Publié le Dimanche 1 décembre 2013 à 20h49.

Continuons le débat ! L'insécurité en question(s)

Le 11 septembre dernier, un bijoutier de Nice s’est trouvé au cœur de l’actualité en tuant (de dos) un jeune de 19 ans qui venait de prendre part au cambriolage de sa bijouterie. La vague de sympathie qu’il a suscitée, le flot de déclarations complaisantes venues en particulier de la droite et de l’extrême droite, mais pas seulement, illustre l’ampleur de la question. Alors que dans quelques semaines, les élections municipales verront à gauche et à droite beaucoup de candidatEs mettre au cœur de leur campagne la fameuse question de « l’insécurité », l’Anticapitaliste ouvre le débat.  Sous la forme d’une double page centrale, nous souhaitons tous les mois aborder un sujet avec des tribunes écrites par des membres du NPA et nos invitéEs. Pour cette première tentative, nous avons donné carte blanche à trois personnes issues de la gauche sociale et politique. Totale liberté à eux de développer autour et aux alentours du thème de l’insécurité, l’enjeu étant de nourrir la réflexion... et d’ouvrir la  discussion.

Ces prochaines semaines, nous rendrons compte dans notre courrier des lecteurs des éventuelles réactions que ces tribunes pourront susciter (n’hésitez pas à écrire à redaction@npa2009.org). Car rappelez-vous, ce n’est qu’un début... continuons le débat !

Lutter contre l’insécurité, c’est lutter contre le système qui la produit !Laurent Ripart, conseiller municipal NPA de Chambéry (73)

Parce qu’il institue, selon le mot de Marx, un état « d’insécurité perpétuelle », le capitalisme a toujours exacerbé le besoin social de sécurité. En démantelant les services publics et en paupérisant les classes populaires, la contre-révolution libérale a poussé ce paradoxe à son extrême. Pour avoir fondé leur projet de société sur « la guerre de tous contre tous », les libéraux ont ouvert un chaos social qu’ils ont voulu contenir par de nouvelles politiques sécuritaires ciblées sur les classes qu’ils avaient paupérisées, comme cela a été le cas aux États-Unis qui comptent aujourd’hui davantage de noirs dans leurs prisons qu’il n’y avait d’esclaves en 1850. Menant la lutte des classes par des moyens policiers, ces politiques sécuritaires visent les quartiers populaires. Elles modèlent l’espace du néo-libéralisme en opposant les zones d’habitats populaires, stigmatisées comme des « espaces de non-droit », aux quartiers des classes dominantes qui sont sécurisés par un arsenal de technologies liberticides, dont les 935 000 caméras de vidéo surveillance recensées en 2012 par la CNIL en France constituent l’exemple le plus emblématique.Si ces politiques ont été originellement portées par la droite, le PS s’y est désormais totalement converti. Le social-libéralisme s’est fait social-sécuritaire : à un journaliste qui s’étonnait de ses emprunts à la politique de Sarkozy, Valls répondait en juillet dernier que « la sécurité n’est ni de droite ni de gauche ». Les politiques sécuritaires s’infiltrent même désormais dans « la gauche de la gauche » : dans les rues de Montreuil et de Saint-Denis, des maires EELV ou Front de gauche installent des caméras de vidéosurveillance, tandis qu’à Sevran, Autain ouvre sa campagne par de grandes proclamations sécuritaires et se déclare prête à y créer une police municipale.Alors que la conversion sécuritaire de la gauche libérale brouille les lignes, les anticapitalistes doivent reprendre la question à la racine, en expliquant que l’insécurité trouve d’abord et avant tout sa source dans le chaos produit par un système fondé sur l’inégalité et la mise en concurrence généralisée. La lutte contre l’insécurité passe ainsi par la lutte anticapitaliste et doit se concrétiser par la satisfaction de quelques revendications immédiates, susceptibles de rétablir un minimum d’ordre social et donc de sécurité : restauration des services publics, droit à un emploi pour tous, lutte contre les discriminations, etc.Mais l’urgence est de lutter pied à pied contre les politiques sécuritaires qui écrasent les classes populaires. Il faut en finir avec les politiques de stigmatisation des quartiers en exigeant la suppression des nouvelles zones de sécurité prioritaire (ZSP) mises en place par Valls : ce n’est pas de CRS supplémentaires dont nous avons besoin, mais de services publics, de justice et d’emplois. Il nous faut aussi assurer notre propre sécurité, en exigeant le désarmement et la démilitarisation de la police, l’interdiction du flash-ball et du taser et la dissolution des unités d’exception, en premier lieu de la BAC dont les exactions quotidiennes sont intolérables. Cette politique doit se décliner dans nos interventions locales. Il est urgent de démanteler la vidéosurveillance qui ne cesse de s’étendre dans les rues de nos villes. Il faut aussi abroger les arrêtés municipaux qui ciblent la jeunesse et les SDF, à l’exemple des arrêtés contre la mendicité ou contre la consommation d’alcool sur la voie publique, qui n’ont d’autre fonction que de criminaliser la grande pauvreté. Il faut enfin interdire les polices municipales, avant que l’extrême droite ne s’en empare dans les villes qu’elle s’apprête à conquérir, en tirant les leçons d’Orange où Bompard utilise la police municipale pour harceler les immigrés et museler son opposition.

