Publié le Mardi 17 juin 2014 à 09h16.

Mains sales, profil bas : le FN au pouvoir

Malgré des scores électoraux souvent confortables, les possibilités offertes au FN de mettre en application son programme ont été rares. La divine surprise se présente lors des élections municipales de 1995 et 1997: quatre villes du sud de la France tombent entre ses mains. Le Front entend y démontrer qu’il est à même de gouverner. Marignane, Orange, Toulon puis Vitrolles seront donc ces « villes laboratoires »…

Éminemment symbolique, la préférence nationale est tout d’abord déclinée localement en préférence toulonnaise, orangeoise... Avec la finesse d’une pelleteuse, elle sera mise en application dès l’arrivée de Catherine Mégret à la mairie de Vitrolles. Une allocation de naissance de 5000 francs réservés aux enfants de parents français ou ressortissants de l’UE est instaurée dès janvier 1998. Condamnée pour discrimination par le tribunal d’Aix-en-Provence, la municipalité déclare que la loi est mauvaise: il faut donc « élire de nombreux députés FN à l’Assemblée nationale, afin de la changer » pour appliquer cette « gestion de rupture ». Dans les autres mairies, cette discrimination sera mise en œuvre de façon moins spectaculaire : les certificats d´hébergement nécessaires pour les demandes de visa seront ainsi beaucoup plus rarement délivrés et les mariages binationaux bloqués.

En fait de préférence nationale, c’est avant tout une politique de préférence familiale… et politique qui sera mise en œuvre. Tous les postes clé sont ainsi attribués à des proches, les fameux « copains et coquins » vitupérés par Jean-Marie Le Pen quand il parle des autres. Licenciant à tour de bras, les municipalités frontistes font du népotisme et du clientélisme un principe de gestion. Parmi les plus symboliques, Catherine Mégret1 remplace son mari dans son fauteuil de maire, André-Yves Beck2 est promu attaché à la communication, Mario d’Ambrosio, responsable de la mort d’Ibrahim Ali à Marseille en 1995, est embauché à sa sortie de prison...

Cette politique se double, économies obligent, d’une baisse « idéologique » des subventions accordées aux maisons de quartiers, aux associations et aux structures jugées hostiles : à Toulon, les budgets destinés aux associations qui interviennent auprès des populations issues de l´immigration sont réorientés vers les anciens combattants ou les pieds-noirs, celle du Centre communautaire israélite est supprimée mais celle de la Société des amis des chats augmente de 40 000 francs, tandis que le Secours populaire n’en obtient que 8 000. Idem pour la FCPE, l’association de lutte contre le sida Aides (une « association d’« homosexuels »)...

A Toulon toujours, les budgets dédiés aux fournitures scolaires et au sport baissent de 25 %, aux affaires sociales (désormais gérées dans les quatre villes par des associations amies) de 10 %. A Marignane, les Restos du cœur voient leur aide supprimée et Simonpieri transfert les sommes jusqu’alors versées à une association d’aides aux devoirs vers une association créée par sa mairie. Celle-ci se félicite alors qu’« aucun Maghrébin, aucune personne étrangère ou d’origine étrangère non européenne ne [se soit] présentée à nos services. Cela doit être l’effet dissuasif du label FN ».

 

Austérité… mais pas pour tout le monde

Ayant fait de la baisse des impôts un des axes majeurs de leurs campagnes, les mairies FN vont se proclamer exemplaires en la matière. Comme il n’existe pas de petites économies, tous les moyens sont bons : diminution des budgets alloués aux travaux de voirie, au ramassage des ordures ménagères, à l´éclairage public, mise en service du chauffage retardée dans les écoles publiques, cantines scolaires réservées aux enfants dont les deux parents peuvent prouver qu’ils ont un emploi...

Si les coups pleuvent sur les classes populaires, qu’elles se consolent : leurs efforts vont profiter à l’entourage frontiste. Explosion des « frais de bouche » à Vitrolles, à Orange dépenses « à caractère familial » pour les époux Bompard – spa, parfums, cigares, instruments de musique, literie... Les avantages en nature pleuvent également : logements de fonction attribués « à titre gratuit », 33 véhicules de fonction acquis entre 1998 et 2001...

Mais pour mettre en œuvre une politique municipale calamiteuse, il faut des moyens ! Alors à Toulon, les charges de personnel augmentent de 31 %, tandis que Vitrolles compte 30 % de personnel municipal de plus qu’ailleurs. Côté sécuritaire, si le nombre d’éducateurs chute, celui des policiers municipaux et l’artillerie qui les équipe explosent dans les quatre villes.

Bilan des courses : les baisses d’impôts proclamées s’avèrent un pur mensonge. A Marignane, Orange et Toulon les impôts locaux augmentent. La chambre régionale des comptes rend un rapport accablant sur la gestion de Marignane et Vitrolles. En 2001, Toulon est surendettée. Incapables d´élaborer un budget, les élus FN avaient pourtant eu recours pour cela à des cabinets privés.

