Les municipales sont les pires élections pour le FN : difficulté à trouver des candidats, absences de programme, de notables et d’élus sortants, etc. Et pourtant il a franchi cette première marche, préparant ainsi son succès des européennes.
Le FN, parti-fantôme dans une grande partie du pays, a « un très gros électorat mais un tout petit appareil » (Perrineau). Anticipant la situation, il a préparé ces élections dés l’après-présidentielle : tournée de Marine Le Pen en 2013, nomination de Nicolas Bay et Steeve Briois comme responsables, formation des têtes de liste, remplacement de nombreux secrétaires départementaux (SD) incompétents (presque la moitié l’ont été en 3 ans), ouverture de dizaines de permanences…
Si le Front a procédé à une sélection de ses candidats avec entretien et extrait de casier judiciaire (en écartant par exemple les identitaires les plus connus), néanmoins les nombreux scandales (pages facebook racistes, tatouages nazis, un proche de Dieudonné sur la liste à Paris 12e, candidats inscrits malgré eux) indiquent qu’ils n’ont quand même pas été trop regardants. Le FN a aussi servi de déchetterie à la droite en recyclant un nombre relativement important de rebuts de l’UMP, comme à Paris, Avignon, Reims ou Strasbourg. De même, certaines de ses têtes de liste seront issues de la Manif pour tous (Annecy, Saint-Malo) et même discrètement de la mouvance identitaire (Le Mans, Chassieu) ou de l’Action française (Paris 4e).
Au final, le FN a pu aligner 596 listes et couvrir presque le tiers de la population. L’implantation rurale est encore très faible : le FN ne s’est présenté que dans 174 communes de moins de 9 000 habitants (sur 35 600). Signe de la faiblesse militante, il n’a pas pu constituer de listes dans des villes où ses scores de 2012 lui assuraient pourtant une forte probabilité d’avoir des élus. Il aura cependant présenté plus de 20 000 candidats au total. A noter la réussite militante des fédérations dynamiques du FN : le Pas-de-Calais, le Var ou la Seine-Maritime, qui triplent le nombre des listes présentées par rapport au meilleur niveau de 1995.
De plus, le FN pourrait obtenir des élus discrètement. Comme le disait le SD de l’Ardèche : « On va faire de l’entrisme (...) Nous avons des candidats mais ils ne se révéleront qu’une fois élu maire. » Un premier cas s’est présenté dans le village du Hamel (Oise) où le maire a annoncé son appartenance au FN... après son élection.
Si on a encore eu dans de nombreuses villes des candidats qui ne faisaient pas campagne, il y a eu toutefois une vraie intervention dans les zones de force du FN (Hénin-Beaumont, Moselle, Var, Vaucluse). Voulant se donner une image de gestionnaire, le Front n’a pas mené une campagne idéologique et a souvent présenté un programme que n’aurait pas renié la droite classique : réduction des impôts, vidéosurveillance ou augmentation du nombre de policiers municipaux. Peu de propositions « dures » sur l’immigration ou les Roms, et une volonté de ne pas choquer l’électeur. La démagogie n’est toutefois pas toujours restée au vestiaire : utilisation de faits divers d’agression à Arcueil ou Paris, programme anti-mosquée à Fréjus ou Bordeaux.
Percée dans des communes populaires
Au premier tour, le FN récolte 14,8 % en moyenne dans les villes où il se présentait, arrivant en tête dans 17 villes et dépassant les 30 % dans 26 villes. 323 listes du Front se sont qualifiées pour le second tour en obtenant plus de 10 %. Le plus inquiétant étant la percée bien réelle dans des communes populaires : Hayange (30 %), Elbeuf (35 %), Petit-Quevilly (33 %), Forbach (35 %), Echirolles (21 %), Hellemmes (26 %), Carmaux (23 %) et bien sûr Hénin-Beaumont et Marseille-Nord. Ces résultats valident la démagogie d’une Marine Le Pen se présentant comme « la voix du peuple ».
De toute évidence, la crise profite au FN. Depuis des mois, celui-ci se nourrit du désespoir d’une partie de la classe ouvrière qui espère trouver dans ses réponses simplistes une solution à un quotidien insupportable. La présence de syndicalistes sur les listes FN (à Elbeuf, Dijon ou Fougères par exemple) est un signal à prendre au sérieux. Même si les études sociologiques montrent que l’électorat ouvrier du Front est d’abord un électorat populaire de droite qui s’est radicalisé, il y a aussi, dans l’Est et le Nord, un électorat FN composé de « gueules cassées » de la mondialisation, de la désindustrialisation, de la souffrance sociale, des fermetures de services publics, des difficultés à se soigner, pour qui « c’était mieux avant ». Le géographe Christophe Guilluy a théorisé l’existence de cette France « périphérique » où vivent 65 % de la population française dans une quasi invisibilité.
Ces territoires sont ceux de la relégation de populations chassées des villes par le prix de l’immobilier, des perdants de la mondialisation. Éliminées socialement et géographiquement, ces classes populaires ne font plus partie d’une société qui continue sans elles. Cette France « cassée » a divorcé d’avec une gauche qui l’a trahi mille et une fois. Désormais massivement abstentionniste, une partie de ces catégories populaires s’est toutefois saisi du vote FN comme seul moyen d’exprimer sa « plainte sociale ». Un électeur ouvrier sur trois a voté Marine Le Pen à la présidentielle (et presque un sur deux dans certaines régions).
