Publié le Mardi 9 août 2016 à 14h15.

La gauche radicale ignore-t-elle le fait religieux ?

Un silence religieux – La gauche face au djihadisme de Jean Birnbaum, le directeur du Monde des Livres, est un ouvrage polémique. Comme son titre l’indique, il s’agit d’une critique du silence de la gauche, et en particulier de sa variante radicale, sur le rôle de la religion dans les conflits politiques.

Il semble à l’auteur absurde, pour commencer, que l’ensemble de la gauche, depuis celle du gouvernement jusqu’à la plus radicale et extra-parlementaire, ait prétendu que le djihadisme « n’a rien à voir » avec l’islam. Certes, la gauche avait pour objectif louable de s’opposer au dangereux amalgame entre islam et terrorisme ; mais, argumente-t-il, on peut combattre cet amalgame,  dissocier la foi musulmane de sa perversion islamiste, sans pour autant nier la dimension religieuse de la foi djihadiste. C’est le travail que font d’illustres penseurs musulmans,  comme Mohammed Arkoun,  Richard Benzine ou Fethi Benslama, ou encore l’islamologue Christian Jamet,  disciple d’Henry Corbin, qui opposent l’islam spirituel des poètes et des mystiques à celui des partisans fanatiques de la « loi » (charia).

 

Un « non-dit fondateur » ?

Héritière de  Descartes, des Lumières et de la République, la gauche française se distinguerait par son mépris pour la religion et son obstination à refouler sa réalité propre ; à ses yeux, elle n’est qu’un symptôme de malaise social, et le regain actuel de quête spirituelle ou de fanatisme intégriste lui est incompréhensible. Essayant de remonter aux origines de cette attitude, l’auteur insiste sur ce qu’il appelle un « non-dit fondateur » : l’aveuglement de la gauche anticolonialiste française au sujet de la nature fondamentalement arabo-islamique du FLN algérien.

L’argument s’appuie sur les travaux d’historiennes sérieuses comme Monique Gadant et Fanny Colonna,  mais on peut se demander si l’auteur ne force pas quelque peu le trait pour les besoins de sa démonstration... Le tournant vers l’arabisation et l’islamisation ne date-t-il pas de 1965, suite au renversement de Ben Bella et à la prise du pouvoir par l’armée à travers Boumediene, bien après l’indépendance de l’Algérie ?  Certes, on trouve dans les documents du FLN des années de la lutte pour l’indépendance aussi bien des références à l’islam que des déclaration de sécularisme. Comme le souligne Birnbaum, le nom du journal du FLN,  El Moudjahid, signifie « le combattant de la foi » ; mais Franz Fanon, un des principaux penseurs (séculiers !) du FLN, insistait sur le fait qu’il fallait, à l’époque moderne,  traduire ce terme  simplement par « le combattant ». Bref, faire de l’islam du FLN le « non-dit fondateur » de la gauche sur la religion est un peu excessif.

 

Foucault et la révolution iranienne

En contraste avec ce qu’il appelle le « lourd silence » des anticolonialistes français sur la place de l’islam dans la guerre d’indépendance algérienne, Jean Birnbaum loue l’intelligence de Michel Foucault qui aurait compris, en observant en tant que « journaliste philosophe »  le début de la révolution iranienne de 1979, que la religion était non un masque ou un voile,  mais le vrai visage de la révolte : c’est l’espérance messianique prêchée par Khomeiny et  le désir d’établir un gouvernement islamique qui auraient mis le feu aux poudres et renversé le régime du Chah.

Certes, reconnait l’auteur, Foucault s’est bercé d’illusions en croyant que la mystique ne deviendrait pas politique et que donc  « il n’y aura pas de gouvernement Khomeiny » en Iran.  Mais ses reportages de 1979 ont, pour Birnbaum,  la vertu de reconnaître la force autonome,  la puissance symbolique et politique de la religion. Il faudrait néanmoins ajouter que Foucault ne s’est pas limité à prendre en compte le rôle de la religion dans la révolution iranienne, mais a voulu en faire un modèle alternatif à celui, à son avis failli,  des révolutions sociales modernes...