 

La culture au rebut

Un certain nombre de mesures relevant avant tout d’actes symboliques vont également être prises. Vitrolles devient « Vitrolles en Provence »3 et le drapeau provençal est remplacé par l’ancien drapeau royal des comtes de Provence. Des rues sont débaptisées : l’avenue Salvador Allende devient ainsi l´avenue Mère Térésa, l’avenue Jean-Marie Tjibaou (dirigeant indépendantiste kanak assassiné en 1989) est remplacée par l’avenue Jean-Pierre Stirbois (dirigeant du FN mort en 1988)…

Les mairies frontistes vont par ailleurs se montrer extrêmement actives dans le domaine de la culture et lui appliquer leur conception « civilisationnelle » de l’art : sus à la culture « rap-tag-Lang », place au folklore ! Chantre de l’identité provençale, Raimu est mis à toutes les sauces. Plus généralement, les financements jusqu’alors attribués à « la culture vivante » se déplacent vers « le patrimoine » : à Orange, Bompard suspend le financement du festival d’opéra et de musique classique Les Chorégies ; la salle de concerts Le sous-marin est murée à Vitrolles ; Régine Juin, responsable du cinéma Les lumières, est licenciée pour « refus d’obtempérer »4 ; le 11e festival de la bande dessinée d’Orange, auquel on demande 56 000 francs de location de salle, doit déménager...

Se développent en revanche des concours en tous genres : fanfare, danse de salon, chant et même… Fête du cochon ! Tout cela dans le but d’enraciner « une jeunesse dans la culture toulonnaise »5.

Le sort réservé aux bibliothèques dans ces quatre villes est symptomatique: si une tripotée de publications voient leurs abonnements supprimés – Le Monde, Libération, mais également Okapi ou Je bouquine –, d’autres remplissent les présentoirs vidés : Présent, Identité, Eléments, Krisis... rejoints par les ouvrages de Brasillach et Julius Evola... Sous la pression, les bibliothécaires quittent les lieux ou sont remplacés par des proches des équipes municipales.

Vingt ans plus tard, un silence tonitruant pèse, de la part du FN mais également des médias, sur cette pathétique mais néanmoins instructive séquence. 

 

Et maintenant ?

Depuis le 30 mars 2014, dix municipalités ont à nouveau un maire FN, une onzième ville (Béziers) ayant élu Robert Ménard, non encarté mais élu sur une liste soutenue par le Front. Pour sa part, la « Ligue du Sud » de Jacques Bompard gère désormais quatre municipalités dans le Sud-est de la France.

Selon Marine Le Pen, il ne serait pas question de répéter les erreurs commises il y a vingt ans. Elle a ainsi réfuté l’idée de « laboratoires »: les futures municipalités gérées par le FN auront pour tâche de développer une politique locale et non de mettre en œuvre des directives idéologiques venant d’en haut. Il ne faudrait pas s’attendre cette fois-ci à une épuration des bibliothèques ou du personnel municipal6. Il n’en demeure pas moins que le FN a créé une cellule de recrutement de cadres de l’administration territoriale, destinée à encadrer des personnels volontaires pour travailler dans une mairie frontiste.

Le FN semble donc vouloir axer sa politique municipale sur son marronnier : la recherche d’économies. Dans la nouvelle ville « phare » d’Hénin-Beaumont a été annoncé un « vaste plan d’économies à partir de 2015 »... mais également une baisse de la taxe d’habitation de 10 %. Cette baisse devant s’effectuer sur la base d’un pourcentage fixe, elle avantagera avant tout les plus fortunés. La Cour des comptes ayant manifesté son désaccord – Hénin-Beaumont cumule 30 millions d’euros de dette pour 26 000 habitants –, le maire Steeve Briois a répliqué qu’il allait « chercher des subventions à l’endroit approprié ». Par exemple auprès de l’UE !

Cette « chasse au gaspi » n’attendant pas, des coupes ont d’ores et déjà eu lieu : baisses des subventions versées à l’UL CGT et à la FCPE à Villers-Cotterêts, fin de la mise à disposition gratuite d’un local à la LDH à Hénin-Beaumont…

Coté mesures spectaculaires pouvant servir de « marqueurs » idéologiques, le FN s’est pour le moment davantage retenu qu’il y a vingt ans. Cependant, en guise de bonne volonté adressée à son électorat le plus raciste, il a déjà annulé la commémoration de l’abolition de l’esclavage à Villers-Cotterêts, interdit aux forces de gauche d’effectuer un dépôt de gerbe le jour de la commémoration de la déportation à Mantes-la-Ville, dont le maire, Cyril Nauth a annoncé par ailleurs qu’il s’opposera au projet de salle de prière musulmane, agréé par la municipalité précédente. A Béziers, ce sont des militants d’extrême droite réputées « radicaux » qui ont été nommés à des postes de direction. 

Entre un électorat qui réclame des mesures visibles, les aspirations des élus et les ambitions nationales d’une Marine Le Pen en quête de respectabilité, les contradictions sont donc nombreuses. Deux des maires FN du Var fraichement élus7 ont commencé à taper dans les caisses dès leurs prises de fonction...

 

Bertold du Ryon et Raoul Guerra

 

Notes

1 « Talentueuse » épouse de Bruno Mégret, alors numéro deux et idéologue du FN, candidat à Vitrolles mais jugé inéligible.

2 Troisième voie, Nouvelle résistance...

3 Décision annulée par la préfecture...

4 Refus de déprogrammer une série de court-métrages sur le thème « L’amour au temps du Sida ».

5 Selon le bulletin municipal « Le Toulonnais », n° 17 de décembre 1996. 

6 « Pour supprimer des postes, nous allons attendre que des gens partent, en retraite ou pour d’autres raisons. » 

7 « Philippe de la Grange [Le Luc, 83] a augmenté de 15 % son indemnité et celle de ses adjoints. A Cogolin, Marc-Etienne Lansade s’est octroyé une enveloppe mensuelle de 1 250 euros pour ses «frais de représentation».» « Le Figaro», 24 avril 2014.