Publié le Lundi 25 juin 2018 à 21h57.

Après la victoire au Rouvray : « La situation de la psychiatrie publique est devenue catastrophique »

Entretien. L’Union syndicale de la psychiatrie (USP) est un syndicat de psychiatres qui travaillent dans le secteur public et aussi en pratique privée ou dans le secteur associatif. L’USP est partie prenante d’ATTAC, entre autres engagements antilibéraux. À l’occasion de la grève (victorieuse) à l’hôpital psychiatrique du Rouvray (voir l’Anticapitaliste n°434), P. Boissel, G. Barthe et J.P. Martin, membres de l’USP, ont répondu ensemble à nos questions. 

L’USP à apporté dans deux communiqués son soutien à la lutte du Centre hospitalier du Rouvray : quels en étaient pour vous les enjeux ?

Le premier enjeu, c’est la lutte pour la reconnaissance du travail soignant et des moyens indispensables pour ce travail. Les métiers du soin sont depuis des années subordonnés à une rentabilité gestionnaire, avec, partout, des fermetures de services et de dispositifs d’intérêt général. Il est à souligner que cette politique s’est accompagnée du retour, depuis 2011, d’une tendance généralisée au sécuritaire et à l’enfermement. C’est l’hôpital public et ses acquis institutionnels novateurs qui sont gravement remis en cause, les ­soignants n’étant plus en situation d’exercer un réel travail d’accueil et de continuité des soins dans le temps. D’où un étouffement de la créativité, ce qui entraîne partout une souffrance au travail. Cette souffrance est ainsi, selon nous, la conséquence inéluctable de la reconfiguration des actes soignants dans une perspective purement comptable et de surveillance. Cette politique gestionnaire s’accompagne inévitablement aussi de la réduction drastique de la liberté de circulation pour les patients, de la disparition des temps soignants-patients d’élaboration et de pratiques relationnelles et institutionnelles. Ce alors que le recours à l’hospitalisation dans cette société précarisée est de plus en plus fréquent.

Cette crise de sens du travail soignant est induite par la destruction des idéaux d’un secteur psychiatrique généraliste. L’hôpital et les secteurs sont transformés en entreprises, lesquelles sont en concurrence avec celles du secteur privé. Dans cette logique concurrentielle, la variable d’ajustement est le coût en personnel. Ce personnel est non remplacé ou remplacé par des personnels sans statut ; il est déplacé d’un service à l’autre selon des priorités administratives et non selon les nécessités soignantes de l’accompagnement dans la socialisation. 

Comment analysez-vous les évolutions intervenues dans la psychiatrie au cours des dernières années et leurs conséquences ?

La situation de la psychiatrie publique est devenue catastrophique. C’est indubitablement l’effet de la généralisation des politiques néolibérales à l’ensemble de la santé et de la société. Ces politiques, qui sont l’application des textes de l’Union européenne, mettent en place une gouvernance public-privé, en dehors de toute élaboration démocratique. Leur finalité est que les protections sociales et les services publics soient réservés aux plus démunis et que les autres se tournent vers des ­assurances et des soins privés. 

En France, c’est une majorité parlementaire soumise à la présidence quasi-monarchique de Macron qui détruit toutes les valeurs solidaires, qui réduit la psychiatrie à des actions de santé mentale du privé et de l’associatif en lieu et place des dispositifs publics généralistes. Sous le pilotage de directions hospitalières, de médecins en accord avec elles, des Agences régionales de santé (ARS) et de la Haute autorité de santé, une technocratie indifférente à la question du soin mène cette politique à marche forcée.

Comment peut s’organiser la résistance et dans quelles perspectives ?

La victoire de la grève des soignants du Rouvray, commencée le 22 mars sur le refus d’une technocratie arrogante qui décide et ne discute pas, se conclut par la création de 30 postes – annoncés comme n’étant pas pris ailleurs – et l’arrêt des fermetures de services et de dispensaires. Elle est donc d’abord une victoire pour le devenir de l’hôpital public et la qualité soignante de ses personnels et logistiques. Ce que l’on peut analyser comme une révolution dans la psychiatrie publique actuelle. Il est clair que sa portée médiatique est en grande partie due à l’engagement de plusieurs soignants dans une grève de la faim qui a mis en jeu, comme défense ultime, leur propre santé, face au mépris de l’ARS et de l’administration hospitalière. Cet acte ultime appelle évidemment à d’autres formes de luttes collectives convergentes que cette mise en danger exceptionnelle. 

Cette lutte, son évolution, posent la question de l’organisation de la solidarité entre les équipes de soignants des hôpitaux, et aussi celle d’une mobilisation plus rapide et collective des médecins psychiatres. Il est remarquable de ce point de vue que ce soient les cheminots et les dockers qui soient venus réellement à la rescousse concrète. L’impact de cette victoire est également politique par la mobilisation d’élus nationaux et locaux ; mais ce fut là aussi insuffisant. Il nous faut inventer une nouvelle initiative politique pour donner suite à cette lutte du Rouvray à l’échelle nationale. Le rassemblement, le 23 juin, de la Convergence de défense des services publics et de la Coordination de défense des hôpitaux et maternités de proximité, à Paris, à la République, va être une première occasion d’aller dans cette direction. 

La lutte des soignants du Rouvray met donc en évidence la nécessité d’une coordination des actions de grève, de manifestations, de rassemblements, ce qui suppose un renforcement des syndicats sur des bases de luttes, et l’auto-organisation des collectifs et comités de grève. Il est important de souligner ici qu’au Rouvray toutes les décisions centrales ont été celles d’assemblées générales ouvertes ; là encore cette lutte est instructive.

Il nous faut continuer dans la perspective ouverte par cette lutte : repenser nos pratiques soignantes, élaborer l’éthique concrète de nos pratiques, remettre fondamentalement en cause « l’enfermement pour soigner ». Cette victoire en appelle d’autres en termes de droits des patients et d’émancipation.

Nous souhaitons poursuivre les débats permis par nos camarades du Rouvray. Si la création d’une unité pour adolescents est une avancée, nous sommes opposés au projet conclu avec l’administration de créer une UHSA (unité psychiatrique pour détenus). Pourquoi ne pas créer plutôt un service de soins psychiatriques dans la prison ? Cependant, l’essentiel est que cette lutte magnifique a montré la possibilité d’autres pratiques ; elle a montré que la politique de Macron peut être mise en échec ; elle a ouvert des perspectives comme jamais depuis si longtemps.

Propos recueillis par Jean-Claude Laumonier