis pour l’opposition

« Mes enfants ont faim ! Je veux un travail ! » s’était écrié Adem Yarici (42 ans) avant de s’immoler devant la préfecture de Hatay, près de la frontière syrienne. Yarici n’est pas le premier à recourir au suicide pour échapper à cette souffrance quotidienne due au chômage, à la pauvreté et à une vie de plus en plus chère.

Il y quelques mois, en novembre, trois familles avaient eux aussi fait le choix tragique de se donner la mort, collectivement, pour ne plus vivre dans la misère et la dette. Au moment où ces lignes sont écrites, nous apprenons également le suicide d’un jeune étudiant, précédé d’un chauffeur de camion.

 

La récession continue à frapper

Il n’y a aucun signe de redressement de l’économie. Le FMI prévoie une inflation de 13 % pour 2020 alors que l’augmentation des salaires pour le public reste au niveau de 6 %. Le SMIC représente moins d’un tiers du montant correspondant au seuil de pauvreté monétaire et dépasse tout juste le seuil de famine, tandis que 45 % des travailleurs (enregistrés) travaillent au SMIC. Le taux de chômage avoisine les 13 % et atteint les 30 % chez les jeunes. La situation financière qui avait déjà pénalisé l’AKP lors des élections municipales de 2019, où le bloc oppositionnel remporta les mairies d’Ankara et Istanbul après 25 ans de règne islamo-nationaliste, semble continuer à affaiblir le bloc d’Erdogan constitué par l’AKP et son allié d’extrême-droite, le MHP. Si les deux partis arrivent toujours, selon les sondages, à totaliser aux alentours de 50 % des voix (40 % pour l’AKP et 10 % pour le MHP), les liens de l’électorat conservateur avec l’AKP sont de plus en plus faibles et les démissions du parti se comptent par centaines de milliers. La structure interne du parti est en haillons. Le culte de la personnalité autour du Président (de la République et du parti) Erdogan a entrainé une course « au plus Erdoganiste » où toutes les formes de réflexion autonome furent éliminées, ce qui favorisa l’éloignement et parfois l’excommunication explicite des anciens cadres et militants du parti pour qui l’AKP devait représenter autre chose qu’un clan des adeptes d’Erdogan.

Parmi ceux-là, Ahmet Davutoglu, l’ancien premier ministre, vient de fonder son parti, le Parti de l’avenir, sur un programme « conservateur-démocrate ». L’ancien Ministre de l’économie Ali Babacan, parrainé par l’ancien Président de la république Abdullah Gül, va lancer aussi son propre parti. Son orientation va privilégier le redressement des rapports avec l’Union Européenne. Ces deux scissions ne semblent pas, pour le moment, être en mesure de former des alternatives de poids face à l’hégémonie d’Erdogan mais auront sans doute, à moyen terme, un impact dans l’affaiblissement de l’AKP.

 

Polariser pour régner 

Pour surmonter ces crises multiples et combinées, le Réis joue, encore et toujours la carte de la polarisation-criminalisation-répression, le tout surdéterminé par une vision conspirationniste et accompagné d’une arrogance égocentrique. Il fut un temps où les tensions internationales et les offensives militaires pouvaient assurer une consolidation sur la base d'une mobilisation chauvine. Aujourd’hui ce n’est plus vraiment le cas. L’envoi de mercenaires islamistes étrangers en Lybie ne suscite, par exemple, aucun enthousiasme patriotique dans la population… Fort de sa domination quasi-totale sur les médias, le Président peut toutefois lancer de nouveaux sujets épineux à tours de bras, histoire d’occuper l’opinion publique, de fustiger sévèrement l’opposition et masquer pour quelque temps le désarroi économique auquel fait face son administration. La plus réussie de ces tentatives a été celle du lancement du projet de Canal Istanbul qui consiste littéralement à « casser » la métropole en deux afin de construire un nouveau Bosphore qui relierait la mer de Marmara à la Mer Noire. Un projet pharaonique (estimé à 11 milliards d’euros), insoutenable et éco-destructeur. Mobilisée sous le slogan « soit le Canal, Soit Istanbul », l’opposition, avec Ekrem Imamoglu – le maire de la métropole – en première ligne, est accusée de faire le jeu des puissances occidentales et de servir contre l’intérêt national…

 

Le défi de l’opposition

Après la terrible vague de répression contre toute sorte d’opposition qui avait sévi au lendemain du coup d’État raté en 2016, il n’est toujours pas possible de parler d’une « normalisation ». Chaque évènement positif pour les forces démocratiques – surtout au niveau judiciaire – est directement suivi d’actes en sens contraire. Un exemple récent : le philanthrope Osman Kavala, accusé d’avoir financé la révolte de Gezi de 2013 et ayant passé plus de deux ans en détention provisoire, a été de nouveau arrêté quelques heures après son acquitement pour son rôle présumé dans le coup d’État raté de 2016… L’état d’urgence continue à fonctionner de facto, notamment contre le mouvement kurde dont plusieurs milliers de dirigeants et militants sont toujours derrière les barreaux et dont des dizaines d’administrations municipales ont été accaparées par le régime. Toutefois l’alliance entre les divers secteurs de l’opposition – nationalistes, républicains, islamistes, pro-Kurdes, extrême-gauche – qui avait permis la conquête des mairies d’Ankara et Istanbul semble vouloir se maintenir afin d’infliger le même revers aux forces islamo-nationalistes d’Erdogan au niveau national en cas de nouvelles échéances électorales. Mais ne nous y trompons pas, il sera extrêmement difficile de la préserver et le régime fera tout son possible pour le briser à son maillon le plus faible, le mouvement kurde.