Publié le Lundi 4 février 2019 à 11h54.

« Chaque personne qui insultait un Gilet jaune insultait mon père », par Édouard Louis

Nous reproduisons, avec l’aimable autorisation de son auteur, un texte publié par l’écrivain Édouard Louis au mois de décembre, en réaction aux discours dominants sur le mouvement des Gilets Jaunes. 

Depuis quelques jours j'essaye d'écrire un texte sur et pour les Gilets jaunes, mais je n'y arrive pas. Quelque chose dans l'extrême violence et le mépris de classe qui s'abattent sur ce mouvement me paralyse, parce que, d'une certaine façon, je me sens personnellement visé.

J'ai du mal à décrire le choc que j'ai ressenti quand j'ai vu apparaitre les premières images des Gilets jaunes. Je voyais sur les photos qui accompagnaient les articles des corps qui n'apparaissent presque jamais dans l'espace public et médiatique, des corps souffrants, ravagés par le travail, par la fatigue, par la faim, par l'humiliation permanente des dominants à l’égard des dominés, par l'exclusion sociale et géographique, je voyais des corps fatigués, des mains fatiguées, des dos broyés, des regards épuisés.

 

« Phénomène habituel de perception différentielle de la violence »

La raison de mon bouleversement, c'était bien sûr ma détestation de la violence du monde social et des inégalités, mais aussi, et peut-être avant tout, parce que ces corps que je voyais sur les photos ressemblaient aux corps de mon père, de mon frère, de ma tante... Ils ressemblaient aux corps de ma famille, des habitants du village où j'ai vécu pendant mon enfance, de ces gens à la santé dévastée par la misère et la pauvreté, et qui justement répétaient toujours, tous les jours de mon enfance : « Nous on ne compte pour personne, personne ne parle de nous ». D’où le fait que je me sentais personnellement visé par le mépris et la violence de la bourgeoisie qui se sont immédiatement abattus sur ce mouvement. Parce que, en moi, pour moi, chaque personne qui insultait un gilet jaune insultait mon père.

Tout de suite, dès la naissance de ce mouvement, nous avons vu dans les médias des « experts » et des « politiques » diminuer, condamner, se moquer des Gilets jaunes et de la révolte qu’ils incarnent. Je voyais défiler sur les réseaux sociaux les mots « barbares », « abrutis », « ploucs », « irresponsables ». Les médias parlaient de la « grogne » des gilets jaunes : les classes populaires ne se révoltent pas, non, elles grognent, comme des bêtes. J'entendais parler de la « violence de ce mouvement » quand une voiture était brûlée ou une vitrine cassée, une statue dégradée. Phénomène habituel de perception différentielle de la violence : une grande partie du monde politique et médiatique voudrait nous faire croire que la violence, ce n'est pas les milliers de vie détruites et réduites à la misère par la politique, mais quelques voitures brûlées. Il faut vraiment n'avoir jamais connu la misère pour pouvoir penser qu'un tag sur un monument historique est plus grave que l'impossibilité de se soigner, de vivre, de se nourrir ou de nourrir sa famille.

Les gilets jaunes parlent de faim, de précarité, de vie et de mort. Les « politiques » et une partie des journalistes répondent : « Des symboles de notre République ont été dégradés ». Mais de quoi parlent ces gens ? Comment osent ils ? D'où viennent ils ? Les médias parlent aussi du racisme et de l'homophobie chez les gilets jaunes. De qui se moquent-ils ? Je ne veux pas parler de mes livres, mais il est intéressant de noter que chaque fois que j'ai publié un roman, j'ai été accusé de stigmatiser la France pauvre et rurale justement parce que j’évoquais l'homophobie et le racisme présents dans le village de mon enfance. Des journalistes qui n'avaient jamais rien fait pour les classes populaires s'indignaient et se mettaient tout à coup à jouer les défenseurs des classes populaires.

 

« Les classes populaires représentent la classe-objet par excellence »

Pour les dominants, les classes populaires représentent la classe-objet par excellence, pour reprendre l'expression de Pierre Bourdieu ; objet manipulable du discours : de bons pauvres authentiques un jour, des racistes et des homophobes le lendemain. Dans les deux cas, la volonté sous-jacente est la même : empêcher l'émergence d'une parole des classes populaires, sur les classes populaires. Tant pis s'il faut se contredire du jour au lendemain, pourvu qu'ils se taisent.

