Publié le Lundi 10 février 2014 à 14h07.

Paris gentrifié, la bataille de Stalingrad

Ce n’est un secret pour personne : Paris n’est plus une ville populaire. Les différentes politiques publiques menées ces 40 dernières années, de la construction de bureaux à outrance de l’ère Chirac à la rénovation urbaine de Tibéri en passant par la « mixité sociale » de Delanoë, ont quasiment fini de vider Paris de ses classes populaires.

Bien loin des faubourgs, immigrés, salariés, ouvriers et précaires se concentrent principalement sur deux derniers quartiers du nord-est de Paris : la Goutte d’or dans le 18ème arrondissement et le quartier de Stalingrad-Curial dans le 19ème, quartiers décrétés « zones de sécurité prioritaires » (ZSP) par le ministère de l’intérieur. La gentrification s’opère grâce à des politiques publiques, comme on va le voir ici avec le cas de Stalingrad. 

La « mixité sociale », outil d’exclusion sociale

A l’heure où la campagne électorale parisienne bat son plein, Anne Hidalgo, la candidate socialiste première adjointe de Delanoë, met en avant la construction de logements sociaux avec comme promesse le dépassement des 20 % de logements sociaux exigés par la loi SRU (17,38 % en 2013). Cet axe de campagne parait inscrire à gauche la candidate, bien davantage que lorsqu’elle déclarait à propos des Roms : « Paris ne peut pas être un campement géant. » Mais cette politique en trompe-l’œil exclut en fait de Paris les classes populaires, par le biais de la rénovation urbaine et la construction de logements sociaux.

A la sortie du métro Stalingrad, la rue d’Aubervilliers en est la parfaite illustration. Il y a encore 10 ans, peu de personnes osaient s’aventurer plus de 20 mètres dans cette rue. Stalingrad est le quartier historique de la toxicomanie, l’intersection de la rue d’Aubervilliers et la rue du Département faisait peine à voir. Toxicomanes qui se prostituaient sur le trottoir, d’autres qui tentaient de refourguer de la tire aux automobilistes, terrains vagues servant de planques pour la came, murs noirs de pollution sur des centaines de mètres séparant des voies et entrepôts SNCF, la zone.

Aujourd’hui pas un seul immeuble partant de cette rue n’a échappé à une totale rénovation ces dix dernières années. Tout comme les ruelles et impasses attenantes, encore hier constituées d’immeubles squattés, occupés par des marchands de sommeil, ou fortement délabrés, loués par des familles immigrées ou d’origine africaine. Ces immeubles ont tous été soit détruits soit rénovés par façadisme, pour en faire des logements neufs. Immeuble par immeuble, la mairie de Paris a tout acheté et rénové, et les chantiers continuent afin d’atteindre la future gare RER en bordure de la ville. 

Si les taxiphones et épiceries africaines sont toujours là, les noms sur les boîtes aux lettres ont changé et, au pied des nouveaux immeubles, de nouveaux commerces, restaurants, auto-écoles, etc., ouvrent pour une nouvelle population. Là où les immeubles étaient, avant rénovation, occupés principalement par des populations immigrées, la mixité sociale change la couleur des visages et les professions des habitants. La misère architecturale, abominable, des nouveaux immeubles est aussi à l’image du mépris des preneurs de décision vis-à-vis de ces quartiers.

Les conditions d’attribution des logements sociaux, en particulier la nationalité française, éliminent les immigrés sans-papiers ou avec carte de séjour, et le manque de transparence des commissions d’attribution permet de mener à bien le grand mixte à la sauce socialiste. Le quota de 20 % de cadres dans les logements sociaux en est une illustration. Les différents types de logements sociaux permettent également de panacher et de faire venir dans ces quartiers les fameux « CSP+ ». Frigide Barjot n’était-elle pas détentrice,  elle-même, d’un logement social ? Dans le quartier de la Goutte d’Or, seulement 40 % des habitants sont relogés sur place (grâce à une mobilisation locale) !

Zone de sécurité prioritaire en prime

Le quartier de Stalingrad a toujours mauvaise réputation, que des campagnes de promotion sur panneaux publicitaires et papiers glacés ne peuvent suffire à effacer. La mairie de Paris a su profiter de sa proximité avec le nouveau gouvernement pour « sécuriser » ces quartiers et les rendre évidemment plus attractifs par le biais des zones de sécurité prioritaire (ZSP). Les quartiers de la Goutte d’or et de Stalingrad-Cambrai ont ainsi été découpés sur mesure, en lien avec les projets de réhabilitation urbaine. 

