Cinq semaines après le 5 décembre, début du mouvement de grève contre le projet Macron-Delevoye visant à casser le système par répartition, cheminot-es et agent-es de la RATP sont en grève effective depuis plus d’un mois, battant ainsi leurs records. Ce mouvement est donc déjà historique, et le restera quel que soit son aboutissement.
À la RATP, c’est le plus grand mouvement de puis la grève des ouvriers de maintenance de la RATP il y a trente ans, avec 48 jours consécutifs du 14 novembre 1988 au 1er janvier 1989. En dehors de ces deux secteurs, la grève est forte sur les « temps forts » dans l’Éducation nationale et certaines administrations (caisses d’allocations familiales, collectivités territoriales), avec des reconductions significatives localement, et aussi dans le secteur de la Culture. Nombre d’établissements qui dépendent de ce ministère ont été en grève effective plusieurs jours d’affilée, avec de plus des institutions en grève reconductible majoritaire (Opéra de Paris, Radio France).
Comme dans l’Éducation, des entreprises comme la Poste, les ports et l’énergie ont été touchées par des reconduites partielles ou locales. De très nombreuses entreprises du privé ont été touchées par des grèves minoritaires de 24 heures, principalement le 5 décembre, y compris dans de petites boîtes sans traditions de lutte ni équipes syndicales.
Mais pour obtenir satisfaction, c’est-à-dire le retrait pur et simple du projet de loi gouvernemental, la grève doit être effective donc reconduite dans de nombreux secteurs, et toucher particulièrement la production, c’est-à-dire essentiellement le secteur privé. Or, si la grève y a été forte (plus forte que pour n’importe quelle « journée d’action ») le 5 décembre dernier, la reconduction n’a très majoritairement pas eu lieu.
« On reste déter pour bloquer le pays » : l’objectif est la grève générale
L’expérience récente du mouvement contre le report de l’âge légal de départ et l’augmentation de la durée de cotisation, en 2010 démontre que se concentrer sur des secteurs stratégiques pour pallier l’absence de grève générale ne fonctionne pas. Les employéEs grévistes des raffineries peuvent être réquisitionnéEs, et si les dépôts pétroliers sont bloquées par des soutiens militants (grévistes d’autres secteurs notamment), l’État n’a aucun mal à concentrer ses forces de police pour les débloquer, y compris violemment.
Si on veut bloquer le pays pour gagner sur nos revendications, il n’y a pas de raccourci possible, il faut élargir le mouvement de grève, réussir à mobiliser de nouveaux secteurs, malgré les difficultés, malgré les pressions managériales et hiérarchiques, malgré tous les obstacles.
La réalité des obstacles des directions syndicales
Macron a été confortablement élu, dans les conditions que l’on connaît, au deuxième tour de la présidentielle. Mais sa base sociale, réduite à la portion congrue, ne le rend pas moins fragile pour autant, et d’autant plus après les affaires Benalla et le mouvement des Gilets Jaunes. L’absence d’alternative institutionnelle « désirable » à leurs yeux, le danger de l’extrême-droite largement ressenti par les milieux militants et l’intégration des syndicats, de la base au sommet, aux fonctionnement quotidien du système, concourent à ce qu’elles n’organisent pas l’affrontement. Mais que la CFDT, CGT, la FSU, FO soient dirigées par des courants soucieux de préserver leur place dans le « dialogue social » et dans la gestion des caisses paritaires, qui cela surprend-il ? Comme le disait une enseignante du comité de mobilisation de Montreuil-Bagnolet, « tout le monde sait que l’appel [syndical à la grève générale] ne viendra pas. On va la construire nous-mêmes ! ».
Le niveau très élevé de mobilisation, la pression de la base voire des structures intermédiaires (Unions départementales et fédérations) a imposé le mot d’ordre du retrait à l’intersyndicale. Mais pas la grève générale.
Escure (UNSA) a été largement débordé par sa base qui a refusé toute trêve à la RATP, et qui a continué à reconduire alors même que des mesures catégorielles avaient été obtenues. Berger a été désavoué par les cheminotEs CFDT qui, elles et eux aussi, ont poursuivi le mouvement. La base syndicale aurait fort bien pu déborder les directions et imposer la grève générale, comme le mot d’ordre de retrait s’est imposé malgré elles... si cette base syndicale existait en dehors des rares bastions du mouvement syndical et ouvrier qui perdurent, et des quelques secteurs combatifs qui apparaissent ces dernières années.
C’est l’obstacle majeur posé par les confédérations aujourd’hui : leur état moribond, voire leur inexistence, dans un si grand nombre d’entreprises et de lieux de travail.
La CGT compte environ 600 000 adhérents, mais détenir une carte ne fait pas de chacunE unE militantE syndicalE. Dans de nombreux syndicats, la grande majorité des militantEs ne sait pas ou plus rédiger un tract, faire une intervention pour mobiliser ses collègues. Parallèlement, de nombreuses entreprises ne compte pas unE seulE militantE.
Le secrétaire général de la confédération CGT a déjà appelé (dès le 6 décembre) à « généraliser la grève », puis juste après les vœux de Macron « tous les Français à se mobiliser et à se mettre en grève ». Il appellerait à la grève générale que ça ne changerait pas grand-chose. Dénoncer systématiquement les directions syndicales reviendrait donc à en attendre bien plus qu’on veut bien le prétendre…
Ce n’est pas une direction alternative aux bureaucrates qu’il faut construire, c’est tout le mouvement ouvrier et syndical qu’il faut reconstruire. CertainEs militantEs pensent faire avancer la grève générale en rédigeant des appels et en proposant des actions minoritaires mais celles-ci éloignent de la construction locale, pied à pied, de la grève les militantEs du mouvement en cours, non seulement le temps de l’action proprement dite, mais aussi le temps perdu à sortir de la nasse où ce mode d’action les a conduitEs.
