Publié le Lundi 7 octobre 2019 à 10h29.

Des Gilets Jaunes sur les épaules des femmes : mythe politique et recompositions du marché du travail

Cet article revient sur l’un des mythes du mouvement des gilets jaunes, largement repris dans les médias comme dans les analyses militantes : que ce mouvement a été l’occasion d’une présence exceptionnelle des femmes.

Il est faux de dire que les femmes ont été particulièrement nombreuses dans ce mouvement. D’après la première enquête sur les ronds-points, les gilets jaunes seraient à 55 % des hommes et à 45 % des femmes1. Or il y avait une plus forte proportion d’« inactifs/ves2 » sur les ronds-points, et donc mécaniquement plus de chance qu’il y ait des femmes, et d’autre part l’occupation de ronds-points facilite la présence des femmes par comparaison aux Assemblées Générales, lesquelles requièrent des compétences socialement masculines (prise de parole publique, occupation de l’espace public, etc.). 

Les femmes au sein des gilets jaunes, entre présence réelle et présence symbolique

L’historienne Fanny Gallot3 rappelle en outre que dans de très nombreuses luttes, en particulier contre la vie chère mais aussi les luttes sociales contemporaines, les femmes ont pris toute leur place. Ce n’est pas la présence des femmes chez les Gilets Jaunes qui est remarquable mais que les commentateurs se soient soudainement rendus compte de leur présence. L’invisibilisation structurelle des femmes l’explique en partie, mais il faut comprendre pourquoi un tel intérêt a surgi lors de ce mouvement.

Premièrement, l’arrivée de la 4e vague du féminisme en France, à travers notamment le mouvement MeToo, a eu un impact symbolique assez fort et a bousculé le milieu du journalisme. Deuxièmement, la forme prise par le mouvement lui-même a aidé à la visibilisation des femmes : les ronds-points, comparables à de petites maisons, permettent un réinvestissement des compétences « féminines » socialement acquises (faire la nourriture, gérer les relations, organiser l’espace de vie, etc.). Troisièmement, le mouvement est parti de secteurs de la classe ouvrière ni syndiqués ni encartés et ne s’est pas doté d’une direction, ce qui a empêché la consignation de la parole par les hommes. L’absence de liens forts au mouvement ouvrier organisé et la faible auto-organisation ont été une faiblesse des Gilets jaunes, mais ont peut-être aussi favorisé l’expression des femmes, qui autrement sont généralement invisibilisées dans la forme (elles sont rarement porte-parole) et dans le fond (disparition des problématiques spécifiques aux femmes).

La figure de la femme Gilet Jaune a également apporté une plus-value morale. Le mouvement a été présenté comme islamophobe, antisémite, réactionnaire, populiste, violent, décomposé, d’extrême-droite et sexiste. Le recours à la figure positive de la femme prolétaire a permis de répondre à ces accusations. Représentée comme digne, les pieds sur terre, réservée, altruiste, elle est la comptable morale et financière du foyer. Si elle prend part à la mobilisation, c’est que celle-ci ne peut pas être si mauvaise que ça ! Cette version misérabiliste et essentialisée de la femme cache en son revers une conception opportuniste et propagandiste d’un féminisme appauvri, le fameux « profil féministe », dont la seule réalité est souvent rhétorique4.

La situation économique des femmes en France métropolitaine 

Derrière cette figure essentialisée de la prolétaire, se trouve une situation économique spécifique, marquée par deux éléments importants : la pauvreté des femmes ; leur surreprésentation dans les métiers du soin et du travail reproductif. 

Les femmes ont des revenus plus bas et sont plus susceptibles de vivre la précarité, le chômage, les fins de mois difficiles, le sacrifice pour les enfants, etc5. Faire de la femme Gilet Jaune un visage de cette « pauvreté laborieuse », avec les deux figures de la mère de famille seule et de la retraitée isolée (situations sociales particulièrement vulnérables), a donc une certaine vérité6. Pour comprendre la place des femmes au sein des Gilets Jaunes, il faut étudier la modification des secteurs d’activité où les femmes sont surreprésentées. Et il faut pour cela se pencher sur les conditions matérielles et subjectives des fractions de la classe ouvrière mobilisées dans ce mouvement.

Deux analyses ont traversé l’espace médiatique de la gauche institutionnelle et ont ressurgi sous diverses formes dans nos débats7 : la première, que le mouvement serait le symptôme du déclassement des classes moyennes, la seconde, particulièrement influente, qu’il serait l’expression de la rupture entre les classes moyennes stabilisées des centres urbains et les classes populaires appauvries des zones péri-urbaines et rurales. La première analyse fait disparaître la lutte des classes et la seconde est fausse puisque la majorité des ouvriers et des employés vivent en ville ainsi que les deux tiers des personnes sous le seuil de pauvreté.

Mon hypothèse8. L’entrée dans ce statut est une réponse directe à la crise et au néolibéralisme (privatisations, licenciements, sous-traitance, etc.). Mais il aboutit à un statut précaire, faiblement protégé (pas de droit au chômage par exemple). Il se cumule en général avec d’autres activités rémunératrices, les micro-entrepreneur/ses gagnant en moyenne, en 2017, 440 €/mois, soit un revenu 2,3 fois inférieur au seuil de pauvreté9. Ces travailleurs/ses indépendant·e·s jouent souvent un rôle de sous-traitant pour des grandes entreprises et constituent un salariat masqué. Notons que ces emplois ont un poids économique plus fort dans les départements ruraux10, et que le secteur qui a contribué le plus à l’augmentation des micro-entrepreneur/ses en 2018 est celui du transport et de l’entreposage11.

