Publié le Jeudi 16 avril 2020 à 15h59.

Pandémie : ne pas perdre la boussole de la lutte des classes

Ce texte est écrit largement en réaction au flux de messages, interactions partielles et posts variés qui forment la trame de fond de nos débats confinés. Les échanges verbaux approfondis sont largement limités aux exercices « en ligne » qui limitent souvent nuances et compréhension fine des avis divergents. Il n’a pas pour ambition de poser des repères qui paraissent essentiels pour ne tomber ni dans le déni de la réalité sanitaire, ni dans une psychose stérilisante et à terme mortifère pour notre projet révolutionnaire, à l'heure où la crise globale du système le rend particulièrement nécessaire. Car là sont les deux éléments clés : prendre en compte lucidement la gravité de l'épidémie, mais ne pas en faire, comme c'est souvent le cas, l'alpha et l'oméga de notre action et de notre discours politiques. Étant enseignant confronté à la question de la « rentrée progressive à partir du 11 mai », je me permettrai quelques excursions sur ce thème en guise d'illustrations.

Enfin, on se passera par manque de temps des références des textes évoqués : nous lisons actuellement largement tous et toutes les mêmes, chacunE les reconnaîtra facilement ! 

Prendre en compte la gravité de la situation sanitaire

Celle-ci est réelle. Mais l'épidémie n'est pas pour autant un phénomène « naturel ». Sans développer la question des causes (des camarades mieux armés ont fait des hypothèses intéressantes), la question de la capacité de notre système sanitaire et politique à la gérer est au cœur du problème. L'affaiblissement des systèmes hospitaliers dans la plupart des pays « avancés » entraîne le risque de saturation des soins, et donc la multiplication du nombre de mortEs. De même, le manque de moyens de protection pour les soignantEs et les cadences difficiles à tenir sont causes de maladie pour eux et elles (ce qui affaiblit de nouveau le système de soins). Cette réalité, ajoutée au manque de tests, explique grandement qu'il était sans doute impossible de passer à travers des formes de confinement à partir de mars (ce qui ne signifie pas que les formes autoritaires imposées par Macron aient été les bonnes, il faudra y revenir). Ajoutons à cette crise du système de santé une crise de la représentation politique : même si le discours gouvernemental avait été cohérent et clair, il n'aurait pas été cru largement vu le manque de légitimité du pouvoir actuel.

La réalité de la létalité et de la contagiosité de la maladie ne doit pas être niée, bien qu'on ait du mal à la préciser. Le manque de travail de recherche sur ce point en France est aussi un véritable souci : on avance à l'aveuglette. La durée de l'épidémie, la fragilité du virus face à un climat plus sec et ensoleillé, le niveau d'immunité de masse nécessaire, tout cela est de l'ordre d'un débat médical souvent confus et contradictoire qui ne doit pas nous obnubiler (là aussi, on y reviendra). Dans le même sens, il est probable que des traitements efficaces se multiplient assez rapidement. Il y a là un marché largement rentable pour les labos pharmaceutiques, et on peut donc faire confiance au capitalisme pour finir, même dans la douleur, à y parvenir.

Mais on ne peut se limiter à ces éléments pour définir notre politique. C'est pourtant ce qui ressort de beaucoup de prises de position : axes d'interventions basés uniquement sur des hypothèses médicales (le pic, le rebond, etc.), utilisation d'articles médicaux comme base argumentaire jugée indiscutable, relai sans distance des messages paniqués et paniquants d'un corps médical logiquement à cran… Pourtant, la parole médicale ne peut être la base de notre politique. Elle est à prendre en compte bien sûr, mais avec le recul nécessaire. D'abord, car elle est souvent contradictoire : les différentes politiques des pays européens, toutes basées sur des avis scientifiques, en témoignent. Ensuite, parce qu'il s'agit d'une lecture de la situation qui ne part que de la question sanitaire. Les questions sociales et politiques ne sont jamais au fondement de ces réflexions, issues d'ailleurs de gens qui n’appartiennent pas au prolétariat, et dans bien des cas sont rarement du côté de la classe ouvrière (une base à rappeler, quand même, en cette période d'héroïsation du corps médical ? Ces médecins qui prônent le confinement long ont pour leur famille maisons avec jardin, résidences secondaires, soutien scolaire privé, etc.). Dans le cas de la « rentrée scolaire », il est ainsi étonnant de voir des camarades relayer sans un mot critique des textes de médecins sous-évaluant les responsabilités politiques, prônant des politiques autoritaires (confinement très long, traçage systématique des malades, enfermement carcéral et isolement criminel de nos ancienNs dans les Ehpad, etc.) ou des textes présentant de façon régulière la Chine (régime ultra dictatorial et capitaliste ayant traîné pendant des semaines à reconnaître l'épidémie et sous-estimant très probablement le nombre de victimes réel) comme une référence des modes d'action (et alors, quand c'est « un médecin ayant travaillé à Wuhan » qui parle, on atteint la parole d'évangile). Non, la parole scientifique doit nous aider à comprendre, mais en tenant compte du fait que, ne portant que sur la question sanitaire, elle ne peut être qu'un élément très partiel de notre réflexion.