L’ancien maire du 19ème, Roger Madec déclarait lors de la création de la ZSP : « Notre priorité c’est le trafic » ; dans un quartier qui constituait un haut lieu du trafic de drogue, on s’en serait douté. Impossible de ne pas voir le déferlement de bleus les premières semaines, les nombreux contrôles, stationnements de fourgons de CRS. Dans ces quartiers où la prévention de l’usage des drogues est totalement absente (ou invisible), où seules les associations religieuses organisent des soupes populaires, où il n’y a pas d’associations « de quartier », d’éducation et de travail pour une partie de la jeunesse. La réponse à ces difficultés est dans la continuité du gouvernement précédent : répression. L’ouverture d’une salle de shoot qui devait voir le jour à quelques centaines de mètres de ce quartier, et non en son cœur, traîne face à la combativité d’habitants moins concernés mais également pour ne pas entacher la campagne électorale. 

La mairie ne cache pas être à l’origine de cette ZSP et s’en enorgueillit : deux réunions publiques ont eu lieu en quelques mois dans une école, avec le commissaire de police et le maire, pour vanter la mise en place de la ZSP à Stalingrad. A l’inverse, aucune réunion n’a été organisée sur la mise en place de la réforme des rythmes scolaires dans cette même école. Quand la police arrête un des trafiquants du quartier avec 1 million d’euros en espèces à son domicile, une lettre d’information est envoyée à tous les commerçants. Les bailleurs sociaux sont partie intégrante du dispositif des ZSP, assurant l’installation de nouvelles portes d’entrée dans les immeubles, les interphones fonctionnant désormais avec le téléphone personnel des locataires sans aucune demande de ces derniers et dans un but uniquement sécuritaire.

La rénovation des appartements peut, quant à elle, attendre : « pas de moyens », répond une responsable du bailleur social ! Et pourtant ces dispositifs sont payés par les seules charges locatives des habitants des HLM de ce quartier. Le parc du quartier, seul lieu d’évasion pour bon nombre de familles, a été en partie rasé de sa rare végétation pour permettre à la police une meilleure visibilité du lieu. Une illustration supplémentaire du peu de cas qui est fait de la population des quartiers populaires.

Des équipements publics au service de la gentrification

Tout un panel de nouveaux lieux publics culturels, d’infrastructures et de commerces vient compléter le dispositif de transformation sociale du quartier. Le « 104 », nouveau haut lieu culturel parisien, dont le tarif habitants du quartier a été très vite supprimé, délaisse sa vocation d’accession à la culture pour toutes et tous. L’ancienne barrière d’octroi, beau bâtiment public du 19ème siècle situé place Stalingrad, a été entièrement rénovée par les pouvoirs publics pour y installer un bar branché.

Les deniers publics subventionnent donc ces nouveaux commerces pour attirer la nouvelle population souhaitée. Sur cette même place, on a pu voir aussi une exposition sponsorisée par la BNP sur les auto-entrepreneurs… Le quartier peut ainsi attirer la nouvelle population dite « bobo », c’est-à-dire la petite-bourgeoisie intellectuelle (professions de l’information et du spectacle, etc.). Toute cette transformation suit le canal Saint-Martin/Ourcq, en partant du centre vers la périphérie, qui une fois désindustrialisé ces 40 dernières années, est « valorisé » par l’éclosion de nouveaux parcs, péniches bar (voire péniche opéra), navette fluviale, un second Paris plage l’été, puis vidé des classes populaires. 

La ZSP était là aussi pour sécuriser ces lieux qui étaient jusqu’alors fréquentés par des dealeurs et des toxicomanes. Une nouvelle gare RER vient parachever le tableau dans le nord du quartier où d’anciens entrepôts et friches industrielles sont transformés en logements, bureaux, cinéma ou antenne du ministère de la justice. Autour du quartier, deux nouvelles auberges de jeunesse sont construites, portant à quatre leur nombre dans le secteur. Entamée il y a 30 ans par la construction de la Cité des sciences sur les anciens abattoirs de la Villette, couronnée aujourd’hui avec ces chantiers et la future Philharmonie de Paris, œuvre finale et symbolique, cette politique achève le processus d’embourgeoisement de ce quartier populaire de Paris.

De l’autre côté du périphérique, dans le 93, sur le canal vidé de ses anciennes industries et friches, un centre commercial ouvre ses portes où les parisiens peuvent se rendre en bateau. Hermès installe ses bureaux, ainsi que le siège social de la plus grande agence de pub française et des lofts avec vue sur le canal. La jonction entre le Paris bourgeois et les nouveaux quartiers est faite, la gentrification suit son cours : les salariés, ouvriers et précaires, relégués plus loin en banlieue, passeront quelques heures de plus chaque semaine dans les transports en commun. Voilà le visage du fameux Grand Paris. Paris sans le peuple s’endort paisiblement.

Thibault Blondin