En réalité, tout comme le seul blocage économique pérenne est la grève générale, le mode de construction de cette grève interprofessionnelle de masse ne peut être ni l’exemplarité volontariste ni les actions et fonctionnements aux forts accents substitutistes.
La seule solution, c’est un travail de conviction, non par des appels de coordinations multiples, non représentatives, mais en allant rencontrer les exploitéEs et les oppriméEs, sur leurs lieux de travail ou de vie.
Bonnes volontés et problèmes pratiques
C’est ce qui se fait notamment à Grenoble et à Montreuil, avec un certain succès : la mobilisation bien plus large que les noyaux militants habituels est une réalité, et les collectifs ou comités interpros locaux ont continué leur activité sans trêve. Puisque notre objectif est d’étendre le mouvement le plus possible, nous nous en donnons les moyens concrets. Les secteurs en reconductible, majoritaire ou de manière au moins significative, dégagent des forces pour aller directement sur les lieux de travail, du public comme du privé, et même sur les lieux de vie dans les quartiers populaires, ceux où on a trop peu l’habitude de militer.
C’est l’un des faits marquants de ce mouvement : un certain niveau d’auto-organisation existe, mais il se fait sur des bases territoriales.
En région parisienne, ce caractère est renforcé du fait de l’absence de transports en commun pendant plusieurs semaines. Des militantEs de la grève, notamment enseignantE, résidant à Montreuil et ne pouvant se rendre sur leur établissement d’une ville plus lointaine (Villemomble, Goussainville...), se sont organiséEs là où ils et elles le pouvaient, en rejoignant en assemblée générale locale les salariéEs mobiliséEs de leur ville de résidence.
De nombreuses tournées ont eu lieu, avec petit cortège, mégaphone et tracts, non seulement vers les établissements scolaires, mais vers tous les services publics (finances, hôpital, bureaux de poste, Pôle Emploi, services municipaux…), et depuis peu en direction de boîtes privées (Safran, Ubisoft, BNP…) et des quartiers populaires excentrés. Ce sont ces tournées qui ont permis de mettre en grève totale le bureau de poste principal le 17 décembre.
C’est aussi le cas en Isère, où la problématique des transports se pose moins. À Grenoble comme dans les villes de son agglomération, l’auto-organisation se fait même à une plus petite échelle, celle du quartier. Il s’agit de réapprendre des réflexes de fonctionnement intersyndical et interprofessionnel, voire mieux, d’auto-organisation en assemblées générales professionnelles et interprofessionnelles. On est encore loin de pouvoir occuper les lieux de travail, d’organiser des comités de grève représentatifs, mais sans surprise, les villes où ces processus sont les plus avancés sont celles où une confiance avait été acquise au cours de luttes communes mêlant des équipes de différentes structures militantes.
Dans d’autres villes ou régions, les directions syndicales locales, même radicales, ne perçoivent pas l’importance, voire combattent l’auto-organisation.
À ce stade, le rôle des AG interpros locales est fondamental. Ce sont elles qui doivent décider de leur agenda pour construire la grève générale concrètement, et non des chefs ou coordinations autoproclaméEs. La grève aux grévistes oui, aux grévistes de base, conscientEs des tâches à accomplir pour gagner, donc soucieux d’élargir le mouvement concrètement, et pas par des actions palliatives de blocage minoritaire.
Perspectives à court et moyen terme
Le sort de ce mouvement n’est pas scellé. Un mois après son démarrage, on en ignore encore son issue. Le fait est que pour gagner, il s’agit d’étendre la grève, d’étendre le mouvement et la mobilisation à celles et ceux qui n’y sont pas encore. Il faut construire à la base, profiter de la force et de la ténacité des grévistes de la RATP et de la SNCF pour organiser des tournées vers tous les lieux de travail. Et il faut se donner les moyens d’aller convaincre les invisibilisé-es, les habitant-es des quartiers délaissés. Aucun raccourci n’est possible.
Ce mouvement, à caractère interprofessionnel très marqué, même si la grève effective n’est majoritaire que dans un petit nombre de secteurs, contribue tout de même déjà à un certain renouveau de la conscience de classe. Les expériences interprofessionnelles et d’auto-organisation auront vraisemblablement des conséquences sur la reconstruction du mouvement ouvrier et syndical.
Et de manière plus générale, lorsqu’on voit l’influence du NPA, et même de ses multiples courants (et ce quelle que soit leur orientation respective) au sein de ce mouvement, on se rend compte que nous polarisons de nombreuses et nombreux militantEs de la grève, syndiquéEs ou non, primo-militantEs ou non. Des questions politiques bien plus larges que la casse des retraites sont posées : la place des femmes dans cette société, les questions de chômage, de précarité, de salaires, et, comme dans toute grève massive, en germe, la question du pouvoir, dès lors qu’on veut dégager Macron et son monde.
Cet espace politique assez disproportionné au regard du nombre de militantEs de notre parti s’explique par deux facteurs : le délitement des anciens partis ouvriers (en premier le PCF, que la FI n’a absolument pas supplanté) et évidemment la conjoncture mondiale, où l’on observe des soulèvements quasi-simultanés sur tous les continents.
Cette disproportion pose nécessairement, à moyen terme, la question d’une nouvelle organisation politique pour renverser le capitalisme, organisation qui se construirait avec ces nouvelles couches militantes. Un nouveau parti anticapitaliste et révolutionnaire qui chercherait à s’adresser à l’ensemble de la classe ouvrière pour la mettre en mouvement, car convaincu de l’action consciente de masse.
Julien Sofiane