3) les travailleur/ses du secteur du travail reproductif (fortement féminisé, faiblement rémunéré et très précarisé) représenteraient 40 % des femmes Gilets Jaunes12. Le travail reproductif est l’ensemble des activités nécessaires à la reproduction de la force de travail et de la vie des travailleur/ses : enfanter, élever les enfants, s’occuper des personnes malades, s’occuper du foyer, répondre aux besoins affectifs et sexuels, etc. Ces tâches peuvent être effectuées dans la sphère domestique (la fille s’occupe de son vieux père à la maison), par les services publics (maison de retraite publique qui prend en charge le vieux père) ou par le secteur marchand (maison de retraite privée qui prend en charge le vieux père). Relevons que les secteurs d’autoentreprise où les femmes sont les plus présentes sont la santé humaine et l’action sociale (75 %) ainsi que les services aux ménages (70 %), soit deux secteurs centraux du travail reproductif.

Dans ces trois cas, il s’agit de secteurs où les métiers sont pénibles, les collectifs de travail éclatés, et où l’implantation syndicale est faible. La prise en compte de la prédominance de ces trois types de travailleurs/ses contribue à expliquer, outre le rôle spécifique des femmes dans le mouvement, certaines de ses caractéristiques, comme sa forte présence en zone rurale et péri-urbaine ou les relations difficiles avec les organisations syndicales et politiques, et la présence de l’extrême droite. 

Des mouvements du type des Gilets jaunes (mobilisant un prolétariat précaire, peu organisé, et en grande partie féminisé) resurgiront à nouveau. Un travail d’organisation, en particulier syndical, de ces secteurs est donc indispensable ; réciproquement, une lutte au sein des syndicats est nécessaire pour éviter que les directions syndicales ne manifestent la même défiance qu’elles ne l’ont fait envers les gilets jaunes. L’importance du secteur du travail reproductif chez les gilets jaunes constitue une base pour faire le lien avec la 4e vague du féminisme (notamment avec les grèves de femme du 8 mars). Il va sans dire que la lutte contre la réforme des retraites, dont les femmes et les plus précaires seraient les premières victimes, favorise et exige une telle articulation. o

Louise Roc

  • 1. https://www.lemonde.fr/i…
  • 2. Chez les majeurEs, les 3/4 des « inactifs/ves » sont des femmes. Les « inactif/ves » sont les personnes qui n’ont pas d’activité professionnelle rémunérée, comme les sans emploi non suivis par Pôle Emploi et les retraitéEs. Nous mettons des guillemets car un grand nombre d’« inactifs/ves » travaillent de fait, même si ce travail s’effectue hors du marché, comme les femmes au foyer et les étudiantEs.
  • 3. https://www.contretemps…
  • 4. Macron s’est aussi aventuré sur ces terres lors de son discours du 10 décembre « C’est celle de la mère de famille célibataire, veuve ou divorcée, qui ne vit même plus, qui n’a pas les moyens de faire garder les enfants et d’améliorer ses fins de mois et n’a plus d’espoir. Je les ai vues, ces femmes de courage pour la première fois disant cette détresse sur tant de ronds-points ! »
  • 5. Je reviendrai dans un article publié dans le prochain numéro de la revue L’Anticapitaliste, consacré au féminisme et à la situation des femmes, sur les statistiques décrivant la pauvreté et la précarité de ces dernières.
  • 6. Notons que ce n’est sans doute pas un hasard que la problématique des féminicides (fréquemment liés à une dépendance économique extrême au conjoint) commence à gagner du terrain après 1 an de mouvement Gilets Jaunes.
  • 7. Pour plus de détails, voir l’article de J-M.Harribey https://france.attac.org… (accès septembre 2019).
  • 8. Deux autres articles formulent une hypothèse relativement similaire, bien que tirant des conclusions politiques différentes des miennes : celui de J-L.Cassely et J.Fourquet dans une note pour la Fondation Jean jaurès https://jean-jaures.org/… et celui L.Bonin et P.Liochon sorti très récemment et s’appuyant sur une enquête ethnographique longue de 9 mois https://lundi.am/Gilets-…] est que la colonne vertébrale du mouvement est constituée par trois types de travailleurs/ses, qui se sont particulièrement développés ces dernières années : la logistique et le transport ; l’auto-entrepreneur/se ; le travail reproductif.

    1) Les travailleurs de la logistique et du transport, comme intérimaire chez Amazon, cariste ou chauffeur routier, constituent un secteur qui s’est développé avec la délocalisation des entreprises, le développement des achats en ligne, et la destruction du transport ferroviaire, et est particulièrement présent dans les zones péri-urbaines.

    2) Le nombre des travailleur/ses en situation d’auto-entreprenariat est en constante augmentation depuis la crise de 2008, avec un gros coup d’accélérateur les deux dernières annéeshttps://insee.fr/fr/stat…

  • 9. https://www.latribune.fr… (accès septembre 2019)
  • 10. https://www.insee.fr/fr/…
  • 11. https://insee.fr/fr/stat…
  • 12. D’après le collectif « Jaune vif ». Voir l’article de L. Bonnin et P. Liochon.