Penser la situation avec l'ensemble de la question de la lutte des classes

Car agir en ne pensant que « sanitaire » c'est peut-être (?) permettre de réduire le nombre de mortEs, mais c'est aussi accepter d'autres dégâts considérables (qui feront aussi des mortEs, et là encore d'abord dans notre camp). La question des libertés est ainsi essentielle. Et on est assez légers là-dessus. Dénonciation bien timide du confinement autoritaire (qui n'est pas appliqué ainsi, à coup de flics et d'amendes, dans bien des pays) ? Et quelle acceptation facile de l'autopunition à coup d'absurdes formulaires auto-complétés (certes, les militantEs ont en général un accès facile à l'imprimante, c'est pour cela qu'ils et elles n'en ont pas fait un plat ?). Ajoutons l'autolimitation en termes de désobéissance, d'affiches publiques, de formes d'actions « hors les clous et les balcons ». Nous voilà donc, nous aussi, au nom de la « sécurité » sanitaire, fort légers à défendre nos libertés ?

La question sociale, et ses inégalités, nous n'oublions pas d'en parler. Mais elle doit être aussi présente que la problématique sanitaire. Mêlée à elle, mais dominante ! PrisonnierEs des taules et des CRA, quartiers populaires ou SDF, femmes ou enfants en danger dans le cadre familial ne vivent pas le confinement comme un atout sanitaire, bien au contraire. Et il n'y a pas là de « bon » confinement possible, sans parler des traumatismes psychologiques que produit l’enfermement qui aura des conséquences sur le court comme sur le long terme. Il faut donc exiger d'en sortir au plus vite. Et commencer par cela dans l'équation « des moyens, des tests, des masques » : on veut sortir, donc on veut des moyens. On ne veut plus que jamais cela ne se reproduise, donc il faudra reconstruire un système sanitaire de qualité, donner un toit à touTEs, etc. Et on veut que la population puisse gérer sa propre autoprotection en lui permettant de s’auto-organiser. Dans le domaine de la scolarité, la question est la même. Oui, Macron avait raison (l'hypocrite) dans son allocution : l'inégalité scolaire face au confinement et à la rupture pédagogique est énorme. Et au-delà, l’école permet aussi aux enfants un cadre de socialisation qui est nécessaire à l’émancipation. La famille, quand bien même celle-ci ne comporterait pas de violences, constitue un cadre de repli, d’isolement. Il faudrait donc pouvoir rentrer au plus vite en mai ou juin. Et il faut exiger les moyens pour cela. Ce n'est malheureusement pas le discours a priori dominant dans un milieu enseignant paniqué, et parmi beaucoup d'entre nous, dans une logique inverse du « on n’aura pas les moyens donc on ne rentre pas ».

Écologie, migrantEs (on ne dit plus rien sur la fermeture des frontières ? On a accepté là aussi sous prétexte de sécurité sanitaire ?) et, bien sûr, crise économique avec ses conséquences doivent nourrir notre discours. En lien avec la question sanitaire, mais c'est bien là notre base. 

Enfin, et les luttes là-dedans ? Car là aussi, on peut fantasmer sur « le jour d'après ». Multiplier les réunions par Internet, les coordo-ceci, les AG-cela. Mais cela ne sert pas à mobiliser largement. Reconstruire les luttes en espérant tirer du positif de la crise actuelle nécessite que nous retrouvions nos libertés fondamentales (se déplacer, manifester, se réunir pour de vrai au-delà de nos cercles militants). Donc d'être déconfinés. Et de voir nos collègues en vrai. Dans le cadre du débat sur la rentrée scolaire, dire « le 11 ce sera sans moi » risque à ce niveau d'être contre-productif. Car, y compris pour construire une grève ou un retrait de masse, il faudra être avec les collègues dans les bahuts et les écoles le 11. Et profiter de ces retrouvailles, avant toute rentrée d'élèves, pour construire l'opposition à nos hiérarchies, réfléchir et décider entre nous à ce qui est acceptable ou pas comme prise de risque sanitaire (en fonction aussi des autres enjeux à une reprise), imposer et vérifier ces conditions rendant possibles ou pas un retour des élèves. Bref, proposer une boussole à nos collègues qui, sans la nier ni la mépriser, dépasse la seule question de la peur face à l’épidémie.