Ne nous y trompons pas : l’immense majorité des électeurs populaires du FN ne veulent pas le retour du régime de Vichy, ils veulent que ça change, ou au minimum qu’on les écoute un peu. En ce sens, il ne sert à rien de dénoncer en boucle le populisme tant qu’on ne répond pas aux problèmes populaires. Pour une chômeuse d’Hénin-Beaumont, le « front républicain » apparaît d’abord comme le programme commun des élites, droite et gauche confondues, pour ne rien changer.
Les défis à relever pour arracher les catégories populaires de l’intoxication FN sont immenses : pointer les vrais responsables de leur mal-vivre, redonner un espoir à gauche et une place dans la société pour notre classe. Sinon, une population sans avenir ni espoir continuera à voter FN pour exprimer sa colère tant que la question sociale restera le tabou absolu de la gauche. Symbole de cette confusion : Steve Briois, à peine élu, installant le buste de Jaurès dans son bureau de maire FN ...
Victoire dans des villes malades
Au second tour, en plus d’Hénin-Beaumont et d’Orange (car l’extrême-droite peut aussi gagner dés le premier tour !), la « droite nationale » l’a emporté dans une quinzaine de villes et villages. Le FN a gagné dans des villes malades, cumulant souvent une corruption généralisée, un clientélisme à peine dissimulé, un chômage plus élevé que la moyenne et une lourde insécurité. Il a leurré un certain nombre d’électeurs en se présentant comme une alternative.
Le plus grand échec du Front dans ces municipales restera de ne pas avoir réussi à faire exploser la droite classique. Alors que le monde médiatique prédisait des accords d’entre deux tours, il n’en a rien été. Si cela s’explique en partie par le niveau élevé du vote UMP dès le premier tour, il faut aussi noter un phénomène de « vote utile » clandestin. En effet, une fraction des électeurs FN du premier tour s’est transférée à droite quand la victoire sur la gauche semblait possible : cela a été le cas à Belfort, Tourcoing et plus encore à Aubagne où le Front a perdu la moitié de son score entre les deux tours, de nombreux électeurs frontistes choisissant de voter utile contre un maire communiste. De quoi relativiser le discours sur un Front «ni à droite, ni à gauche» : c’est bien plutôt « ni à gauche, ni à gauche » pour un FN qui participe du bloc des droites, mais en concurrence avec l’UMP. Les jeux interdits du PS visant à utiliser le FN pour diviser la droite en triangulaire n’auront pas suffi, même si cela a permis aux socialistes de gagner à Strasbourg, Avignon ou Clermont-Ferrand.
Si le FN gagne dans des villes populaires historiquement de gauche (Hénin-Beaumont, Hayange, Mantes-la-Ville, Marseille 7), il a aussi réussi dans des villes solidement ancrées à droite (Fréjus, Beaucaire). Certains maires FN ont des profils «classiques» (comme l’ancien parachutiste Briffaut ou Stéphane Ravier à Marseille), mais d’autres sont plus atypiques comme l’ouvrier Engelmann, le prof Cyril Nauth à Mantes-la-Jolie ou encore les deux homosexuels. Ces élections sont aussi l’arrivée aux responsabilités d’une nouvelle génération de cadres qui n’ont pas les mêmes obsessions que les anciens.
Les risques de l’institutionnalisation
Un enjeu pour le FN va maintenant être de garder le contrôle sur ses élus : en 1995, il n’avait pratiquement aucune influence sur les politiques des maires qu’il avait fait élire. Le parti qui adore l’ordre ayant étonnamment une forte tradition d’indiscipline...
Marine Le Pen, arrivera-t-elle à garder le contrôle ? Voire à piloter les mairies FN ? Les premières incohérences des maires FN (sur les indemnités des élus ou les repas de substitution à la cantine), les dérapages (lorsque Briffaud refuse de célébrer l’abolition de l’esclavage et se fait désavouer par Marine Le Pen) ou les tensions avec Robert Ménard, semblent montrer des élus incontrôlables.
Autre enjeu essentiel : éviter la déception des électeurs FN devant des maires frontistes incapables de tenir leurs promesses. Il sera plus difficile pour le Front de se présenter comme une alternative maintenant qu’il a plusieurs centaines de petits notables pas forcément plus efficaces que les autres. Les contradictions devraient s’aiguiser entre élus et électeurs du FN. Comment concilier le petit commerçant qui veut voir baisser ses impôts et la smicarde à qui on a refusé un logement et une place en crèche ? Pour tenir leurs promesses électorales de baisse des impôts locaux, les maires FN devront appliquer une politique de réduction des services publics : la même politique de rigueur que Marine Le Pen dénonce à l’échelon national !
Le FN risque donc l’institutionnalisation, la banalisation et pourra moins se présenter comme anti-système. Des groupes sur sa droite pourront alors essayer d’occuper le terrain. A droite du Front, on note les scores élevés d’anciens du FN se présentant pour le Parti de la France (à Craon, Ronchamp ou Vernon) ou pour l’Œuvre française (à Vénissieux), récupérant certainement les électeurs frontistes dans ces villes sans candidats officiels du FN.
Christian Laine