Bien sûr, il y a eu des propos et des gestes homophobes et racistes au sein des gilets jaunes, mais depuis quand ces médias et ces « politiques » se soucient du racisme et de l'homophobie ? Depuis quand ? Qu'est-ce qu'ils ont fait contre le racisme ? Est-ce qu'ils utilisent le pouvoir dont ils disposent pour parler d'Adama Traoré et du comité Adama ? Est-ce qu'ils parlent des violences policières qui s’abattent tous les jours sur les Noirs et les Arabes en France ? Est-ce qu'ils n'ont pas donné une tribune à Frigide Barjot et à Monseigneur je-ne-sais-plus-combien au moment du mariage pour tous, et, en faisant cela, est-ce qu'ils n'ont pas rendu l'homophobie possible et normale sur les plateaux de télé ?

Quand les classes dominantes et certains médias parlent d'homophobie et de racisme dans le mouvement des gilets jaunes, ils ne parlent ni d'homophobie ni de racisme. Ils disent : « Pauvres, taisez-vous ! » Par ailleurs, le mouvement des Gilets jaunes est encore un mouvement à construire, son langage n'est pas encore fixé : s'il existe de l'homophobie ou du racisme parmi les gilets jaunes, c'est notre responsabilité de transformer ce langage.

Il y a différentes manières de dire : « Je souffre ». Un mouvement social, c'est précisément ce moment où s'ouvre la possibilité que ceux qui souffrent ne disent plus « Je souffre à cause de l'immigration et de ma voisine qui touche des aides sociales », mais « Je souffre à cause de celles et ceux qui gouvernent. Je souffre à cause du système de classe, à cause d'Emmanuel Macron et Édouard Philippe ». Le mouvement social, c'est un moment de subversion du langage, un moment où les vieux langages peuvent vaciller. C'est ce qui se passe aujourd'hui : on assiste depuis quelques jours à une reformulation du vocabulaire des Gilets jaunes. On entendait uniquement parler au début de l’essence, et parfois des mots déplaisants apparaissaient, comme « les assistés ». On entend désormais les mots inégalités, augmentation des salaires, injustices.

Ce mouvement doit continuer, parce qu'il incarne quelque chose de juste, d’urgent, de profondément radical, parce que des visages et des voix qui sont d'habitude astreints à l'invisibilité sont enfin visibles et audibles. Le combat ne sera pas facile : on le voit, les gilets jaunes représentent une sorte de test de Rorschach sur une grande partie de la bourgeoisie ; ils les obligent à exprimer leur mépris de classe et leur violence que d’habitude ils n’expriment que de manière détournée, ce mépris qui a détruit tellement de vies autour de moi, qui continue d’en détruire, et de plus en plus, ce mépris qui réduit au silence et qui me paralyse au point de ne pas réussir à écrire le texte que je voudrais écrire, à exprimer ce que je voudrais exprimer.

Mais nous devons gagner : nous sommes nombreuses et nombreux à se dire qu’on ne pourrait pas supporter une défaite de plus pour la gauche, et donc pour celles et ceux qui souffrent.

 

Extrait d’une interview d’Édouard Louis accordée à l’Humanité

« Je suis né dans les années 1990, et c’est un des premiers mouvements réellement populaires auquel j’assiste en France. J’ai vécu de très importantes mobilisations étudiantes, lycéennes, mais il se passe quelque chose de radicalement inédit avec les gilets jaunes, de profondément juste et radical. Il est crucial de soutenir ce mouvement, d’en faire partie, de le transformer le plus possible. Il y a eu des propos racistes et homophobes de la part des gilets jaunes, mais le mouvement social peut changer ces perceptions. Le mouvement politique, c’est précisément le moment où les personnes se transforment. C’est ce que Sartre avait dit à propos de Mai 68 : il y avait sans doute des ouvriers racistes en 68, comme Claire Etcherelli le décrit dans Élise ou la vraie vie, mais justement 68, c’est le moment où, grâce au mouvement social, les ouvriers se rendent compte que les Noirs ou les Arabes pauvres vivent les mêmes difficultés, la même violence qu’eux à beaucoup de niveaux. Le mouvement social est le moment de la reconfiguration des perceptions politiques, comme un moment où le temps s’accélère.

Quand j’étais enfant, les gens autour de moi votaient souvent au premier tour FN, et au deuxième tour, pour la gauche, si le FN était éliminé. Signe que les gens souffraient de la pauvreté, de l’impossibilité de se soigner ou de se nourrir, ils cherchaient les manières de dire « je souffre ». Il y avait une sorte de tension permanente : Est-ce que « je souffre à cause des migrants ? » ou est-ce que « je souffre à cause des politiciens, des gouvernants au pouvoir ? ». Je ne diminue pas l’importance de la violence raciste ou homophobe. J’ai écrit deux livres là-dessus, pendant toute mon enfance on m’a traité de pédé et comme beaucoup de personnes LGBT, mon enfance a été détruite à cause de ça. Mais justement parce que ça existe, la gauche a une responsabilité immense de créer un autre langage, d’autres manières de penser. »

L’Humanité, 7 décembre 2018.