Une jeunesse stigmatiséeMichel Faujour, co-secrétaire national du SNPES-PJJ/FSU (syndicat des personnels de la Protection judiciaire de la jeunesse)

De tout temps et dans de nombreuses sociétés, les jeunes générations ont été tenues pour partie responsables de désordres civils insupportables. Au début du XIXe siècle, les classes laborieuses ont été  désignées comme dangereuses et pénalisées en conséquence. Les enfants voleurs ou vagabonds ont été relégués dans les bagnes.En France, l’ordonnance de 1945 a innové en introduisant l’idée que la sanction doit être l’exception en matière de réponse pénale et qu’il faut mettre en place des institutions spécialisées pour les mineurs. Et au tournant des années 60-70, l’esprit de l’ordonnance de 1945 paraît s’imposer. Après 1968, la droite va mettre cette question au centre, avec loi anti-casseurs du gouvernement Chaban-Delmas en 1970, puis, après une campagne électorale en 1974 où la question de la sécurité devient pour la première fois un thème de campagne, Alain Peyrefitte fait voter en 1980 la loi sécurité et liberté. En 1981, la gauche abrogera la loi anti-casseurs et en 83 une partie seulement de la loi Peyrefitte, conservant en particulier la disposition inique de la comparution immédiate.La question de l’insécurité ne va plus quitter le devant de la scène. En lien avec le processus de relégation des quartiers les plus pauvres et le chômage, les jeunes de ces quartiers vont petit à petit servir de boucs émissaires. En 1999, c’est dorénavant la gauche qui décide d’inscrire les orientations de la Protection judiciaire de la jeunesse dans le cadre d’un conseil de sécurité intérieure jusque-là réservé au terrorisme. Sous l’impulsion de Chevènement, ministre de l’Intérieur, l’heure est au « traitement de toutes les incivilités » et à la « tolérance zéro » pour les mineurs.Le mouvement sécuritaire va s’accélérer avec en 2002 l’élection de Chirac et Sarkozy au ministère de l’Intérieur. La loi dite Perben I va considérablement accentuer le mouvement d’aggravation de la pénalisation des mineurs auteurs, en favorisant la banalisation de l’enfermement et de l’incarcération. Dorénavant, le souci de protection est posé comme antinomique avec la prise en compte des victimes ou avec la cohérence de la réponse judiciaire. La rapidité de traitement des procédures n’est plus une réaction « normale » face à la « lenteur de la justice » mais un choix justifié par l’efficacité attendue de l’action pénale vis-à-vis des adolescents. Le travail éducatif dans la durée est posé comme contradictoire avec les exigences de l’ordre public. L’heure est au retour des pères fouettards et à la réhabilitation de la valeur de la sanction visible, voire spectaculaire. Les éducateurs PJJ font un retour en quartier mineur, les établissements