Bien sûr, ce scrutin s’y prêtait tout particulièrement : pas d’enjeu visible de pouvoir, donc toute licence d’exprimer un vote protestataire, et le FN qui apparaissait comme le seul grand parti à s’opposer frontalement à l’Union européenne, cette machinerie antipopulaire portée à bout de bras, dans notre pays, par « l’UMPS » et ses représentants aussi inefficaces que corrompus.
Il reste que le vote d’extrême droite s’enracine et s’étend. Notamment, ce qui doit le plus attirer notre attention, dans un secteur des classes populaires. Que les jeunes, les ouvriers et les salariés du privé soient les catégories sociales qui aient le moins voté conduit à relativiser des conclusions parfois hâtives, mais n’autorise pas à tirer un trait sur le fait que, parmi les votants, ce sont elles qui ont donné au FN ses plus forts pourcentages.
Le sondage Ifop publié le 27 mai par L’Humanité renforce le malaise. Selon lui, 25 % des salariés se considérant « proches » (certes pas membres) d’un syndicat et s’étant rendus aux urnes le 25 mai y ont déposé un bulletin du parti d’extrême droite ; parmi eux, 22 % des « proches » de la CGT, 17 % de ceux de la CFDT, 33 % de FO et… 27 % de Solidaires (la direction de Solidaires a émis une protestation véhémente).
Le rejet et le repli
Dans leur immense majorité, ces votants ne sont évidemment pas des fascistes. Clémentine Autain a assez bien résumé le ressort du vote Front national : « il incarne un moyen d’exprimer à la fois le rejet du système en place et la tentation du repli, du retour à l’ordre ancien face aux désordres actuels, au manque de perspective, au durcissement des conditions de vie. »1 Ou, comme l’écrit Willy Pelletier, « le bulletin FN exprime alors la hantise d’être précipité dans le monde auquel ils entendaient échapper, une manière de conjurer le déclassement collectif vécu dans l’isolement, en s’écartant symboliquement des plus proches objectivement. »2
A ce caractère diffus et idéologiquement fragile correspondent les difficultés du Rassemblement bleu marine à se construire un appareil et dans ce cadre à trouver des candidats fiables. On avait vu, avant les municipales, plusieurs cas d’exclusion ou mise à l’écart de candidats pris en flagrant délit de démonstrations nazies ou excessivement racistes, désormais totalement passées de mode. Juste après les européennes, il y a eu la situation étonnante de cette deuxième de liste dans la région Grand Ouest, élue par conséquent députée européenne, et que la direction du FN a contrainte à démissionner parce qu’elle s’était publiquement déclarée favorable… au vote des ressortissants étrangers !
Un produit de la crise
En l’absence de menace en provenance du mouvement ouvrier, et alors que l’Etat assure sans difficulté ses fonctions au service des possédants, ceux-ci n’ont nullement besoin aujourd’hui d’une force de type fasciste. De plus, tout le grand capital continue à défendre l’Union européenne et l’euro, en s’opposant ainsi à un élément central du discours et de la politique du FN. Pour la bourgeoisie, celui-ci est bien moins une solution qu’un problème. En particulier, la crise des deux partis d’alternance du système, PS mais aussi UMP, est maintenant un sujet de préoccupation majeur au sein des cercles capitalistes dirigeants.
La montée du parti lepéniste est une expression directe de la crise – économique, sociale et politique. Mais qu’il ne soit ni une force fasciste, ni une option de rechange pour la bourgeoisie, ne le rend nullement inoffensif. Son implantation durable dans la société, et jusque dans un secteur du monde du travail, pourrait rendre encore plus difficiles les tâches déjà complexes de reconstruction du mouvement ouvrier, sans parler de la nécessaire alternative politique anticapitaliste et internationaliste.
D’autant que, dans notre camp, les phénomènes de décomposition sur lesquels le FN prospère sont non seulement objectifs – avec l’effacement des solidarités ouvrières comme produit de l’atomisation et de l’éclatement des collectifs de travail –, mais aussi éminemment politiques. De ce point de vue, l’échec dans les deux derniers scrutins de toutes les forces qui s’opposent sur la gauche à la politique du gouvernement (et dans ce cadre, naturellement, le nôtre), constitue un appel urgent à la réflexion et à l’action.
Jean-Philippe Divès
Notes