Alors que la crise actuelle que nous vivons pose avec urgence la question de la rupture révolutionnaire, la question des oppressions que subissent des fractions de notre classe semble en être un moteur essentiel.
En effet, le vendredi 10 juillet, des foules de personnes et en majorité des femmes se sont réunies un peu partout en France pour protester contre la nomination de Gérard Darmanin et Eric Dupond-Moretti, comme ministre de l’Intérieur et Garde des sceaux dans le nouveau gouvernement Macron-Castex et réclamer la démission de ce gouvernement. Alors que depuis des semaines maintenant, les mobilisations antiracistes (contre les violences policières et pour la régularisation des sans-papiers) ont non seulement pris un caractère de masse, mais ont aussi permis de remettre en cause une structure essentielle de l’État au point que des revendications telles que le désarmement de la police ne semble plus du tout propagandiste.
Le confinement a accentué ou dévoilé aux yeux de tout ce qui existait déjà au préalable : l’extrême violence des rapports intrafamiliaux, dans la construction de la famille capitaliste, et un racisme d’État exacerbé dans une période de crise du système. La transformation qu’a subie l’État vers un État autoritaire depuis plusieurs années a rendu de plus en plus visible le rôle de ses institutions, en particulier celle de la police. C’est aussi de cette situation politique particulière ouverte par la crise économique de 2008 que sont nées des mobilisations massives sur les questions d’oppressions, comme nous n’en avions pas connu depuis des dizaines d’années.
Une crise entre réaction et radicalité
La crise a ouvert d’une part de fortes mobilisations de la classe ouvrière, que ce soit sur la scène internationale ou en France, mais d’autre part un retour à l’ordre moral et à la réaction assez fort, comme l’a montré la Manif pour tous en France ou la victoire des extrêmes droites et des droites populistes dans de nombreux pays du monde. Les conséquences pour les personnes opprimées sont très concrètes, comme en témoigne encore le dernier rapport de SOS Homophobie.
Cependant, la situation matérielle des personnes opprimées (les femmes, les personnes LGBTI ou les personnes racisées) s’est considérablement modifiée lors des cinquante dernières années dans les pays impérialistes. Les luttes d’émancipation et anticoloniales ont permis de modifier les oppressions notamment au moyen d’une législation spécifique. La conséquence est que ce n’est pas un phénomène général : certaines femmes, personnes LGBTI ou personnes racisées peuvent accéder au pouvoir, à une part du capital et a minima à une part d’intégration de façon autonome.
Les groupes constituant les personnes opprimées, s’ils n’ont jamais été homogènes, pouvaient a minima faire converger des intérêts communs dans une période où par exemple toute femme était réduite à l’autorité du père ou du mari comme c’était le cas au début du capitalisme. Aujourd’hui la convergence hypothétique d’intérêts des femmes issues de la bourgeoisie qui ont accès à l’autonomie aux intérêts des ouvrières, des précaires ou des femmes migrantes, qui n’ont pas accès à cette autonomie, est plus éloignée que jamais.
Mais la fragmentation et la multiplicité d’identités ne tient pas au seul fait de la division des classes sociales, ou de l’intégration, de la possibilité d’accession à une part du capital pour les opprimés issus des classes dominantes. Cette fragmentation est due à l’incapacité du mouvement ouvrier à d’une part construire des organisations de la classe qui en soient le reflet (incluant massivement part non blanche de la classe, les personnes trans, les lesbiennes, les gays, etc.), de l’autre à obtenir des victoires pour l’ensemble de la classe. Nous souffrons aujourd’hui de l’absence de cette possibilité de victoire qui seule permettrait de faire l’expérience collective et commune qu’ensemble il est possible de construire une autre société.
Les mouvements contre les oppressions naissent en ce moment dans un contexte où le mouvement ouvrier organisé semble incapable de construire des résistances face à la réaction et au pouvoir autoritaire.
Ces mouvements ont la particularité de poser la question du système dans lequel nous vivons. Les mobilisations féministes, en s’attaquant à la question des violences sexistes, s’attaquent à la question de ce qui permet la reproduction sociale, c’est-à-dire les conditions de la reproduction du capital. Le mouvement Black Lives Matter partout dans le monde s’attaque au racisme structurel de l’État, en particulier de la police et donc au système pénal dans son ensemble. Mais si ces mouvements posent la question de la rupture avec le capitalisme, la réponse n’est pas encore révolutionnaire.
D’ailleurs le lien actuel entre ces deux mouvements, s’il existe, n’est pas aussi simple, tant des pans du mouvement féministe ne proposent qu’une réponse judiciaire et pénale au problème des violences, réponse qui lorsqu’elle est appliquée par le gouvernement vise en premier lieu les hommes des classes populaires et/ou racisés.
La société que nous construisons est une société débarrassée des oppressions
Ces oppressions, que ce soit le racisme, ou l’oppression des femmes et des personnes LGBTI, servent le système capitalisme et font partie de son ADN pour lui permettre de faire du profit en produisant de la main-d’œuvre moins payée, et qui assument aussi la question des tâches de reproduction sociale.