pénitentiaires pour mineurs et les centres éducatifs fermés (CEF) sont créés. Si depuis la fin des années 90, une partie de la jeunesse originaire des quartiers défavorisés et ghettoïsés est régulièrement désignée comme responsable de l’insécurité, les textes sécuritaires vont exploser à partir de 2002.Depuis la défaite électorale de Sarkozy en 2012, le seul texte sur les mineurs, dont l’abrogation a été annoncée dans le cadre du projet de réforme pénale, est celui sur les peines plancher. Cependant, le débat parlementaire aura lieu après les élections municipales et, dans la logique imposée par Valls cet été, rien ne garantit que cette suppression ira à son terme. Concernant la suppression des dispositifs sécuritaires hérités du sarkozisme dans l’ordonnance de 1945 (dont la suppression des tribunaux correctionnels pour mineurs), ils sont renvoyés à plus tard. Nous pouvons craindre qu’ils soient considérés comme inopportuns politiquement. Les annonces de campagne de François Hollande sur le doublement des CEF étaient clairement explicites sur le refus de rupture avec le gouvernement précédent. La ministre de la Justice, qui n’avait pas une approche aussi timorée, a été contrainte d’accepter dix CEF publics supplémentaires alors qu’elle évoquait à l’été 2012 l’arrêt des ouvertures.Les jeunes auteurs d’actes de délinquance seraient, prétendument, de plus en plus nombreux et de plus en plus violents. Sarkozy et consorts ont été les plus zélés caricaturistes de la réalité. Cependant, les formules chocs employées à l’occasion de faits divers sont contestées par les études argumentées. Celles-ci mettent en évidence pour les mineurs une stabilité des actes criminels sur le long terme à un niveau très bas, et une augmentation des faits correctionnels comparables pour les mineurs et les majeurs. De surcroît, les statistiques sur la délinquance en général peuvent autant refléter l’augmentation réelle de celle-ci qu’être le produit de l’activité policière ou de la sévérité accrue des procureurs. En fait, la stigmatisation des jeunes auteurs de délits fait d’autant plus écho dans la population que celle-ci est confrontée à une situation de crise économique et sociale qui favorise l’explosion de la précarité. Face à l’incertitude du lendemain qui atteint un nombre de plus en plus grand de personnes, le sentiment d’insécurité est amplifié par des campagnes populistes qui visent à détourner l’attention des véritables responsables de l’insécurité. Les jeunes et les étrangers sont des sources inépuisables de ces campagnes réactionnaires.

Pour une révolution citoyenne dans la policeFrançois Delapierre, secrétaire national du Parti de gauche, conseiller régional d’Île-de-France, et auteur du livreDélinquance : les coupable sont à l’Intérieur (éditions Bruno Leprince)