 

De Marx au NPA…

Birnbaum compare aussi le  « silence religieux » de la gauche avec les écrits de Marx,  qu’on a tort de résumer par la formule  « la religion est l’opium du peuple ». Il constate, à juste titre, que non seulement on trouve cette expression chez beaucoup d’autres auteurs allemands avant  Marx  (Bruno Bauer, Heinrich Heine, Moses Hess), mais qu’elle correspond à une étape de son itinéraire (1844), quand il n’était pas encore « marxiste » c’est-à-dire n’avait pas encore formulé la méthode matérialiste historique. Contrairement aux philosophes des Lumières, Marx ne pense pas que la religion soit une conspiration cléricale,  mais tente de l’analyser comme forme d’aliénation humaine, de dépossession de soi au profit de puissances prétendument autonomes. Mais s’il est vrai que pour Marx en 1844, « la critique de la religion est la condition de toute critique », il me semble tout de même excessif d’affirmer,  comme le fait l’auteur, que « la religion est la grande affaire de Marx », un sujet qui n’aurait cessé de l’obséder toute sa vie.

En fait, Marx a très peu écrit sur la religion après 1846 et, dans L’Idéologie Allemande qui a été écrite à ce moment, il l’analyse comme une forme parmi d’autres (morale, droit, etc.) de l’idéologie. A moins de considérer, comme  semble le suggérer Birnbaum, le fétichisme de la marchandise comme une forme de religion capitaliste… C’est une hypothèse que l’on peut considérer, mais elle nous éloigne beaucoup des religions au sens traditionnel du terme, telles qu’elles sont discutées dans le reste du livre (notamment l’islam).

Curieusement,  Birnbaum ne mentionne pas les travaux d’Engels, notamment son livre sur La Guerre des Paysans (1850), qui contient une analyse profonde de la théologie révolutionnaire de Thomas Münzer, le  dirigeant anabaptiste des paysans allemands insurgés du 16e siècle. Non seulement Marx et Engels, mais aussi plusieurs marxistes, comme Rosa Luxemburg ou Gramsci, ont reconnu le potentiel protestataire ou utopique de la religion. La théologie de la libération confirme cette supposition, et la gauche n’a pas manqué de s’allier avec ce courant chrétien en Amérique Latine. Qu’en est-il de l’islam ?

Chris Harman, un théoricien du SWP, la principale organisation d’extrême gauche en Grande-Bretagne, a proposé dans son livre Le prophète et le prolétariat (1994) des alliances éventuelles avec « l’utopie petite-bourgeoise » islamiste : une pente savonneuse et un compagnonnage périlleux,  estime Birnbaum. Plus intéressante à ses yeux fut la tentative du Nouveau parti anticapitaliste de porter un discours de gauche universaliste, au cœur de populations d’origine immigrée souvent attachées à des valeurs religieuses. Olivier Besancenot a joué un rôle déterminant dans cette entreprise.  Mais la décision d’un comité local (Avignon) de présenter comme candidate du parti aux élections une jeune femme musulmane voilée a provoqué une crise violente et le départ de nombreux adhérents.

Bref,  le NPA a été la seule organisation  de la gauche radicale à oser plonger dans le bain de la religion mais,  estime Birnbaum... elle en a coulé. On peut ne pas partager cette conclusion, mais l’analyse de Birnbaum mérite d’être discutée.

 

Jumelles mais irréconciliables

Après une comparaison (un peu forcée il me semble) entre les djihadistes et les volontaires des brigades internationales en Espagne,  Birnbaum conclut que le socialisme et l’islamisme sont deux visions du monde jumelles mais irréconciliables : le renforcement de l’une ne peut se faire qu’au détriment de l’autre. Cette hypothèse est difficilement niable, mais l’auteur nous propose un argument plus général, au sujet du rapport entre foi religieuse et luttes émancipatrices : si la révolution s’absente, si les perspectives d’émancipation sociale reculent, alors la religion occupe la place.

Cette formule me paraît discutable, et ne rend pas compte de ce qui s’est passé en Amérique Latine avec la théologie de la libération. Dans cette région du monde, c’est la révolution – concrètement la révolution cubaine de 1959-1961 – qui a donné l’impulsion pour l’essor, dès 1960 au Brésil et plus tard dans le reste du continent, d’un  « christianisme de la libération » qui a joué un rôle déterminant dans la révolution sandiniste au Nicaragua (1979)  et dans le combat révolutionnaire du Front Farabundo Marti de libération nationale au Salvador.

Birnbaum cite la théologie de la libération mais de façon très sommaire, sans doute parce que son intérêt se porte surtout sur la gauche française. En fait, c’est un exemple à grande échelle qui ne confirme  pas son hypothèse d’une opposition de principe entre révolution et religion.

En tout cas, cet ouvrage incisif, stimulant et tonique ne manquera pas de susciter des débats intéressants.

 

Michael Löwy