Le combat pour une société égalitaire ne peut pas exister sans une bataille contre les oppressions. Certaines tendances dans le mouvement ouvrier tendent à limiter l’analyse des oppressions à un but utilitariste de division de la classe prolétaire par le système capitaliste, et l’enjeu de mobiliser sur ces questions à un enjeu de seule unité de la classe. Si le constat est vrai, car effectivement les oppressions divisent les prolétaires, la raison première ne devrait pas être celle-là. C’est au contraire parce que nous nous battons pour une société égalitaire, pour une société communiste, que nous pensons que la lutte contre les oppressions fait partie intégrante de notre combat communiste.
Le projet de société que nous construisons doit donc mettre en son cœur des revendications qui réorganisent les tâches de reproduction sociale d’une part, et qui permettent de construire d’autres familles ou d’autres manières de concevoir nos désirs afin de permettre l’émancipation de chacun et chacune.
En réalité, les oppressions, si elles sont liées à un besoin matériel du système capitalisme, ne partiront pas en un claquement de doigts, parce qu’elles ont été ancrées par l’idéologie dominante sur des générations : la gestion collective des tâches, de l’éducation des enfants, mais aussi la construction d’autres manières d’éduquer, feront partie des clés pour faire émerger une société émancipatrice. La réponse aux violences ne pourra pas reposer sur la répression ou sur la notion de punition, mais devra bien être de construire là aussi des manières collectives de gérer ces problématiques en refusant l’individualisation du crime.
Aujourd’hui, les personnes LGBTI sont considérées minoritaires dans la société. Ce qu’ont produit les mouvements LGBTI en termes d’émancipation sexuelle, de remise en cause des rôles genrés, nous permet de comprendre à quel point ces luttes-là ne sont pas utiles qu’à nous, seules personnes concernées, elles construisent là aussi un autre projet de société.
En 2003, le congrès mondial de la Quatrième Internationale votait une résolution qui nous donne des éléments essentiels pour comprendre le lien entre les luttes des opprimés et l’émancipation de toutes et tous :
« Dans notre combat contre les conceptions étroites et aliénantes de masculinité, féminité et sexualité, nous tendons à une société où le genre ne sera plus une catégorie centrale dans l’organisation de la vie sociale, et où les concepts d’hétérosexualité et d’homosexualité, dans la mesure où ils subsistent, ne charrieront plus aucune conséquence légale ou économique. Nous tendons à une socialisation multiforme des diverses fonctions assumées aujourd’hui par la famille : responsabilité collective et communautaire pour la prise en charge des enfants et des infirmes ; une économie qui ne contraigne pas les gens à s’exiler de leurs communautés locales ; diverses formes de foyers et de coopération avec les collectivités locales ; et diverses formes d’amitiés, de solidarité et de relations sexuelles. »
C’est-à-dire que notre combat pour une société émancipée mais surtout pour une société émancipatrice est intrinsèquement lié au combat des personnes LGBTI. Le projet de société que nous construisons n’est pas un projet clé en main, il sera aussi ce qu’en feront les travailleuses et les travailleurs, mais nous pouvons d’ores et déjà dire que les catégories de genres, de sexe ou de sexualité si elles existent encore n’auront plus de conséquences et ne devront plus être le fondement des normes sociales oppressives et violentes. Dans le même sens, nous ne pouvons pas dire de manière certaine ce que serait une société communiste mais nous pouvons d’ores et déjà affirmer que les tâches de soin, de reproduction sociale, ou liées à l’éducation se feront avec une socialisation importante.
Se doter d’une stratégie pour renverser le capitalisme
Discuter de la société que l’on veut construire est nécessaire, mais cette discussion ne peut voler en l’air sans stratégie pour y arriver. Or, cette période de crise doit rouvrir des discussions stratégiques sur la rupture révolutionnaire. Mais ces discussions ne doivent pas avoir lieu en dehors des luttes d’émancipation. Le mouvement féministe, le mouvement LGBTI et le mouvement antiraciste ont toute une série de questionnements stratégiques à se poser. Dire cela ne veut pas dire que les mouvements contre les oppressions ne doivent pas avoir leur autonomie, avec leurs propres agendas, indépendants du mouvement ouvrier. C’est toujours une nécessité afin de ne pas être à la remorque d’un mouvement ouvrier qui peine à construire d’une part une riposte et d’autre part un mouvement travaillant à l’unité de la classe. Mais si ces mouvements sont des moteurs œuvrant à la rupture révolutionnaire, celle-ci surgira de l’ensemble de la classe, c’est pourquoi la stratégie de ces mouvements doit s’allier à la discussion d’un programme et des mesures transitoires sur la question des oppressions.
En 1938, dans le Programme de Transition, Léon Trotsky abordait déjà la question des femmes et de la jeunesse, mais les mesures transitoires n’étaient certainement pas abouties.
