l faut écouter ce que nos ennemis disent de nous – de nos mouvements et de nos luttes. L’hebdomadaire britannique The Economist, qui se veut à la fois un porte-parole et un think-tank au service du capital globalisé, vient de se pencher sur ce qu’il considère comme une nouvelle vague de radicalisation de portée historique.
Son édition du 29 juin 2013 la compare à trois grands mouvements du passé : les révolutions de 1848, Mai 68, les révoltes de 1989 à l’Est de l’Europe ; tout en signalant une différence notable – le fait que le mouvement actuel ne soit pas circonscrit à certaines régions du monde mais ait d’emblée un caractère planétaire.
Un rapport de son Intelligence Unit (unité de recherche), diffusé en juillet à ses abonnés, s’efforce d’analyser cette situation plus en profondeur. Mettant en évidence une « méfiance généralisée » à l’égard des pouvoirs en place, il identifie trois types différents de mouvements : ceux dont le ressort est d’abord démocratique – comme dans le monde arabe et en ex-URSS –, les « nouveaux mouvements sociaux » du type de celui des Indignés ou de Occupy, et les mobilisations plus « traditionnelles » qui prédominent en Europe de l’ouest (de la Grèce à la France) et en Amérique latine.
Dans le même temps, il met en évidence leur racine commune : « la toile de fond de la récente vague de protestations est la crise de 2008-2009 et ses conséquences ». Et précise : « Des révolutions arabes aux mouvements Occupy, il y a eu ces deux dernières années une forte augmentation des protestations populaires. La récession économique, la faim, la pauvreté, la répression politique et la corruption ont toutes concouru à nourrir la contestation sociale. Bien sûr, ces sources universelles du mécontentement humain seront toujours de puissants leviers de changement politique. Mais il semble aussi que l’on observe une nouvelle tendance à travers l’émergence de mouvements de contestation diffus et dont les axes sont moins clairs. Ceux-ci s’organisent souvent de façon lâche, mobilisent rapidement à travers les réseaux sociaux et, ce qui est le plus important, manquent d’un programme ou d’objectifs cohérents. Plutôt que de s’engager dans le débat politique sur les alternatives au statu quo, ces mouvements de contestation d’un type nouveau semblent surtout exprimer une désillusion envers les élites politiques et du monde des affaires. »
Des « rebelles sans cause » ?
En même temps qu’il alerte son public, The Economist Intelligence Unit entreprend de le rassurer. Si le mécontentement et l’instabilité sont généralisés, les mobilisations en cours pâtissent en effet du manque criant de projet alternatif. C’est « le paradoxe d’une contestation sans politique », où « la plupart des nouveaux mouvements évitent délibérément l’idéologie (…) peuvent être capables d’identifier ce qu’ils rejettent, mais pas d’articuler clairement ce qu’ils veulent ». Or, « des mouvements de contestation qui ne définissent et ne clarifient pas leurs objectifs, en ne construisant pas des organisations afin de lutter pour eux, ne peuvent que tourner court. Plus encore, en désavouant la politique, ils permettent aux pouvoirs en place de se réorganiser en préservant le vieux système politique. »
On aurait donc affaire à « des rebelles sans cause » – c’est le titre du rapport –, une contradiction dont la situation égyptienne offrirait aujourd’hui la plus haute expression. Dans ces conditions, « il y aura probablement d’autres troubles dans les semaines et mois à venir, et d’autres gouvernements risqueront de tomber, mais dans la plupart des cas les protestataires de la nouvelle époque ne représentent pas une menace sérieuse pour le statu quo. »
Avec ses mots, ses déterminations et ses préconçus, cette étude met le doigt sur le grand problème auquel nous sommes confrontés. Les luttes ne manquent pas et, face à une crise du capitalisme sans perspective de solution, elles ne sont pas prêtes de s’arrêter. Tôt ou tard, elles viendront embraser aussi les vieux pays développés d’Europe. Mais plus de vingt ans après la chute du stalinisme, les travailleurs manquent toujours d’un horizon politique et social alternatif. Il est significatif que The Economist écarte de ses comparaisons historiques la vague révolutionnaire déclenchée par Octobre 1917.
Il est bien sûr impossible de savoir quand et comment cette crise de la perspective socialiste pourra commencer à se résoudre. En tout cas, on a une nouvelle fois confirmation que les plus grands mouvements de lutte, par eux-mêmes, n’apportent pas de solution. Ils sont à la base de tout et il est vital d’y participer pleinement, mais en y défendant de façon systématique l’objectif d’une autre société et les moyens d’y parvenir. Pour doter la rébellion de la « cause » qui lui fait encore défaut…
Par Jean-Philippe Divès