Le réformisme est mort, dans la police aussi. Ce fut pourtant l’administration la plus réformée ces dernières décennies. Les gouvernements PS après 1981 et 1988 en firent une vitrine de la modernisation de la fonction publique. En 1995, la réforme Pasqua la refondit entièrement en trois corps, supprimant la vieille distinction entre civil et tenue. Sarkozy fit preuve d’un zèle en la matière qu’il est inutile de rappeler. Mais alors que la décennie 2002-2012 a été marquée place Beauvau par son omniprésence envahissante, même lorsqu’il déménagea à l’Élysée de l’autre côté de la rue, Beauvau est aujourd’hui, avec Bercy, le ministère le moins affecté par le changement de majorité de 2012.C’est simple : les hommes ont à peine bougé, aucune loi n’a été abrogée, le discours officiel est quasiment le même. Valls a maintenu aux postes les plus sensibles les responsables choisis sous Sarkozy : directeur de la Police aux frontières (chargé de l’expulsion des étrangers), directeur du renseignement intérieur (impliqué dans « l’affaire des fadettes », l’ancien numéro un a dû partir mais a été remplacé par son fidèle second) et pilote des zones d’action prioritaires, l’ancien préfet de Seine-Saint-Denis Christian Lambert. Dans la continuité de Sarkozy, Valls pourchasse « l’ennemi intérieur » et glose à propos d’un bijoutier homicide sur la défense des « honnêtes gens ». Il fait de l’islam un problème pour la démocratie et son  ministère devient celui des populations. Les Roms seraient culturellement cambriophiles, les musulmans mal intégrés promis à devenir des soldats du « djihadisme global »… Quant aux priorités sur le terrain, elles n’ont pas changé. Malgré les démentis extérieurs, les chiffres érigés par Sarkozy en mesure ultime de l’efficacité policière continuent à évaluer l’action des services. En les poussant à cibler d’étroites clientèles policières : usagers de cannabis, prostituées, étrangers en situation irrégulière.Il n’est pas très étonnant qu’un ministre qui construit sa cote sondagière sur sa popularité dans l’électorat de droite se soit évertué à manifester cette continuité. Mais le renoncement à toute réforme de la police de la part du gouvernement a des causes plus profondes.D’abord le type de police privilégié sous Sarkozy répond aux exigences de l’austérité. La police de proximité, tarte à la crème des réformes sociales-démocrates dans la police, est condamnée par ce cadre comptable. Pour couvrir une même circonscription de police, les patrouilles à pied requièrent 10 fois plus d’hommes qu’une BAC motorisée. Les nouvelles techniques policières comme la vidéosurveillance ou la « saturation de l’espace » consistant à envoyer temporairement des renforts, notamment des CRS, dans les territoires où un certain niveau de violence est atteint sont autant de façons de « rationaliser » des moyens humains déclinants.Ensuite, l’omniprésence de Sarkozy a occulté la constitution d’un puissant lobby politico-sécuritaire qui n’a pas été affecté par l’élimination de son champion. Le Conseil supérieur de la formation et de la recherche stratégique, censé définir la politique de « défense et sécurité » de la France, en est une bonne illustration. On y trouve des ministères, HEC et Paris II Assas ou des entreprises dont EADS, Sanofi-Aventis, Safran, Total, Veolia et Euro-RSCG. Sous la présidence d’Alain Bauer, traducteur polyglotte des langages politiques, administratifs, médiatiques et économiques, se forge donc un discours commun sur les menaces et les mesures qu’elles appellent. Chacun autour de la table y trouvera son profit, en voix gagnées, en papier vendu, en contrats de recherche ou en marchés décrochés. Exemple : les « intellectuels » de la bande, à moins que ce ne soient des communicants, agitent la « nouvelle menace » de la « criminalité identitaire ». On la connaissait sous le nom moins vendeur d’usurpation d’identité. Un bon relookage pour le 20 heures. Et une aubaine pour les marchés de système de sécurité biométriques. C’est ainsi que la police nationale devient police privée de l’oligarchie. Celle-ci n’a pas l’intention de la rendre au peuple, son légitime propriétaire. Seule une révolution citoyenne permettra donc de rétablir le pouvoir du peuple sur sa police, aussi indispensable que la douane, l’inspection du travail ou celle des impôts pour faire appliquer ses décisions.Enfin, la situation d’urgence sur le terrain rend cette révolution irrépressible. La dégradation des relations entre la police et la population dans de nombreux quartiers ne s’inversera pas en un jour. Envoyer des patrouilleurs à pied, même volontaires, dans certains quartiers c’est aujourd’hui l’assurance de voir revenir des blessés et de les jeter dans les bras du FN. C’est pourquoi mon livre formule des propositions pour révolutionner ce service public : évaluation par les citoyens, suppression de l’actuel concours de commissaire, recours à la conscription.