Aujourd’hui dans les mouvements féministes et LGBTI, les revendications se cantonnent encore trop souvent à être pensées dans un cadre réformiste, ou pire dans le cadre des institutions telles qu’elles existent (par exemple la revendication d’une loi cadre pour les violences faites aux femmes), ou au contraire comme des revendications maximalistes et propagandistes (la fin du patriarcat, ou de l’hétérosexualité en tant que système) qui ne permettent pas de faire le pont entre programme d’urgence et projet de société. Or la question des mesures transitoires féministes, antiracistes, ou LGBTI est un élément clé qui devrait nous permettre de creuser des brèches au moment où les mouvements de masse des opprimés peuvent être le moteur, l’étincelle d’une révolte globale.
Les traditionnelles divisions qui ont lieu dans le mouvement féministe aujourd’hui se font dans le cadre d’un débat biaisé dont les jeunes générations ont en partie compris que les réponses ne se trouvaient pas là. Dans la jeunesse, les positionnements qui visent à retirer toute autonomie de pensée aux femmes musulmanes voilées ou aux femmes travailleuses du sexe, sont extrêmement minoritaires.
Pourtant des débats vont se poser qui auront une importance dans la prochaine période et auxquels les révolutionnaires devront pouvoir apporter des réponses.
Le premier questionnement se situe sur la question de la classe et de l’autonomie des groupes des opprimés. Nous l’avons dit un peu plus haut aujourd’hui moins que jamais les groupes d’opprimés ne peuvent constituer des groupes homogènes. Des divisions ont toujours existé au sein de ces groupes et c’est d’ailleurs ce constat qui a fait le succès du féminisme dit « intersectionnel », mais au-delà des rapports complexes qui existent entre les différentes oppressions qui fondent diverses identités, c’est le rapport de classe qui reste déterminant, justement parce que femmes, personnes racisées, ou LGBTI issuEs du prolétariat ne vivent plus du tout le même type d’oppression. Jamais il n’y a eu moins de raison de parler de classes de femmes tant les femmes bourgeoises et les femmes issues de la classe ouvrière ne possèdent pas le même type d’autonomie par exemple pour sortir de la violence. Or, l’accès à l’autonomie financière des opprimés devraient être une des revendications urgentes et essentielles des mouvements d’émancipation, malheureusement c’est encore loin d’être le cas.
Le deuxième point saillant des débats commence à poindre autour des revendications sur les questions des violences et de l’impunité. Au-delà des éléments sur la prison et la Justice que nous avons déjà abordés, c’est bien le rapport à l’État qui se pose. Si nous pouvons arracher des victoires et des mesures urgentes à l’État, la question des violences policières devrait poser au mouvement ouvrier dans sa globalité le rapport à l’État. L’État est structurellement raciste, sexiste, homophobe et transphobe. Évidemment, en tant que militantEs anticapitalistes et révolutionnaires, nous sommes pour la destruction de l’État, mais en réalité, dès maintenant nous construisons non seulement un rapport de force face à l’État, mais nous devrions nous donner les moyens de construire des structures hors de l’État et autogérées.
Enfin, le dernier point qui semble important de discuter est le rapport à la famille, dont la réponse est loin d’être aisée. Le confinement a montré à quel point l’instance famille hétérosexuelle entretient des rapports violents. Cependant parce que la contradiction est propre au capitalisme, la famille peut être aussi un rempart à la violence du système : violence économique, raciste… La transformation de la famille nucléaire hétérosexuelle, en laissant place à d’autres formes de sociabilités, d’amour, d’éducation des enfants, ne devrait pas attendre la révolution, surtout quand on peut voir à quel point dans un moment de crise la PMA peut être repoussée sans que le mouvement ouvrier bouge d’un pouce.
Ces débats sont autant de points qui doivent être approfondis, mais surtout ils doivent permettre dans les prochains mois de faire l’objet d’expériences et de mises en pratique. Si nous faisons l’analyse que la crise va s’accélérer, il est probable que les mouvements contre les oppressions continuent d’exploser. La question que nous devons nous poser est comment faire que ces mouvements non seulement convergent, mais construisent des ruptures, soient des moteurs du changement de société.
Nous devons acter trois éléments essentiels :
• Nous construisons à partir du mouvement réel des collectifs, des organisations, comités militants des premiers et premières concernéEs par leurs oppressions.
• Ces collectifs doivent chercher à associer et entraîner largement, c’est pourquoi nous ne cherchons pas à ce que tous les éléments stratégiques y soient tranchés, mais le rapport à l’État et aux institutions doit être clarifié : « ne pas faire confiance à la Justice / à la police » est un minimum dans une période où le rapport au système pénal est visible.
• Ces collectifs, comités et organisations doivent chercher à organiser l’autogestion des oppriméEs pour améliorer leurs conditions matérielles : l’ouverture de centres contre les violences par exemple, en dehors des institutions, de lieux d’hébergement pour les LGBTI en rupture familiale… permettent de construire des contre-modèles à la société dans laquelle nous vivons.